J'avais pris un faux départ avec "Mammuth" (2010) que je n'avais pas aimé à l'époque (mais il me faut le revoir). "Louise-Michel" est l'une de ces comédies sociales vachardes et vengeresses trempée à l'humour belge et à l'esprit canal d'antan. Mais qui va au-delà de la fable potache. D'abord en s'inscrivant dans une filiation historique explicite: celle de l'institutrice anarchiste de la Commune qui, comme la Louise/Jean-Pierre de Gustave KERVERN et Benoit DELEPINE portait tout aussi bien le flingue. Mieux en tout cas que son comparse avec lequel elle forme un couple à la "Family Compo", Michel/Cathy, la "lopette mythomane" jouée par Bouli LANNERS. Mais aussi dans le sillage d'une filmographie implicite que j'ai perçue en écho: celle de "Les Temps modernes" (1936) avec le tapis de course qui s'enraye et les paroles mécaniques prononcées par le financier qui s'escrime dessus mais aussi celle de "Les Raisins de la colere" (1940). L'odyssée jusqu'au-boutiste et absurde de "Louise-Michel" résonne avec les propos échangés entre fermiers expulsés et bons petits soldats du capitalisme du film de John FORD adapté du roman de John Steinbeck se défaussant de leurs responsabilités sur une entité abstraite et lointaine: " Qui tuer ? Le conducteur reçoit ses ordres d’un type qui les reçoit de banque qui reçoit ses consignes de l’Est. Peut-être qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes. Comme vous dites, c’est peut-être la propriété qui est en cause." Dans "Louise-Michel" où le politiquement correct est mis de côté puisque ce sont des malades en phase terminale qui sont chargés d'exécuter les "contrats", chaque nouveau mort, loin de constituer une catharsis s'avère n'être qu'un leurre menant le duo dans un périple à la Victor Hugo, de leur Picardie originelle à Bruxelles et de Bruxelles à Jersey devenu un paradis fiscal. Sur leur chemin, des rencontres loufoques avec des acteurs-réalisateurs bien connus pour leur regard critique sur le système tels que Mathieu KASSOVITZ en propriétaire d'une ferme estampillée "développement durable" et Albert DUPONTEL en tueur à gages serbe muet et frappadingue.
L'errance n'est pas du tout incompatible avec l'enfermement comme j'ai essayé récemment de le démontrer lors d'un colloque à propos du cinéma de Wim WENDERS. Et cela est également valable pour Chantal AKERMAN. D'ailleurs, j'ai lu récemment un commentaire qui rapprochait "Jeanne Dielman 23, Quai du Commerce 1080, Bruxelles" (1975) de "Perfect Days" (2022) et sa solitude faite de trajectoire en boucle et de moments routiniers. Et bien ce rapprochement, on peut également le faire entre "Paris, Texas" (1984) ou la trilogie de l'errance et "Les Rendez-vous d'Anna" (1978). Le road/rail movie ponctué de rencontres ne sert en effet qu'à renvoyer le/la protagoniste à sa solitude intrinsèque. Le trajet d'Anna (que l'on devine être le double de la réalisatrice) de Essen à Paris via Cologne et Bruxelles s'effectue dans une atmosphère grise et morne. Les espaces traversés sont froids, impersonnels, désolés. Le contact avec les autres est fondamentalement déceptif. Lorsque Anna se retrouve prise dans la foule, elle a le plus grand mal à s'en extraire comme si celle-ci était un élément hostile qui l'oppressait. Mais les tête à tête ne sont pas plus chaleureux. Aux deux extrémités de son voyage, Anna tente de passer la nuit avec un homme dans une chambre d'hôtel. Un blond, rencontre d'un soir qui tente de la convaincre d'entrer dans sa vie (Helmut GRIEM) mais qu'elle repousse et un brun, amant parisien (Jean-Pierre CASSEL) qui pris de fièvre se refuse à elle. Même quand Anna retrouve sa propre mère ou la mère d'un ancien compagnon, c'est sur un quai de gare ou dans une chambre d'hôtel comme si elles n'avaient nulle part ailleurs où aller. Ce refus d'intimité fait écho à l'opacité d'Anna (Aurore CLEMENT) qui semble traverser le film comme absente à elle-même. Cependant au fil des discours qui se tissent entre Anna et ses divers interlocuteurs, on comprend peu à peu que ce bouclier sert à se protéger des injonctions au mariage et à la maternité qui étaient bien plus puissantes en 1978 qu'aujourd'hui, de même qu'être une femme cinéaste c'était être un OVNI. Mais surtout, au détour d'une confession faite à sa mère, on comprend que Anna a éprouvé un bouleversement à la suite d'une rencontre avec une femme qu'elle cherche sans succès à joindre depuis le début du film, le téléphone et le répondeur devenant des machines à spleen. En résumé "Les rendez-vous d'Anna" dresse le portrait d'une femme qui ne parvient pas à trouver sa place dans un monde conformiste qui les assigne encore largement à des rôles d'épouse et de mère au foyer. Est-ce un hasard si l'une des autres rares femmes cinéastes de cette époque, Agnes VARDA a également dépeint quelques années plus tard une errance féminine remplie d'insatisfaction à travers "Sans toit ni loi" (1985)?
C'est avec "Ya Basta" (2010) que j'ai découvert le cinéma jubilatoire de Gustave KERVERN. Cinéma robin des bois où de manière drôle, inventive et pacifique les damnés de la terre prennent leur revanche sur ceux qui les écrasent ou les méprisent. "Je ne me laisserai plus faire" dont le titre se dévoile par bribes tout au long du film raconte comment la révolte d'Emilie (Yolande MOREAU) sur le point d'être jetée à la rue après la mort de son fils faute de pouvoir payer son Ehpad se propage de proche en proche, d'abord à Lynda, une femme de ménage ayant bien du mal à joindre les deux bouts (Laure CALAMY) puis au duo de flics mous du genou chargés de les poursuivre (Anna MOUGLALIS et Raphael QUENARD). L'épopée vengeresse d'Emilie ressemble à un pastiche de "Kill Bill" avec sa liste de personnes lui ayant fait du tort contre lesquels elle imagine des stratagèmes dignes de ceux que subit Collignon dans "Le Fabuleux destin d'Amelie Poulain" (2001) (dans lequel jouait justement Yolande MOREAU). Gustave KERVERN en profite au passage pour tirer des flèches satiriques sur tout ce qui "bourge" que ce soit l'exploitation de "l'or gris" par une directrice d'Ehpad politiquement très incorrecte, la gentrification ou les lotissements pavillonnaires de banlieue. La fuite en avant d'Emilie et de Lynda qui renforcent leurs liens au fur et à mesure de la progression de leur vengeance donne au film un caractère de road movie qui n'est pas sans rappeler "Thelma et Louise" (1991) tandis qu'à l'inverse, les personnages joués par Anna MOUGLALIS et Raphael QUENARD, au départ réduits à l'uniforme de leur fonction se singularisent progressivement par une introspection qui les conduit à réparer une période traumatique de leur passé.
"Marche à l'ombre", premier film réalisé par Michel BLANC, c'est "Viens chez moi, j'habite chez une copine" (1980) avec un supplément d'âme. Un titre de RENAUD mais avec un "Téléphone"* à la main prêt à partir pour "New-York avec toi". "Marche à l'ombre" est un film en mouvement, un road movie dans lequel Paris n'est qu'une escale dans l'errance de François et Denis entre Athènes et New-York. Et encore, le Paris du film de Michel BLANC a de très forts accents africains et m'a toujours fait penser au clip de la chanson de Maxime LE FORESTIER, "Né quelque part" qui s'en est peut-être inspiré. Le déracinement est donc un puissant thème de "Marche à l'ombre" tout comme la fraternité qui réunit un temps clandestinement une communauté de migrants sous le même toit. Outre le déracinement et la fraternité, le troisième élément qui distingue "Marche à l'ombre" du film de Patrice LECONTE c'est la recherche de la beauté. Le personnage de François est sans doute l'un des plus beaux rôles (si ce n'est le plus beau) incarné par Gerard LANVIN (qui n'avait pas encore les tics de jeu qui me l'ont rendu par la suite si antipathique). En effet François a beau galérer dans un monde sordide, ce qui ressort de lui n'est qu'élévation vers les cimes du grand amour, indissociable de l'art comme le souligne la rencontre avec Mathilde (Sophie DUEZ) qui est danseuse, juste devant un cinéma. Et François est lui-même un musicien hors-pair (et sans doute trop idéaliste pour s'intégrer dans la société, comme autre loser magnifique, "Inside Llewyn Davis") (2013) qui avec ses companeros africains improvise des concerts si merveilleux qu'ils font oublier le minable squat dans lequel ils se sont réfugiés. C'est d'ailleurs par eux et aussi pour retrouver Mathilde qu'il part à New-York tenter sa chance. L'art, l'amour, la fraternité mais aussi l'amitié indéfectible qui unit François et Denis (Michel BLANC), poissard hypocondriaque ultra-"attachiant" qu'il protège comme un grand frère et qui nous fait rire avec des répliques rentrées dans les annales du cinéma, notamment la scène hallucinogène où il mélange loubards, renards et loup-garou ("les dents qui poussent").
* Jean-Louis AUBERT, ex-leader du groupe lui a rendu hommage le 4 octobre, révélant qu'ils avaient fréquentés le même lycée mais pas dans le même club.
"Alice n'est plus ici" est le quatrième long-métrage de Martin SCORSESE, atypique dans sa filmographie puisqu'il s'inscrit dans le genre du road-movie au féminin, popularisé par "Thelma et Louise" (1991) mais qui avait déjà fleuri dans les marges du nouvel Hollywood contestataire des années 70. On pense à "Wanda" (1970) de Barbara LODEN mais aussi aux films de John CASSAVETES avec Gena ROWLANDS tels que "Une femme sous influence" (1974). Ce dernier n'est pas un road-movie mais décrit très bien le profond malaise de la femme au foyer qui est aussi le lot d'Alice (Ellen BURSTYN). Martin SCORSESE utilise ce prénom à dessein avec une séquence d'introduction flamboyante en studio reconstituant l'âge d'or hollywoodien. On pense plus précisément à un improbable croisement entre "Autant en emporte le vent" (1938) et "Le Magicien d'Oz" (1938). L'artificialité du dispositif de comédie musicale ressort à la manière d'un David LYNCH non pour tracer une frontière entre le conscient et l'inconscient mais entre le "wonderland disneylandisé" où évolue Alice enfant et la réalité nettement moins glamour qui est son quotidien adulte de femme au foyer de l'Amérique profonde aliénée par un mari indifférent et désagréable et un gamin insupportable. La mort subite du mari est vécue une fois le choc passé comme un nouveau départ autant que comme une nécessité de survie. Le film bascule alors dans le road-movie mais ne revient pas pour autant dans le monde de l'enfance. Il cherche sa voie comme Alice cherche la sienne, brièvement retrouvée dans la séquence où elle chante pour un public mais qui tourne court à la faveur d'une mauvaise rencontre (Harvey KEITEL, glaçant). Finalement c'est comme serveuse qu'elle découvre les joies de la sororité avec une sorte d'Arletty de comptoir et un homme relativement plus ouvert et positif que ce qu'elle a connu jusque là. Son fils pré-adolescent fragile et hyperactif a droit également à une véritable attention de la part du cinéaste, que ce soit dans la relation à sa mère ou à son pendant féminin rebelle, jouée déjà par la toute jeune et déjà dotée d'un caractère bien trempé Jodie FOSTER. Le résultat n'est pas tout à fait abouti, en tout cas pas toujours pleinement convaincant mais il ne manque pas d'intérêt.
e premier film de Nicole GARCIA est le portrait d'une femme qui a raté sa vie tant professionnelle que personnelle. Actrice au chômage qui fait des animations pour survivre, divorcée, séparée de ses enfants qu'elle a abandonné à son mari, elle ne parvient pas à redresser la barre. Il faut dire que le début du film montre que ses échecs professionnels et son incapacité à gérer ses enfants sont liés au patriarcat avec un ex-mari, véritable oeil de Moscou qui ne lui confie les enfants que contraint et menace de les reprendre au moindre écart et un impresario qui l'a mise sous sa tutelle. On comprend donc son pétage de plombs et sa fuite vers une autre vie qu'elle maîtriserait, qu'elle déciderait. Néanmoins elle ne cesse d'être rattrapée par la loi et par la norme: contrôles d'identité incessants, arrestation, dénonciation. De plus elle a peu de prise sur ses enfants qui lui reprochent son abandon, surtout son fils de dix ans qui semble écartelé entre les nouveaux horizons proposés par sa mère (un besoin d'évasion qu'il exprime dans son intérêt pour l'astronomie) et les préventions du père à son égard. Nathalie BAYE porte le film sur ses épaules, au point qu'on ne voit qu'elle et ce au détriment d'un environnement survolé et de rebondissements parfois peu crédibles. D'autant plus que son personnage est un peu trop opaque pour que le spectateur s'y attache vraiment. Cette absence d'intimité se ressent particulièrement avec les enfants durant la plus grande partie du film. Enfin la "déchéance sociale" de l'actrice est toute relative, animer des soirées au Rotary Club de Vichy avec le regretté Jacques BOUDET, ce n'est pas la même chose que de devoir chanter dans un supermarché au fin fond de la cambrousse.
"Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles, il me semble que la misère, serait moins pénible au soleil". Cet extrait de la chanson de Charles Aznavour convient parfaitement à "American Honey", road-movie dans le midwest américain. Sa longueur (2h43) permet d'effectuer une radiographie assez poussée de l'envers du rêve américain et ce, des deux côtés de la barrière: la nomade et la sédentaire, l'une se nourrissant de l'autre. Le film colle aux basques de l'héroïne, Star (Sasha LANE), adolescente qui décide de plaquer du jour au lendemain sa famille dysfonctionnelle pour partir sur les routes à bord d'un van regroupant d'autres jeunes paumés ramassés sur le bord du chemin par le séduisant Jake (Shia LaBEOUF, seul acteur professionnel du casting) pour le compte de sa maîtresse et patronne, Chrystal (Riley KEOUGH). Ce faisant, Star troque un système d'exploitation contre un autre. Rien de nouveau sous le soleil: Chrystal est une Fagin ou une Garofoli des temps modernes, une femme d'affaires impitoyable qui recueille de jeunes vagabonds pour les faire travailler et punir ceux qui ne rapportent pas assez. Le travail lui-même ressemble à de la mendicité, il s'agit de soutirer des abonnements à des magazines que personne ne lit plus en suscitant la pitié des acheteurs. Mais comme Star ne mange pas de ce pain-là, ses méthodes la rapprochent dangereusement de la prostitution. Elles permettent aussi de visiter cette Amérique du vide largement acquise à Trump: motels crasseux, maisons abandonnées, banlieues cossues évangélistes, champs pétrolifères peuplés d'hommes en manque, cow-boys texans tape à l'oeil et pas très nets ou encore lotissements pavillonnaires misérables dans lesquels Star rencontre des situations qui reflètent celle qu'elle a quitté. Le portrait n'est guère reluisant. Mais le film lui est flamboyant, brut et sauvage, énergique voire tonitruant avec sa musique omniprésente ce qui lui permet de contourner l'écueil du misérabilisme, comme Andrea ARNOLD parvenait déjà à le faire dans "Fish tank" (2009) auquel on pense beaucoup. La soif de liberté des héroïnes y est identique et s'exprime à travers l'attention au vivant dans ses manifestations les plus humbles. Ainsi Star recueille avec précaution les insectes et les animaux pris au piège pour les relâcher dans la nature. Il est cependant dommage que la réalisatrice ait privilégié la relation toxique entre Star et Jake au détriment du reste du groupe. Le casting (que l'on devine à l'image du film, sauvage) est pourtant réussi mais les personnalités restent seulement esquissées et on reste sur notre faim.
"Wanda" ce portrait de femme dans toute sa véracité porté par Barbara LODEN dont ce fut le seul long-métrage est un exemple éclairant de la réelle place des femmes devant et derrière la caméra dans les années 70 lorsqu'elles réussissaient à prendre les commandes et à s'affranchir du pouvoir masculin. En sortant du rôle subordonné qu'on leur avait assigné dans le système patriarcal, elles pouvaient témoigner de leur relégation aux marges du monde. "Wanda" ne pouvait donc qu'être un film indépendant, réalisé avec une petite équipe en 16 millimètres, très peu distribué mais soutenu, relayé, transmis au fil des ans à bout de bras par des artistes et cinéastes tels que Marguerite DURAS et Isabelle HUPPERT. Mais marginalité rime aussi avec liberté ce que découvrit sur le tournage le mari de Barbara LODEN, Elia KAZAN qui s'en inspira pour "Les Visiteurs" (1972). La parenté saute aux yeux avec les films d'un John CASSAVETES (spécialement "Une femme sous influence") (1974) ou en France, avec la nouvelle vague, spécifiquement les films de Agnes VARDA qui parlent aussi d'errance féminine: "Wanda" par certains côtés préfigure "Sans toit ni loi" (1985). "Wanda" est d'ailleurs un prénom dérivé de "wanderer" qui signifie "vagabonder". Soit tout le contraire de la place des femmes dans le système patriarcal, place confinée, étriquée, place fixe voire figée dans le statut d'icone. Le personnage de Wanda (qui est un portrait déguisé de Barbara LODEN elle-même) se caractérise par son inadaptation totale aux règles sociales et à l'idéologie américaine dont elle représente le contraire absolu. Tout glisse sur elle sans accrocher et c'est avec une totale indifférence qu'elle renonce à son mariage, à ses enfants, à son travail, à ses économies, bref à "l'american way of life". Il faut qu'il n'y a guère "d'american dream" dans l'extrême pauvreté, laquelle entraîne le nomadisme (du vagabond de Charles CHAPLIN au récent film de Chloe ZHAO, "Nomadland") (2019). Cette absence de volonté fait d'elle quelqu'un d'apparemment passif qui se laisser porter par le courant. J'ai écrit "apparemment" car c'est plus subtil que ça. Wanda est un être de "non-agir", comme brisé de l'intérieur et ce que filme Barbara LODEN, c'est le parcours qui se dessine à partir d'une telle personnalité. Puisque le monde tel qu'il est lui reste fermé (bien qu'elle ait intériorisé ses normes d'où son sentiment de ne rien valoir), elle en dessine un elle-même à partir de sa propre dérive. Cela donne des séquences burlesques et lunaires notamment quand elle déboule en toute innocence dans le café que vient de braquer "M. Dennis" (Michael HIGGINS), un petit truand qu'elle finit par suivre. En dépit de la rudesse de leurs rapports, il se passe réellement quelque chose entre eux qui l'aide à reprendre confiance en elle. Car Higgins est son miroir masculin, un inadapté lui aussi vivant de rapines, toujours en fuite, un loser condamné à brève échéance. Un macho certes qui ne sait pas s'exprimer mais dont la sensibilité véritable réussit parfois à se frayer un chemin sous les codes culturels appris. L'impasse existentielle de cette relation apparaît cependant rapidement, un coup du sort la séparant du destin tragique de son compagnon et l'obligeant à reprendre sa route jusqu'à ce qui ressemble à un terminus: l'image s'arrête, en même temps qu'elle et que le film se termine.
"Macadam à deux voies" est un road-movie qui s'inscrit dans la mouvance de la contre-culture de la fin des années 60 et du début des années 70. Un terme à prendre aussi au sens littéral. Comme son immédiat prédécesseur "Easy Rider" (1969), les personnages font la route en sens inverse des pionniers, de l'ouest vers l'est, de Los Angeles à un hypothétique Chicago, New-York ou Miami, horizon qu'ils n'atteindront jamais. Plutôt que de faire, il s'agit de défaire, plutôt que de progresser, il s'agit de faire le vide. Le nihilisme de ce film, son caractère expérimental confinant à l'abstraction explique sans doute aussi bien son échec à sa sortie que son statut de film culte aujourd'hui. Nihilisme et abstraction dans la caractérisation de personnages privés d'identité: ils sont "le chauffeur", "le mécanicien", "la fille", "GTO". Tous sont privés d'attaches comme d'histoire. Chauffeur et mécanicien parlent peu et seulement de problèmes techniques liés à leur voiture, une Chevrolet trafiquée. La fille tout aussi peu causante semble être une zonarde paumée errant sans but et sans limites d'un véhicule et d'un homme à l'autre. Seul GTO, le conducteur de la Pontiac est bavard mais c'est un pur mythomane. Warren OATES est d'ailleurs le seul véritable acteur parmi les protagonistes principaux, incarnés par des musiciens (James TAYLOR et Dennis Wilson). Bref le spectateur n'a rien à quoi se raccrocher d'autant que ces personnages semblent également dénués d'affects, de réflexion comme de motivations. Soi-disant concurrents, ils déjouent complètement le scénario de la course-poursuite entre leurs deux véhicules, prenant tout leur temps, discutant, échangeant leurs places à bord, s'entraidant. Il en va de même des autres péripéties qui pourraient émerger comme la rivalité amoureuse, la confrontation avec les flics ou avec les rednecks du coin: celles-ci sont systématiquement désamorcées. Cette impuissance à produire un quelconque récit qui fasse sens tout comme à s'ancrer quelque part s'achève dans un geste radical d'autodestruction qui laisse pantois.
L'influence européenne a été souvent soulignée à propos de ce film "méta-physique", notamment celle du théâtre de l'absurde à la Beckett mais personnellement, j'ai reconnu également certains leitmotivs du cinéma de Wim WENDERS. Celui du voyage immobile déconstruisant le "Bildungsroman" ("Faux mouvement") (1975) ou encore celui du non-sens de la vie, résumé par le monologue que Marion prononce devant Damiel dans "Les Ailes du désir" (1987): "Quand j'étais avec quelqu'un, j'étais souvent heureuse mais en même temps, je prenais tout pour des hasards. Ces gens étaient mes parents, mais d'autres aussi auraient pu l'être. Pourquoi ce garçon aux yeux marrons était-il mon frère plutôt que les garçons aux yeux verts que je voyais passer sur le quai d'en face? La fille du chauffeur de taxi était mon amie et de la même façon j'aurais aussi bien pu entourer de mes bras la tête d'un cheval. J'étais avec un homme, amoureuse de lui. Et j'aurais aussi bien pu le planter là et poursuivre ma route avec cet inconnu que nous venions de croiser dans la rue." La présence fugace de Harry Dean STANTON dans le rôle de l'un des auto-stoppeurs embarqués par GTO renforce cette impression.
Film inégal, "Un homme qui me plaît" raconte une escapade amoureuse au beau milieu d'un tournage de film entre une actrice un peu fatiguée (Annie GIRARDOT) et un compositeur solaire (Jean-Paul BELMONDO pour sa première collaboration avec Claude LELOUCH), tous deux mariés par ailleurs. Avec des tempéraments aussi différents, on comprend assez vite qu'ils ne sont pas sur la même longueur d'ondes. Lui est un séducteur qui tombe les filles (Farrah FAWCETT au début du film!), elle est plus mélancolique et se laisse tenter par son baratin puis par ses promesses d'évasion. Le road-movie à travers les USA est filmé de manière un peu onirique, comme si le tournage du film continuait (la course-poursuite avec les indiens) mais aussi un peu trop à la manière d'un dépliant touristique. La parenthèse enchantée néanmoins se termine en désillusion lorsqu'il faut revenir à la réalité. Le montage parallèle établit une comparaison éclairante entre le couple crépusculaire de Françoise et la rayonnante santé de celui de Henri, même si nous savons qu'il est basé sur des mensonges. Ce décalage prépare le spectateur à la séquence finale, celle où Françoise vient attendre Henri à l'aéroport de Nice. Une séquence de plusieurs minutes, poignante, magnifique, bercée par la musique de Francis LAI dans laquelle Annie GIRARDOT déploie son immense talent pour faire passer les émotions par le regard et les expressions du visage. Dommage qu'il faille attendre les dernières minutes pour atteindre ce niveau d'intensité.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.