Parmi les films conservés de Alice GUY, plus de la moitié de ceux qui ont été tournés entre 1906 et 1907 se situent en extérieurs. Ainsi "Une héroïne de quatre ans" a pour cadre le parc des Buttes-Chaumont, tout près des studios construits par Gaumont en 1905. Alice GUY aimait visiblement tourner en décors naturels et s'échapper des contraintes du studio comme son héroïne en culottes courtes qui profitant de l'assoupissement de sa gouvernante part à l'aventure et multiplie les B.A. (bonnes actions). Une partie du film est abîmée, ne permettant pas de voir clairement le plan où la petite fille sauve un aveugle. En revanche le plan suivant où elle ferme le passage à niveau pour empêcher trois ivrognes de se faire écraser par un train est digne par son timing d'un Buster KEATON. Une fulgurance au sein d'un film sinon plutôt pépère car bardé d'agents de police à tous les coins de rue ce qui limite grandement la prise de risque et lui donne même une tournure quelque peu moralisatrice.
Court-métrage appartenant à une série exploitant la popularité de l'artiste vedette de café-concert parisien DRANEM alias Armand Ménard, son nom de scène étant l'anagramme de son véritable patronyme. Plus grande star dans son registre de la Belle-Epoque, il s'est inventé un personnage aux caractéristiques immuables: une sorte d'imbécile ahuri revêtu d'une veste étriquée, d'un pantalon trop large et trop court jaune rayé de vert, de grosses chaussures sans lacets et d'un petit chapeau qu'il a baptisé du nom de "Poupoute". Au vu de son énorme succès qui a fait de lui l'archétype du clown chansonnier, il eut beaucoup de pâles imitateurs mais inspira par la suite de grands artistes qui contrairement à lui sont restés dans la mémoire collective. La filiation avec BOURVIL saute aux yeux, de même que celle avec Boby LAPOINTE mais il a eu une influence également sur Maurice CHEVALIER et COLUCHE.
"Le ménage Dranem" est un film burlesque construit autour du renversement des rôles genrés assez typique de cette époque. Contrairement aux apparences, il ne s'agit pas d'un film progressiste mais d'une sorte de carnaval. Après s'être bien amusés ( PAQUERETTE surtout en suffragette qui prend toutes les initiatives face à sa chiffe molle de mari en singeant avec un certain délice les activités masculines telles que boire, fumer, jouer au billard, se bagarrer...), chacun reprend sa place à la fin. L'épouse inconvenante est matée et se retrouve avec une ribambelle de petits Dranem à élever en prime.
Construit sur le même principe que celui de "Le piano irrésistible" (1907) à l'époque où Alice GUY travaillait pour Leon GAUMONT, celui de la contagion et de l'accumulation à la façon de la scène de la cabine de "Une nuit a l'opera" (1935), "Starting something" qui date de la période américaine de Alice GUY lorsqu'elle était à la tête de la Solax est hilarant. Le début est un peu tronqué. On voit une suffragette habillée en homme (la rétrospective de la Cinémathèque consacrée actuellement aux "nasty women" c'est à dire aux pestes de l'époque du muet montre que le travestissement et le renversement des rôles genrés était monnaie courante à cette époque dans le cinéma burlesque) se quereller avec son mari (aux faux airs de Raphael QUENARD) qui se met à boire. Afin de le guérir de son alcoolisme, sa femme et sa tante pratiquent l'hypnose en lui suggérant que ce qu'il a bu est du poison et qu'il doit danser sous peine de mourir sur le champ. Sauf que peu à peu tous les membres de la maisonnée, puis de l'entourage et du voisinage (policier, docteur) vont se servir l'un après l'autre dans la carafe avec une délectation coupable (on pense aux pulsions primaires de "Madame a des envies") (1906) puis se laisser persuader que ce qu'ils ont bu est un dangereux poison, formant une farandole endiablée de plus en plus longue et de plus en plus folle.
Cas d'école de l'époque du cinéma premier et qui explique en partie les difficultés d'attribution, "Le matelas alcoolique" (ou "épileptique") a été décliné sur tous les tons par les studios français de l'époque. Le plagiat était d'autant plus courant que les équipes circulaient souvent d'un studio à l'autre et de simples figurants arrondissaient leurs fins de mois en jouant les espions pour la concurrence.
Cependant, à sujet identique, traitement différent et la version de Alice GUY (assistée par Romeo BOSETTI) pour Leon GAUMONT est plus cinématographique que celle, très théâtrale de Georges MELIES et celle, confuse de Charles-Lucien Lépine pour Pathé. Rien que le plan dans lequel le poivrot apparaît dans le fond du champ dans un plan tourné à l'extérieur avant de se glisser dans le matelas pour y faire un somme apparaît autrement plus moderne et dynamique. Il y a même un embryon de montage articulé avec un raccord regard qui montre qu'en matière de grammaire cinématographique, Alice GUY avait une longueur d'avance. Ce matelas vivant qui ne cesse de se cabrer et donne bien du fil à retordre à la cardeuse et à ses propriétaires est un objet burlesque très suggestif de pulsions sexuelles et sadiques incontrôlées. Romeo BOSETTI, le co-réalisateur joue en prime la cardeuse en raison des cascades ce qui ajoute au trouble général.
La dernière période de la filmographie de Alice GUY chez Leon GAUMONT avant son départ aux USA se caractérise par son énergie pulsionnelle et sa joyeuse loufoquerie. Dans "Le piano irrésistible" la folie d'un seul individu aux airs de sorcier qui se met à jouer au piano comme un endiablé contamine peu à peu tout le corps social pris de la même envie irrésistible de danser. Il est très drôle de voir les déménageurs, puis les occupants des appartements voisins et enfin le représentant des forces de l'ordre, d'abord furieux du tapage se mettre à sautiller en cadence en oubliant totalement leurs fonctions et toutes les conventions, maîtres et serviteurs se déhanchant de la même manière. Le film, construit par effet d'accumulation à la façon de la cabine des frères Marx dans "Une nuit a l'opera" (1935) finit par montrer un appartement plein à craquer par tous ceux qui ont été touchés par le pouvoir envoûtant de la musique, tous complètement déchaînés. Avant d'être cinéaste, Alice GUY était la fille d'un éditeur-libraire et connaissait ses classiques: on reconnaît là une jolie version burlesque du joueur de flûte de Hamelin!
=Parfois les courts-métrages servent de ballon d'essai à de futurs longs-métrages. Cela pourrait faire l'objet d'une émission thématique. Et "Partir un jour" y figurerait puisque le premier long-métrage de fiction de Amelie BONNIN issue du documentaire vient de faire l'ouverture du festival de Cannes (une première) alors que Arte propose de découvrir la version courte, césarisée en 2023. J'ai tout de suite pensé à un "On connait la chanson" (1997) qui aurait été considérablement rajeuni, provincialisé et transposé dans un milieu populaire. L'alchimie entre Juliette ARMANET et Bastien BOUILLON fonctionne parfaitement. De façon assez paradoxale, alors que l'histoire repose sur le regret d'un amour de jeunesse qui ne s'est pas concrétisé, le film est plutôt joyeux grâce à l'énergie des interprètes. D'ailleurs on se dit presque que l'amour aurait gâché la tendre complicité entre ces deux amis d'enfance. Bastien BOUILLON en "adulescent" amateur de Pépito et de messages enflammés est particulièrement épatant. Et les chansons que tout le monde connaît sont très judicieusement choisies, rappelant qu'en matière d'expression des sentiments, il n'y a pas mieux que l'art lyrique. Car à l'inverse du film de Alain RESNAIS, les acteurs chantent eux-mêmes les tubes ce qui donne plus d'authenticité à leurs personnages. Hâte de voir le long-métrage!
Une des nombreuses vues de Louis LUMIERE consacrée aux "petits métiers" de la Belle Epoque, contemporaine de la naissance du cinéma. Celle-ci a pour particularité d'avoir fait partie des dix courts-métrages sélectionnés pour la première projection publique et payante du cinématographe des frères Lumières au Salon Indien du Grand Café de Paris situé au 14 boulevard des Capucines le 28 décembre 1895. Projection mythique qui fut une révélation pour Georges MELIES, présent dans le public. "Les Forgerons" n'est cependant pas passé à la postérité contrairement à "L'Arroseur Arrose" (1895) (le premier gag) ou à "La Sortie de l'usine Lumiere a Lyon" (1895) (le premier film). Pourtant il présente un intérêt spécifique qui par la suite a fait florès dans le cinéma, celui de brouiller la limite entre réalité et fiction. En effet si le film se présente comme un documentaire pris sur le vif en montrant deux ouvriers effectuant leur travail quotidien dans une forge, il nous indique que c'est du cinéma au travers de la tenue vestimentaire du forgeron qui s'est fait beau pour la caméra en arborant une chemise d'un blanc immaculé et une cravate du dimanche.
L'idée de départ qui provient d'une commande de Antenne 2 pour Cinéma Cinémas est amusante: faire dialoguer deux apprentis cinéastes dont l'un "Don Quichotte" (Fabrice LUCHINI) représente Jacques ROZIER adepte d'un cinéma fauché mais libre laissant le champ libre à l'improvisation (quitte à se réfugier à la télévision quand un tournage se fait attendre) et l'autre, "Sancho Panza" (Maurice RISCH) est beaucoup plus soucieux d'entrer dans les cases institutionnelles. Leur discussion est entrecoupée de reconstitutions d'extraits de films de Marcel CARNE et Marcel PAGNOL réalisées avec trois francs six sous et d'interventions d'artistes fétiches du cinéaste. Pas de Bernard MENEZ à l'horizon mais trois ans avant "Maine Ocean" (1986), Luis REGO s'improvise pizzaiolo et Yves AFONSO interprète le rôle de Marcel Petitgas, futur protagoniste de "Maine Ocean" (1986). C'est quand même bien longuet pour un court-métrage et j'avoue que même après deux visionnages, j'ai décroché au bout de dix minutes. Il faut dire que l'aspect décousu du montage et théâtral de la mise en scène ainsi que l'intervention de Lydia FELD m'ont fait penser à "Fifi Martingale" (2001), le film le plus raté du cinéaste. Petite anecdote, on aperçoit dans la première scène Jacques ROZIER en compagnie de Solveig DOMMARTIN: c'était son tout premier tournage, quatre ans avant "Les Ailes du desir" (1987).
Palme d'or du court-métrage au festival de Cannes 1978, "La Traversée de l'Atlantique à la rame" n'est pas sans faire penser au dernier long-métrage de Jean-Francois LAGUIONIE, "Slocum et moi" (2024). Dans les deux cas, un bateau devient la métaphore de la vie humaine. Mais là où "Slocum et moi" (2024) reste dans le registre réaliste de l'aventure immobile en convoquant le rêve et l'imaginaire, "La Traversée de l'Atlantique à la rame", tout aussi onirique et contemplatif choisit la voie du fantastique. Le début s'inscrit pourtant dans le genre des exploits aventuriers de la Belle Epoque avec la célébration en fanfare du départ dans le port de New-York en 1907 de Jonathan et Adélaïde à bord de leur frêle canot, "Love and Courage" pour ce qui ressemble à un voyage de noces quelque peu en avance sur son temps*. Mais il s'avère que les années défilent presque immédiatement sur le carnet de bord que tiennent tour à tour les deux membres du couple alors que l'océan qui semble jamais n'avoir de fin adopte leurs humeurs: une mer d'huile dans les premières années où le temps est au beau fixe puis un avis de tempête quand les relations au sein du couple deviennent orageuses avant que chacun ne se mure dans l'indifférence. Finalement l'arrivée ou plutôt l'échouage du bateau en Europe se fera bien, cinquante ans plus tard mais, devenus des vieillards, ils auront depuis longtemps quitté le navire.
* Pour mémoire il faudra attendre 1980 pour qu'un navigateur, Gérard d'Aboville réussisse à traverser l'Atlantique à la rame en un peu plus de 70 jours.
Georges DEMENY est un enseignant-chercheur pionnier en biomécanique du sport et précurseur du cinéma dont les travaux ont été récemment redécouverts. Les origines du cinéma sont en effet plus complexes que son attribution aux seuls frères Lumière. En 1894, il a inventé une caméra chronophotographique utilisée pour décomposer le mouvement des athlètes en s'inspirant des travaux de son mentor, le médecin Etienne-Jules Marey. C'est cette machine puis ses brevets qu'il vend à Léon Gaumont qui deviendra le producteur des premiers films de Alice GUY. Par ailleurs, Georges est le frère de Paul Demeny, le poète ami de Arthur Rimbaud à qui celui-ci a adressé la célèbre lettre du voyant en 1871.
L'originalité de cet assemblage de trois films est qu'à l'évidence, le sujet n'est pas scientifique mais "coquin" et s'écarte donc de la mission initiale confiée à l'ancêtre du cinéma. Il faut dire que Thomas Edison avait présenté sa propre invention, le kinétoscope à Paris en 1894 et avait révélé la dimension spectaculaire du cinéma mais aussi l'effet de la pulsion scopique. On peut donc affirmer que Georges DEMENY est l'un de ces expérimentateurs qui ont anticipé les premiers films conçus comme des attractions érotiques.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)