Quatre ans après la fin de la sixième et dernière saison de la série britannique, Julian FELLOWES son auteur ajoute encore une pierre à l'édifice avec ce long-métrage de deux heures qui ressemble beaucoup aux épisodes de prestige "Christmas spécial" qui clôturaient chaque saison. L'intrigue se situe en 1927, environ un ou deux ans après les derniers événements de la saison 6 et tourne autour de la venue du couple royal ce qui provoque un branle-bas de combat du sous-sol jusqu'au plafond du château de Downton Abbey. La lutte qui se joue downstairs entre la domesticité snobinarde de Buckingham Palace et celle de Downton Abbey est très amusante. On retrouve avec bonheur les personnages attachants et hauts en couleur qui ont fait les beaux jours de la série de Carson, le majordome retraité ultra guindé qui reprend du service (Jim CARTER) à Thomas Barrow (Rob JAMES-COLLIER), son successeur qui doit vivre son homosexualité dans la clandestinité, celle-ci étant alors pénalisée en Angleterre. Upstairs, c'est comme toujours Lady Violet et son impériale interprète, Maggie SMITH qui se taille la part du lion, chacune de ses répliques ciselée par le talent d'écriture de Julian FELLOWES faisant mouche. A ses éternelles joutes avec Lady Isobel (Penelope WILTON) s'ajoutent celles qui l'opposent à sa cousine Lady Bagshaw (Imelda STAUNTON, épouse à la ville de Jim CARTER) qui gravite dans le cercle du couple royal. Lady Violet fait rire mais elle fait aussi pleurer lors d'une très belle scène finale avec sa petite-fille, Lady Mary (Michelle DOCKERY) dans laquelle elle évoque sans tabou sa fin prochaine et l'avenir du domaine.
Mais en dépit de ses qualités d'écriture et d'interprétation ainsi que la magnificence de ses décors et costumes, le discours du film, à l'image de l'évolution de la série est de plus en plus anecdotique et ouvertement réactionnaire. "Downton Abbey" (2010) a toujours fonctionné comme une utopie, celle de la négation de la lutte des classes par la recherche d'une harmonie dans la hiérarchie sociale. Cependant les trois premières saisons (dont je reste une inconditionnelle) analysaient de façon très fine les répercussions des évolutions politiques, économiques, sociales et culturelles sur son petit microcosme (révolutions industrielles, montée en puissance de la bourgeoisie et des classes moyennes, première guerre mondiale, indépendance irlandaise, émancipation des femmes etc.) Les trois saisons suivantes manquaient en revanche de substance, le départ d'acteurs emblématiques de la série n'ayant pas été compensé de façon satisfaisante. Le film quant à lui tourne carrément à la glorification de la monarchie et le désir de Julian FELLOWES d'éviter à tout prix les conflits (est-ce en raison du climat lié au Brexit?) transforme Tom Branson, l'ex-chauffeur républicain irlandais joué par Allen LEECH en chien de garde des altesses royales et de leurs intérêts. Qui sont aussi désormais les siens (on apprend à la fin qu'il va avoir son propre domaine, couronnement de son ascension sociale express). On croit halluciner lorsque sur ses conseils, la fille de sa Majesté décide de rester avec son imbuvable mari pour ne pas abîmer l'institution. Effrayant!
Sous-estimé à sa sortie et même bien après, "L'Impasse" est pourtant un des meilleurs films de Brian De PALMA et un des plus grands rôles de Al PACINO. On est beaucoup plus proche ici de "Hamlet" ou du "Parrain, 3e partie" (1990) que du grandiloquent (et parfois limite grand-guignol) "Scarface" (1983). Le titre original "Carlito's way" est beaucoup plus évocateur que le titre français même si ce dernier indique que le chemin suivi par Carlito est sans issue. En cela il rejoint le principe du film (emprunté aux films noirs de Billy WILDER tels que "Assurance sur la mort" (1944) et "Boulevard du crépuscule") (1950) qui est de révéler d'emblée le dénouement dès les premières images du générique, plaçant ainsi le film sous le sceau de la tragédie et de la fatalité. Comme Michael Corleone dans la troisième partie du Parrain, Carlito Brigante est un magnifique personnage déchiré entre son passé criminel qui le poursuit, un "code d'honneur" communautariste qui l'emprisonne et l'entraîne à sa perte et des aspirations à la rédemption, à la beauté et à la pureté qui s'expriment à travers l'opéra dans le Parrain (si le fils de Michael devient chanteur, c'est parce qu'il choisit la meilleure part de son père et non parce qu'il le renie), à travers la danse dans "l'Impasse", celle-ci s'incarnant dans le personnage onirique de Gail (Penelope Ann MILLER)*. Onirique car les indices ne manquent pas dans le film pour souligner à quel point elle appartient au domaine du rêve et non du réel (un peu et même beaucoup comme les Vénus de Botticelli tant fantasmées par les héros des films de Terry GILLIAM). Elle apparaît à Carlito lorsqu'il est en mode contemplatif à travers une fenêtre, sur une scène de spectacle, sur un panneau publicitaire promouvant des vacances paradisiaques aux Bahamas. Elle est toujours amoureuse de lui, toujours disponible pour lui (alors qu'il a passé cinq ans en taule et devait initialement en passer trente) et échappe miraculeusement à la tuerie finale comme si elle appartenait à un autre monde. Carlito oscille ainsi entre le paradis inaccessible de Gail et l'enfer du monde de la pègre dans l'engrenage duquel il retombe malgré lui, entraîné par son "contrat de loyauté" avec son mauvais génie, l'avocat faible, corrompu et drogué David Kleinfeld (étonnante et inoubliable composition de Sean PENN en ripoux frisotté). Le cinéma est souvent défini comme l'art de filmer des corps dans l'espace et de ce point de vue, les séquences de tuerie de "L'Impasse" sont des modèles de précision et de virtuosité. Carlito devient le double du cinéaste et possède un véritable compas dans l'œil qui lui permet d'embrasser tous les recoins d'un lieu et d'en tirer les meilleurs partis de mise en scène. C'est ainsi qu'une boule de billard, un reflet dans des lunettes ou les escalators de la gare de Grand Central deviennent des éléments clés d'un jeu de dominos géant à l'effet redoutable.
* Jacques Audiard s'est sans doute inspiré de ces films pour "De battre mon coeur s'est arrêté" (2005) qui reprend le principe du personnage déchiré entre monde de la pègre et monde de l'art.
C'est dans le formidable chaudron de l'époque pionnière du cinéma qu'ont été élaborés les genres qui allaient faire la gloire des studios d'Hollywood. "A House Divided" n'est rien de moins que l'ancêtre de la screwball comédie et il n'est guère étonnant que l'on retrouve Alice GUY derrière la caméra tant celle-ci a expérimenté tous les styles et tous les formats, du parlant à la superproduction, tout spécialement dans sa période américaine au sein de son studio, la Solax.
Dans "A House Divided", des quiproquos à base d'éléments exogènes suspicieux (un parfum aspergé par un représentant d'un côté et une paire de gants oubliés par un livreur de l'autre) provoquent une crise de couple carabinée. Par contrat écrit, Diana (Marian Swayne) et Gérald (Fraunie Fraunholz), tous deux persuadés d'être trompés par l'autre décident de préserver les apparences de leur vie de couple tout en ne se parlant plus que par note interposée. Evidemment le spectateur n'attend qu'une chose, les voir se jeter dans les bras l'un de l'autre (ils en meurent d'envie mais sont trop fiers pour se l'avouer) ce qui finit par arriver avec l'intervention d'un deus ex machina des plus classiques, un pseudo-cambriolage. La peur de ce qui vient de l'extérieur est un puissant motif de séparation mais aussi de réconciliation. Si on met de côté Fraunie Fraunholz et son cabotinage outrancier, on est agréablement surpris par le naturel désarmant avec lequel jouent les autres acteurs ou plutôt actrices. Mention spéciale à la secrétaire mâcheuse de chewing-gum qui est devenue instantanément une icône!
Admiratrice de longue date de la filmographie de Joseph L. MANKIEWICZ, je découvre avec jubilation son antépénultième film que je ne connaissais pas encore. Certes "Guêpier pour trois abeilles" n'est pas un chef d'œuvre. Beaucoup le considèrent avec raison comme un brouillon de son génial dernier film "Le Limier" (1972). "Guêpier pour trois abeilles" souffre d'un début un peu poussif à mon goût, de quelques longueurs et de l'interprétation trop monolithique de Cliff ROBERTSON dans un rôle pourtant crucial. Mais en dépit de ces défauts, il s'agit tout de même d'une véritable pépite injustement méconnue.
"Guêpier pour trois abeilles" est une libre adaptation de la pièce de théâtre élizabéthaine "Volpone" du dramaturge anglais Ben Jonson. Le film s'ouvre ainsi sur la représentation de la pièce à laquelle assiste le personnage principal qui va en transposer l'intrigue dans sa propre vie. Les personnages portent d'ailleurs les noms anglicisés de la pièce (Fox pour Volpone qui signifie renard en italien et McFly pour Mosca alias la mouche son serviteur). Le film brasse tous les thèmes fétiches du réalisateur: le personnage démiurge qui voit son jeu/scénario/machination se retourner contre lui, la recherche de la vérité des sentiments derrière les faux-semblants sociaux et enfin les relations entre maîtres et domestiques. Ici le maître du jeu est Cecil Fox (Rex HARRISON), un célibataire richissime sans héritier qui comme dans la pièce feint cyniquement d'être à l'article de la mort pour faire venir à son chevet trois de ses anciennes maîtresses afin de leur faire croire qu'il pourrait léguer sa fortune à l'une d'entre elles. L'objectif affiché est de se payer leur tête en se délectant se les voir se bouffer le nez. Pour mettre son plan à exécution, il embauche un comédien raté, Mosca (Cliff ROBERTSON qui hélas pour nous l'est vraiment) qu'il veut faire passer pour son héritier afin d'humilier les trois femmes. Mais un ingrédient imprévu se glisse dans la machinerie trop bien huilée de Cecil Fox: l'infirmière d'une de ses trois ex-maîtresses, Sarah Watkins (Maggie SMITH géniale, il faut absolument la découvrir dans ce rôle) dont il se méfie car il la trouve "finaude". C'est en effet elle qui va dérégler le jeu et en révéler les faux-semblants en y introduisant des éléments sur lesquels il n'a pas de prise, les sentiments notamment. Sa présence a en effet le pouvoir de faire tomber les masques et de réintroduire de l'humanité dans le spectacle de marionnettes qui nous est offert. Pour le plus grand malheur de Cecil Fox mais pour le plus grand bonheur de McFly qui en tombe amoureux (et réciproquement, c'était écrit tant Sarah se comporte en fine mouche ^^^^). Ce n'est pas par hasard si la société de production de Joseph L. MANKIEWICZ s'appelait Figaro tant le couple de serviteurs dépasse celui des maîtres. On peut même dire que la fin du film est sans ambiguïté: l'avenir leur appartient.
"La jeune fille de l'eau" est une variation sur "Le Village" (2004). Les deux films dépeignent en effet une communauté vivant en circuit fermé comme pour se protéger de l'insoutenable cruauté du monde extérieur. La tragédie vécue par Cleveland, le concierge joué par Paul GIAMATTI est tout à fait comparable à celles des habitants du Village. Le décor de "La jeune fille de l'eau" est d'ailleurs encore plus explicite avec sa résidence formant une véritable muraille autour d'une esplanade de béton trouée en son milieu par une piscine plus ou moins circulaire. Des arroseurs automatiques en fonctionnement permanent entourent la résidence et servent de dérisoire délimitateur de frontière.
Il y a cependant une différence fondamentale avec "Le Village" (2004): alors que le premier film dépeignait une communauté soudée par une histoire fondatrice et un ensemble de croyances communes générées par les anciens, le second réinvente le mythe de la tour de Babel avec sa micro-société cosmopolite divisée en petites cellules qui ne communiquent pas entre elle. Le seul lien entre eux est Cleveland. Ce n'est pas par hasard s'il est un ancien médecin et que son identité fictionnelle est celle d'un guérisseur. C'est par lui que le fantastique s'introduit dans cet univers au travers de sa rencontre avec Narf, la nymphe aquatique dotée du don de divination (Bryce Dallas HOWARD), sorte d'ange tombé sur terre ou plutôt surgi des eaux pour réenchanter le monde. Cependant hors de son élément naturel, ses jours sont comptés et Cleveland va se mettre en quatre pour l'aider à rentrer chez elle. C'est cette association qui va tisser du lien entre tous ces gens disparates autour d'une histoire prenant la forme d'un jeu de rôles dont les tenants et les aboutissants se révèlent au fur et à mesure que le film avance, les objets les plus banals du quotidien recélant leur part de signes cachés. M. Night SHYAMALAN célèbre le pouvoir fédérateur de la fiction sans omettre ses prolongements politiques puisqu'il joue dans le film le rôle d'une sorte de prophète promis au martyre mais dont les écrits serviront de socle à la refondation de la civilisation. Ludique, fantastique, politique, ésotérique, poétique, biblique, sa fable revêt de multiples facettes. Le film, un peu maladroit n'est pas totalement abouti sur le plan scénaristique tant il ouvre de pistes sans les exploiter totalement mais si on adhère à ses postulats de départ (car si ce n'est pas le cas, il peut paraître juste naïf voire ridicule), il donne matière à réflexion.
"Le Puits et le Pendule" est la première adaptation cinématographique de la nouvelle éponyme de Edgar Allan Poe et l'une des premières adaptations en langue anglaise d'une œuvre littéraire. Réalisé par Alice Guy, pionnière du cinéma en 1913 dans son studio américain la Solax, le film qui faisait à l'origine trois bobines est aux 2/3 perdu. Il ne nous reste plus que la première bobine de presque sept minutes. On constate que Alice Guy a étoffé l'œuvre de Poe avec une intrigue expliquant les causes de l'arrestation d'Alonzo (Darwin Karr) durant l'Inquisition espagnole. Celui-ci est accusé à tort d'avoir volé le trésor de l'Eglise. En réalité il s'agit d'un complot monté par un rival, Pedro (Fraunie Fraunholz), furieux que Alonzo soit intervenu pour se porter au secours d'Isabelle (Blanche Cornwall) qu'il était en train de sauvagement agresser. Infiltrant le monastère où travaille Alonzo en tant que médecin des pauvres, Pedro dérobe le fameux trésor et le cache dans ses affaires avant de le dénoncer. Le fragment conservé du film de Alice Guy s'arrête juste au moment où Alonzo est arrêté. Pour se faire une idée de la suite, il faut lire la nouvelle en la combinant avec les quelques photos qui nous restent du tournage et les mémoires de la réalisatrice. Celle-ci y décrit le supplice que fut la reconstitution du supplice enduré par Alonzo (et qui donne son titre à la nouvelle et au film). Pour mémoire, celui-ci se retrouve ligoté et allongé sur le dos dans une cellule plongée dans le noir avec une lame aiguisée en forme de pendule se balançant juste au-dessus de lui et se rapprochant lentement de sa poitrine. En enduisant ses liens de nourriture, il parvient à attirer des rats qui les rongent et le libèrent. Mais juste à ce moment-là les murs de la cellule s'enflamment et se rapprochent de plus en plus de lui, l'obligeant à se déplacer vers le centre de la pièce où se trouve un puits très profond. Alice Guy raconte dans ses mémoires qu'ils ont eu les plus grandes difficultés à se débarrasser des rats qu'ils avaient utilisés pour la scène, sans parler de la souffrance de l'acteur qu'ils préféraient visiblement à la nourriture répandue sur ses liens. Nul doute que cette scène horrifique aurait été très spectaculaire si elle avait été conservée.
"Drôle de missionnaire" est une comédie satirique écrite, produite et interprétée par Michael PALIN au début des années 80. A cette époque faste, il alternait en effet des projets en solo, les films mettant en scène la troupe des Monty Python ("La Vie de Brian" (1979), "Monty Python : Le Sens de la vie") (1982) et ceux réalisés par Terry GILLIAM qui entamait sa carrière de cinéaste avec le succès que l'on sait ("Bandits, bandits" (1981), "Brazil") (1985).
"Drôle de missionnaire" a été relativement oublié au milieu de tous ces films passés à la postérité, sans doute parce qu'il a du mal à trancher entre la farce burlesque et l'intrigue romanesque si bien que l'on reste sur sa faim dans les deux registres. Pourtant son argument ne manque pas de sel puisqu'il s'agit d'un prêtre qui donne son corps en toute bonne foi non à la science mais aux bonnes œuvres, lesquelles consistent à ramener les prostituées sur le droit chemin. Celles-ci n'acceptent en effet de jouer le jeu qu'à condition de communier physiquement avec lui. De même, pour débloquer les fonds nécessaires à l'accomplissement de sa mission, il doit payer de sa personne. Bien entendu en dépit de son succès l'Eglise finit par s'offusquer de ses méthodes bien peu orthodoxes, dévoilant ainsi l'étendue de son hypocrisie. Michael PALIN égratigne au passage comme chez les Python de nombreuses tares de la société britannique: le colonialisme, le puritanisme, le paternalisme, la cupidité. Mais il le fait avec une tendresse liée au caractère lunaire de son personnage et à la personnalité humaniste du réalisateur, Richard LONCRAINE. La comédie légère en apparence est franchement subversive: le missionnaire conquérant des âmes se retrouve dans la position inverse d'un objet du désir féminin, lequel s'incarne notamment au travers de Lady Isabel Ames (Maggie SMITH), beau personnage en quête d'émancipation. C'était sans doute un présage, une des scènes du film a été tournée à Highclere Castle, devenu célèbre par la suite avec la série "Downton Abbey" (2010) dans laquelle joue justement Maggie SMITH.
Basé sur une légende chinoise, "L'Impératrice Yang Kwei-Fei" est le premier film en couleurs de Kenji Mizoguchi. Le résultat est d'un raffinement extrême. Comme dans son film précédent "Les Amants crucifiés", Kenji Mizoguchi oppose deux groupes de personnes: ceux qui n'aspirent qu'à la beauté, au bonheur et à l'amour le plus pur comme l'empereur et Yang Kwei-Fei et ceux qui ne pensent qu'à les exploiter et les manipuler pour leurs ambitions personnelles. L'empereur est montré comme un esthète et un romantique. Inconsolable après la mort de son épouse, il se réfugie dans la contemplation des beautés éphémères de la nature dont il cherche à traduire l'émotion en jouant du luth. Mais il est sans cesse interrompu par ses ministres qui cherchent à le ramener sur terre et au présent en lui rappelant ses devoirs et en lui présentant des femmes. Mais peine perdue. S'il finit par faire de Yang Kwei-Fei sa nouvelle épouse (ou concubine, on ne sait pas trop ce que recouvre le terme de "plus haute dame"), c'est parce qu'elle ressemble à la femme qu'il a perdue. Une veine morbido-érotique très hitchcockienne (j'avais déjà fait le rapprochement entre les deux cinéastes pour "Les Amants crucifiés"). Celle-ci, d'origine modeste, a été promue par un général aux dents longues (tellement longues d'ailleurs qu'il projette d'être calife à la place du calife) et a parfaitement conscience de n'être qu'un jouet entre ses mains (un peu comme une Ruy Blas au féminin d'autant qu'elle va être obligée de se mêler de politique ce qui la perdra). Elle s'avère être l'âme sœur de l'empereur envers lequel elle éprouve une grande tendresse (les deux acteurs, Machiko Kiyo, une habituée des films de Kenji Mizoguchi et Masayuki Mori formaient déjà un couple dans "Rashomon" de Akira Kurosawa). Tous deux vont voler de beaux moments de liberté, notamment en partant se fondre dans la foule lors d'une sublime scène de fête populaire où lui joue du luth pendant qu'elle danse dans une harmonie totale. Mais bien entendu, ils vont être rattrapés par les agissements sordides de leurs entourages respectifs. Pendant que la famille de Yang Kwei-Fei se vautre dans le luxe, suscitant la colère du peuple, le général, furieux de ne pas avoir obtenu ce qu'il espérait fomente un complot destiné à renverser le régime. Finalement Yang Kwei-Fei décide de se sacrifier pour sauver l'empereur, faisant face avec beaucoup de dignité à son destin. Son exécution est un modèle de mise en scène épurée et pudique, jouant sur le hors-champ avec la caméra qui filme le sol jonché peu à peu des oripeaux de richesse dont elle se délivre avant que l'on voit le bas de sa robe s'élever lorsqu'elle se pend*. Mais comme dans "Les Amants crucifiés", l'amour s'avère plus fort que la mort, les âmes délivrées des deux amoureux communiant dans une insouciance rieuse qu'elles n'ont jamais pu connaître de leur vivant.
* Il y a un plan assez comparable dans "Les Amants crucifiés", épuré et pudique ou avec une simple barque arrimée au rivage, des traces de pas sur le sol menant à une hutte située sur la droite, Kenji Mizoguchi suggère le passage à l'acte de Mohei et de O'San, non celui qui était prévu au départ (la mort) mais celui qui est advenu par le biais d'une simple confession (la petite mort).
Dévoilé en compétition au 43° festival d'Annecy, "L'extraordinaire voyage de Marona" a fait l'ouverture de la programmation "jeune public" de la Cinémathèque en attendant sa sortie nationale prévue le 8 janvier 2020. Anca DAMIAN avait déjà réalisé des films d'animation mais plutôt pour adultes ("Le Voyage de Monsieur Crulic" qui avait été primé à Annecy (2011) et "La montagne magique") (2015). "L'extraordinaire voyage de Marona" se distingue par sa splendeur visuelle, fruit du travail de trois artistes: la norvégienne Gina Thortensen, l'italienne Sarah Mazetti et l'auteur de BD belge Brecht Evans. Le cosmopolitisme de l'œuvre est présent aussi dans la production, partagée entre trois pays (France, Roumanie et Belgique). Anca DAMIAN est roumaine et le compositeur Pablo PICO est français. Tous ces talents se conjuguent pour donner un film luxuriant très sensoriel et expressif, chaque maître de la petite chienne distillant son propre univers (tout en apesanteur, changements d'échelles, verticalité et arabesques pour l'acrobate rouge et or, cubiste et horizontal pour l'ouvrier en bâtiment, fauve pour l'intérieur de la maison de Solange).
Sur le plan du scénario, c'est en revanche nettement moins convaincant. Celui-ci est lourd, assénant ses idées humanistes plutôt qu'en les suggérant ("Je suis la preuve vivante que l’amour est aveugle et se fiche des races"; "chez les chiens, le bonheur, c’est l’inverse de celui des hommes : nous voulons que les choses restent exactement comme elles sont tandis que les hommes veulent toujours autre chose. Ils appellent cela rêver, moi j’appelle ça ne pas savoir être heureux") et tirant le film vers le pathos. Il insiste beaucoup plus sur les maltraitances et abandons successifs de Marona que sur les moments de joie passé auprès de ses maîtres (surtout dans la troisième histoire) et peut-être parce qu'il s'agit d'un chien dont le sens de l'existence est conditionné au fait d'être au service d'un humain, il n'imagine pas d'autre voie que celle de la quête d'amour/dépendance affective qui est vouée au malheur.
"Le Rayon vert" est le cinquième des six "Comédies et proverbes" tournés par Eric Rohmer entre 1981 ("La femme de l'aviateur") et 1987 ("L'Ami de mon amie"). Il est introduit par des vers de Arthur Rimbaud extraits du poème "Chanson de la plus haute tour": "Ah! que le temps vienne! Ou les cœurs s'éprennent." Ce n'est pas la seule référence littéraire du film, il est également fait allusion au roman de Jules Verne "Le Rayon vert" en référence à un phénomène optique et atmosphérique, le dernier rayon du soleil couchant qui prend une teinte verte par temps clair au bord de l'océan. Quand on a la chance de pouvoir l'observer, on peut y voir clair dans son cœur et dans celui des autres. Refusant les effets spéciaux, Eric Rohmer a tourné le rayon vert aux Iles Canaries 6 mois environ après la fin du tournage du film.
"Le Rayon vert" qui m'a frappé droit au cœur dès la première fois où je l'ai vu est exactement cela: l'un des films les plus justes que je connaisse sur la solitude et l'errance. Il se distingue des autres films du cycle par son caractère improvisé, presque amateuriste avec une économie de moyens maximale (tournage en 16 mm, sans scénario écrit avec deux acteurs professionnels seulement et trois techniciennes). S'il n'y a pas à proprement parler de scénario, il y a une histoire et des enjeux. L'héroïne, Delphine (Marie Rivière) est une âme en souffrance qui ne parvient pas à se relever de sa rupture amoureuse. Elle est donc confrontée à un vide existentiel, lequel -c'est bien connu- atteint son climax pendant les vacances estivales (c'était déjà le sujet d'un des premiers films de Eric Rohmer "Le signe du Lion" qui montrait également un personnage en pleine dérive au mois d'août dans un Paris désert). Ce qui est particulièrement bien vu dans "Le Rayon vert", ce sont toutes les scènes en longs plans-séquence où ses amis (de longue ou de fraîche date) et sa famille en tentant de lui venir en aide ne font qu'aggraver sa situation. Le malentendu est total: ils pensent qu'elle se complaît dans son malheur (c'est le fameux "y'a qu'à faut qu'on") alors qu'elle se sent jugée et incomprise. Par conséquent, le film est une succession de scènes illustrant l'isolement de Delphine (quand elle n'est pas seule dans la nature ou au milieu de la foule elle est isolée dans le cadre, déconnectée de l'ambiance générale, ne participant pas aux activités des autres) et son instabilité foncière lié à son sentiment de n'être nulle part à sa place (elle ne cesse d'aller d'un endroit à un autre, mer, ville, montagne sans parvenir à s'y ancrer). Un autre aspect remarquable du film est le fait de montrer Delphine de façon ambivalente. Elle n'est pas spécialement aimable, elle apparaît souvent agaçante, capricieuse et pleurnicheuse. Mais en même temps ce manque de flexibilité est aussi sa force: elle n'est pas prête à accepter n'importe quoi et refuse de jouer un rôle. De ce point de vue, sa confrontation avec une touriste suédoise libérée est particulièrement intéressante tant sa manière de traverser la vie est opposée à la sienne. Sa traversée du désert a donc aussi un caractère de quête spirituelle ponctuée de signes divins: les cartes à jouer qu'elle rencontre sur son chemin et qui font office de présages et puis le fameux rayon vert qui se manifeste au moment où elle fait enfin une rencontre décisive tout au bout du chemin et qui lui confirme en dehors de toute communication humaine biaisée qu'elle a fait le bon choix.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.