La curiosité. Voilà ce qui m'a poussé à regarder "Climax". Je n'avais jamais vu de film de Gaspard NOE mais beaucoup entendu parler de lui et compris que l'on avait affaire à un cinéaste clivant. Et puis à force de voir des extraits dans l'émission "Blow up", j'ai remarqué qu'il avait un univers reconnaissable avec une caméra tournoyante filmant en plongée un sol qui devient le plafond et vice-versa ce qui nous rappelle que la terre est sphérique. Cette volonté de brouiller les repères est d'ailleurs partout dans "Climax": dans le positionnement des génériques où il n'y a ni début, ni fin, dans celui des livres et des cassettes vidéo qui entourent la télévision où défile le casting: une partie des titres est à l'endroit, l'autre à l'envers. Je me suis repassé d'ailleurs cette séquence deux fois pour avoir le temps de les lire car ces oeuvres n'ont pas été choisies au hasard, elles ont valeur programmatique. "De l'hédonisme au nihilisme", voilà ce qui les relie.
"Climax" ressemble à l'un de ces innombrables films d'horreur de série B qui montre une bande de jeunes décérébrés et interchangeables tomber dans un piège mortel du genre "Chroniques de Tchernobyl" (2011). Sauf qu'il y a un cerveau derrière qui orchestre sous forme de maelstrom de sensations sa vision on ne peut plus noire de l'existence. "Climax" s'ouvre sur un plan-séquence de 12 minutes que j'ai vu plusieurs fois, notamment à l'exposition "Disco" qui explore justement ce qui se cache derrière l'hédonisme de cette culture et son temple, la discothèque: une utopie du mélange dans laquelle toutes les barrières (de couleur, de genre, d'origine sociale) seraient effacées par la magie de la musique, de la danse et d'une atmosphère brouillant les repères (fumée, obscurité, lumières stroboscopiques). Cette séquence euphorique tourne ensuite après une période d'incubation où l'on mesure l'animalité et la vacuité de personnages réduits à leurs pulsions primaires au pur cauchemar quand la drogue cachée dans la sangria (la boisson du "melting-pot") fait son effet. Une sangria filmée également à la verticale par la caméra tout comme un nouveau numéro de danse en forme de "battle" ce qui renforce la figure du cercle infernal et annonce la suite. C'est au tour des repères moraux et sociaux d'être pulvérisés dans ce qui s'apparente à une grande orgie de sexe et de violence aboutissant à une destruction symbolique de l'espèce par l'infanticide et l'inceste. La caméra fait d'ailleurs très "oeil de dieu" et ce d'autant plus que le blanc envahit les premières et dernières images (jusque là saturées d'un rouge et d'un vert très organiques) avec des personnages défoncés au regard tourné vers le ciel. C'est à ce moment-là que les titres des oeuvres citées au début du film prennent tout leur sens, tels que "Salo ou les 120 jours de Sodome" (1975), "Un Chien andalou" (1929), "Suicide, mode d'emploi" ou "De l'inconvénient d'être né". Eprouvant, dérangeant, sans doute trop long dans sa dernière partie qui paraît interminable mais un film qui ne laisse pas indifférent.
J'ai beaucoup pensé à "Frenzy" (1972) de Alfred HITCHCOCK en regardant "L'Etrangleur de Rillington Place". Les deux films ont été réalisés à un an d'écart, se déroulent à Londres, évoquent un violeur et tueur de femmes utilisant un mode opératoire en partie similaire et qui pratique si bien l'art de la dissimulation que c'est un autre qui est accusé à sa place. Mais si les deux films se plongent dans un univers glauque, celui de Richard FLEISCHER dépasse en noirceur celui de Alfred HITCHCOCK. Peut-être parce que ce dernier conserve dans "Frenzy" un humour noir qu'on percevait déjà dans un autre de ses films macabres, "La Corde" (1948) inspiré d'un fait divers qui avait également été adapté par Richard FLEISCHER dans "Le Genie du mal" (1959). "L'Etrangleur de Rillington Place" qui s'inscrit dans une série de films que Richard FLEISCHER a consacré à la criminalité donne comme son titre l'indique une importance centrale au décor. Et celui-ci est particulièrement sordide: un immeuble aux appartements minuscules et insalubres dans un quartier misérable de Londres durant la guerre et quelques années après. On se croirait presque dans une étude naturaliste de Zola avec sa galerie de personnages atteints de tares diverses: ignorance, pauvreté, naïveté, bêtise, lâcheté, alcoolisme. Tous sont des victimes désignées pour le tueur qui a fait de cet univers sordide rongé par la pourriture et la vermine son repaire et dont la déchéance va l'amener à se confondre avec lui, non s'en s'être d'abord distingué. Malgré un parcours que l'on découvre jalonné de délits et de crimes, l'homme a travaillé dans la police et utilise une méthode pour neutraliser ses victimes qui s'apparente à celle des nazis. Et pour enfoncer le clou, il se fait passer pour médecin ce qui passe crème auprès des analphabètes qu'il côtoie et dont il n'a aucun mal à abuser de la crédulité grâce à sa voix douce et ses propos remplis d'autorité. Cette même apparence "respectable" qui lui vaut d'échapper durant des années à la justice alors qu'un innocent incapable de se défendre est exécuté à sa place. Réquisitoire implacable contre les injustices sociales et la peine de mort, le film de Richard FLEISCHER instille un profond malaise et glace le sang par la précision clinique avec laquelle il brosse le portrait de ses personnages, permettant aux acteurs de fournir des prestations mémorables. John HURT dont c'était le premier grand rôle est impressionnant dans son rôle de prolo abruti manipulé et détruit par un psychopathe maitrisant parfaitement les rouages du système. Quant à Richard ATTENBOROUGH, il est brillant, composant un redoutable personnage de criminel sexuel à l'allure de petit bonhomme inoffensif aussi doucereux que terrifiant.
Un joli titre n'ayant strictement rien à voir avec le film. La traduction "la malédiction du peuple chat" passe mieux car elle peut faire allusion aux femmes dotées de pouvoirs surnaturels. Le maître d'oeuvre du film est le scénariste et producteur Val LEWTON qui après les flop commerciaux des deux premiers films de Orson WELLES reçut la mission de renflouer la RKO avec des films d'horreur à petits budget et de courte durée inspirés de ceux d'Universal. Mais Val LEWTON et son équipe qui comptait notamment le réalisateur Jacques TOURNEUR et Robert WISE qui était alors seulement monteur surent créer un univers fantastique original, féminin, poétique, onirique et gothique dans lequel régnait une atmosphère d'angoisse impalpable. "La malédiction des hommes-chats" doit ainsi son titre au fait d'être conçu comme une suite de "La Feline" (1942) avec les mêmes acteurs (dont Simone SIMON) et c'est le premier long-métrage de Robert WISE, ce dernier ayant remplacé au bout de 18 jours Gunther von FRITSCH qui ne parvenait pas à tenir les délais.
Néanmoins "La malédiction des hommes-chats" qui se place à hauteur d'enfant a son identité propre et a dû beaucoup inspirer Tim BURTON pour "Vincent" (1982), "Edward aux mains d'argent" (1990) ou encore "Sleepy Hollow - La legende du cavalier sans tete" (2000). Comment ne pas penser également à "La Nuit du chasseur" (1955) et à "Du silence et des ombres" (1962) avec son bestiaire enchanté (pour l'un) et son fantôme protecteur (pour l'autre). L'ombre de Charles Dickens plane également avec sa demeure quasi hantée par une vieille femme un peu inquiétante et sa fille adulte qu'elle refuse de reconnaître, lui préférant la petite Amy. On comprend qu'elle préfère se mettre en danger avec ces femmes étranges plutôt que de rester avec des parents qui ne pensent qu'à la faire rentrer dans le rang. Il faut dire que les enfants sont des éponges et qu'un secret de famille (directement issu du film de Jacques TOURNEUR) plane sur la maison. Un bien beau film.
Film noir de haute tenue qui a été une source d'inspiration pour Jean-Pierre MELVILLE (tout comme "Je veux vivre !") (1958), "Le Coup de l'escalier" possède un titre original bien plus évocateur "Odds against tomorrow" que l'on pourrait traduire par "jouer son va-tout". De toutes manières, le code Hays imposait au genre un canevas qui ne laissait aucun doute quant à son issue. Mais dès les premières secondes sous le signe des vents mauvais soufflant entre les buildings, on devine l'élément qui va faire dérailler le "coup": le racisme. Le "cerveau" de l'entreprise, un ancien flic révoqué pour corruption nommé Burke (Ed BEGLEY) n'est pas très clairvoyant en attelant ensemble un ex-taulard vétéran de guerre et natif de l'Oklahoma rempli d'amertume (Robert RYAN) et un chanteur de jazz afro-américain criblé de dettes de jeu (Harry BELAFONTE). Car l'hostilité entre les deux hommes est aussi absurde qu'immédiate. Robert WISE montre comment les préjugés divisent et détruisent des hommes qui pourtant appartiennent au même camp, celui des laissés pour compte de l'Amérique et qui auraient donc tout intérêt à coopérer. Négligeant le casse en lui-même, Robert WISE préfère filmer le quotidien des deux hommes marqué par la malchance et la défaite. Et en maître du temps, leur interminable attente, faite de petits riens en réalité très signifiants comme la poupée abandonnée que regarde Johnny et qui lui rappelle sa petite fille. Cette manière de privilégier les temps morts à l'action a dû effectivement fasciner Jean-Pierre MELVILLE, auteur de polars stylisés et minimalistes.
Lors du ciné-club accompagnant la projection de "West Side Story" (1960) à la Cinémathèque, le remake réalisé par Steven SPIELBERG en 2019 a été évoqué. Frederic BONNAUD qui prétend ne pas l'avoir vu a dit que Steven SPIELBERG aimait bien comprendre de l'intérieur le fonctionnement des films ce que l'on ressent particulièrement bien sur "Ready Player One" (2018) qui nous projette à l'intérieur de "Shining" (1980). Je pense que c'est une démarche assez similaire qui l'a conduit à réaliser "Pentagon Papers" qui se pose en digne héritier de "Les Hommes du President" (1976), même si les faits décrits se déroulent un an avant. Même époque, même journal, un scandale d'État impliquant l'administration américaine, un bras de fer entre le président Nixon et la presse d'investigation. Les similitudes sautent aux yeux et en citant directement le film de Alan J. PAKULA dans les dernières minutes jusqu'à reprendre les mêmes cadrages, Spielberg ne cache pas ce qu'il doit au film de Alan J. PAKULA. Mais il choisit un traitement différent.
Le film de Alan J. PAKULA était contemporain de son sujet, qu'il traitait en quelque sorte "à chaud" en détaillant avec réalisme et souci du détail les méthodes de travail des journalistes d'investigation. Celui de Spielberg, réalisé plus de 40 ans après est une oeuvre historique qui raconte la genèse du Washington Post comme contre-pouvoir en mettant l'accent sur le rôle pionnier du rédacteur en chef, Ben Bradlee (joué par Jason ROBARDS dans le film de Alan J. PAKULA et par Tom HANKS dans celui de Steven SPIELBERG) et surtout sur la prise de risque considérable de la propriétaire du Washington Post, Katharine Graham surnommée "Kay" (jouée par Meryl STREEP). La grande Histoire, écrite par des vainqueurs dont on ne connaît que trop le profil a effacé les femmes comme elle a invisibilisé les minorités. "Pentagon Papers" remet les pendules à l'heure avec le portrait magistral de cette "fille de" et "épouse de", programmée pour remplir un rôle décoratif et cirer les pompes des puissants et que les circonstances vont pousser à prendre les rênes. Le plan où suite à la victoire de la presse à la Cour Suprême, Kay descend l'escalier sous les applaudissements nourris d'un public exclusivement féminin contraste avec le reste du film où elle apparaît systématiquement isolée dans un monde phallocrate qui lui conteste sa place. Kay comme la plupart des femmes a d'ailleurs intégré ce paramètre dans son logiciel et semble toujours douter de sa légitimité. C'est bien entendu tout l'enjeu du film et Spielberg n'hésite pas à mettre dans la bouche de la femme de Ben Bradlee, une ménagère effacée conforme aux standards de l'époque les mots qu'il pense et qui vont ouvrir les yeux à celui-ci: "Kay est à un poste qu'elle ne pensait jamais occuper. Plein de gens pensent qu'elle ne devrait pas l'occuper. Quand on te dit sans cesse que tu n'es pas à la hauteur, que ton opinion compte moins, quand tu es transparente, qu'à leurs yeux, tu n'existes pas, que tu vis ça depuis toujours, c'est dur de ne pas penser que c'est vrai. Alors prendre cette décision, risquer sa fortune et l'entreprise à laquelle elle a consacré sa vie, je trouve ça courageux."
"Conclave" ne m'attirait pas du tout. Je n'avais pas aimé "Habemus Papam" (2011), l'institution me donne plutôt envie de fuir et puis cette réunion en grande pompes et à huis-clos d'hommes puissants désignant le nouveau guide du monde (catholique) ça me rappelle trop "La conference" (2022) même si les objectifs ne sont évidemment pas les mêmes et que la soutane y remplace l'uniforme.
Cependant, les critiques ont été tellement bonnes et soutenues sur la durée que je me suis ravisée, d'autant que l'actualité s'y prête. J'ai bien fait. C'est en effet un excellent film. Pas seulement sur l'aspect thriller, magouilles et intrigues de couloirs. C'est bien mené, prenant, avec un vrai sens du rythme et du rebondissement mais finalement cela n'est guère surprenant. On se doute bien que l'élection du pape fait l'objet d'une "cuisine" interne opaque. Comme tout enjeu politique, il y a des clans, des alliances, des coups bas, des trahisons etc. La mise en scène du rituel de l'élection réglé dans ses moindres détails apporte un intérêt supplémentaire comme les procédures permettant au vote de se tenir à huis-clos, le vote en lui-même, la fameuse fumée noire ou blanche qui annonce au monde qu'un pape n'a pas ou a été élu etc. La magnificence du décor (rien de moins que la chapelle Sixtine) et des costumes ajoute à la solennité du moment.
Le supplément d'âme de Conclave se situe dans les interstices du récit, une marge qui vient bousculer le centre. Telles des ombres, les femmes, bannies du "saint des saints" comme elles le sont du clergé se retrouvent dans le rôle de bonniches à préparer les chambres et la cuisine pour tous ces messieurs. Elles sont invisibles et sans paroles. Il faut voir l'expression fugace qui traverse le visage de soeur Agnès (Isabella ROSSELLINI, quelle actrice!) quand le cardinal Benitez dans son discours pense à remercier les bonnes soeurs d'avoir préparé le repas. C'est aussi cette silhouette qui s'éclipse fugacement, ce plat qui tombe bruyamment au sol comme autant de dissonances qui rappellent leur présence. Au fil du récit, bien qu'étant toujours dans l'ombre, ces soeurs s'infiltrent de façon déterminante dans le déroulement des événements, au fur et à mesure que l'enquête du cardinal Lawrence (Ralph FIENNES, superbe d'ambiguïté) avance sur ses rivaux. Plus le film avance, plus le huis-clos se délite: des informations fuitent, des scellés sont brisés et puis surtout, il y a cette scène-clé belle et terrible dans laquelle la chapelle tremble sur ses bases puis sous l'effet d'une deuxième explosion voit l'une de ses fenêtres brisée, recouvrant de poussière et blessant légèrement les cardinaux comme pour leur rappeler que vouloir surplomber le monde est une chimère. En étant sensible comme je l'ai été à cette deuxième histoire s'inscrivant en arrière-plan de l'autre, la fin m'a paru logique et lumineuse, à l'image de son dernier plan:
"L'homme a ce choix, laisser entrer la lumière ou garder les volets fermés." (Henry Miller)
Vu dans le cadre de l'ouverture de la rétrospective consacrée à Robert WISE à la Cinémathèque, une démonstration magistrale de mise en scène qui tient le spectateur en haleine. Donnant l'impression d'être tourné en temps réel et faisant ainsi figure de premier chef d'oeuvre du genre avant des classiques comme "Le Train sifflera trois fois" (1951), ce film court mais dense contient en son sein une séquence d'anthologie, celle du combat de boxe opposant le vétéran Bill Thompson (Robert RYAN dont le passé de boxeur joue à plein dans la crédibilité qu'il donne à son personnage) au jeune Tiger Nelson (Hal FIEBERLING). Faisant démonstration de sa science du montage, Robert WISE alterne les plans larges et rapprochés du ring dans lequel Bill Thompson joue son honneur avec ceux d'une arène surchauffée par des spectateurs-voyeurs alléchés par l'odeur du sang, filmés au plus près et de plus en plus pris par le spectacle ce qui fait monter la mayonnaise avec une redoutable efficacité. Mais le prologue et l'épilogue ne sont pas en reste. Le prologue dans les vestiaires laissant la salle hors-champ a un très fort pouvoir de suggestion comme si Bill Thompson attendait son tour pour l'échafaud* puisqu'il est considéré comme fini et qu'il est trahi à son insu par son entraîneur qui fait un deal avec la mafia pour truquer le match et emporter la mise. L'épilogue est quant à lui est cruel et plein d'ironie: le pays de l'Oncle Sam vend du rêve (l'enseigne "Dreamland" accolée à la salle de boxe) mais est montré comme une jungle corrompue dans laquelle l'intégrité se paie au prix fort.
"Nous avons gagné ce soir" est donc l'un des meilleurs si ce n'est le meilleur film de boxe jamais réalisé. Il a inspiré Martin SCORSESE pour "Raging Bull" (1980) et à l'évidence Quentin TARANTINO pour le personnage de boxeur joué par Bruce WILLIS dans "Pulp Fiction" (1994). Il était temps que l'oeuvre de Robert WISE soit reconnue à sa juste valeur d'autant que de l'aveu même de la Cinémathèque, elle a été moins bien conservée que celle de réalisateurs plus prestigieux.
* L'errance nocturne et angoissée de l'épouse de Bill, jouée par Audrey TOTTER fait d'ailleurs penser au premier film de Louis MALLE qui s'intitule justement "Ascenseur pour l'echafaud" (1957).
Le vampire est éternel... également sur les écrans. Comme tous les mythes, chaque époque s'en empare et le réinterprète. Avant les versions des années 90 ("Dracula" de Coppola, "Entretien avec un vampire" de Neil Jordan), la saga "Twilight" des années 2000 et la relecture de Jim Jarmush, "Only Lovers Left Alive" en 2013, "Les Prédateurs", le premier long-métrage de Tony Scott en a offert une version eighties chic, arty et saphique devenue culte avec le temps. Exit les vieux artefacts associés au vampirisme (les croix, l'ail, la lumière, les miroirs etc.) Dans "Les Prédateurs", ceux-ci sont jeunes, beaux, classe avec leurs costumes haute-couture taillés sur mesure. Ils ont les visages iconiques de Catherine Deneuve (période "Le Dernier Métro") et de David Bowie (période "Let's Dance"). Ils vivent dans de somptueuses résidences pleines de bibelots anciens et se repaissent autant de sang que de grande musique (magnifiquement utilisée que ce soit le trio de Schubert aussi suggestif que dans "Barry Lyndon" ou le Lakmé de Léo Delibes). Un sang étroitement lié au sexe, les vampires se nourrissant au moment de leurs ébats torrides avec leurs proies ce qui fait évidemment penser au sida alors en pleine émergence (et le film de Coppola enfoncera ensuite le clou). L'esthétique baroque tout autant que la thématique m'a fait penser spontanément à Blade Runner, réalisé par Ridley Scott, frère de Tony en 1982: clairs obscurs, lâcher de colombes, fumigènes, voilages volant au vent, ambiance hypnotique, créatures inhumaines en proie à des questions existentielles. Car l'immortalité des vampires de Tony Scott s'avère conditionnelle: elle dépend du désir d'un autre. Cet autre est longtemps Miriam, sorte de déesse égyptienne qui élit ceux qui lui plaisent jusqu'à ce qu'elle s'en lasse. Alors ceux-ci vieillissent brutalement et finissent par se transformer en momie. C'est précisément ce qui arrive à John dont le maquillage est par ailleurs très réussi (son auteur, Dick Smith a travaillé notamment sur "L'Exorciste"). Miriam a en effet trouvé un autre objet de désir en la personne de Sarah (Susan Sarandon), médecin spécialiste des effets du vieillissement. Mais avec elle, le processus s'inverse comme si la science dévorait la croyance. Les scènes entre Catherine Deneuve et Susan Sarandon ne sont pas pour rien dans le statut culte du film: la première est devenue une icône lgbt et la seconde incarne une femme forte et indépendante qui annonce celle de "Thelma et Louise".
C'est suffisamment rare pour être souligné mais si la mini-série "Adolescence" est un tel phénomène de société, elle le doit autant au fond qu'à la forme. Une fois de plus, les britanniques démontrent leur maestria en ce domaine. "Adolescence" fera date par ce qu'elle raconte mais aussi par la manière dont elle le raconte. Elle est le fruit d'une prouesse technique consistant à tourner chaque épisode de 45 minutes en un seul plan-séquence. Tout a été réglé en amont, lors de répétitions, le tournage s'effectuant en continu comme un ballet ou une pièce de théâtre chorégraphiée au millimètre. Ce dispositif, lorsqu'il est maîtrisé décuple la puissance du récit en plongeant le spectateur en immersion totale, comme le ferait un jeu vidéo. On pense à "La Corde" (1948) de Alfred HITCHCOCK, aux longues introductions de films comme celle de "La Soif du mal" (1957) ou celle de "Snake Eyes" (1998) avec des circonvolutions de caméra qui rappellent les travellings de "Shining" (1980). Mais la référence la plus évidente est "Elephant" (2003) qui traite d'un sujet proche de celui de "Adolescence" dont le deuxième épisode se déroule intégralement dans l'enceinte de l'école de Jamie. Car si le dispositif joue sur l'effet de temps réel, chaque épisode n'est qu'une fenêtre ouverte sur une histoire se déroulant sur plus d'une année: les ellipses, ce sont les intervalles qui séparent l'arrestation de Jamie de l'enquête dans son école puis de la rencontre avec la psychologue et enfin de l'anniversaire de son père (Stephen GRAHAM, co-auteur de la série).
Chaque épisode combine émotions et réflexions. Le premier suscite l'effroi, celui de voir un gosse traité selon une procédure criminelle conçue pour les adultes. Le second suscite le malaise en mettant en évidence la fracture générationnelle dans les familles et à l'école avec des adultes dépassés par des gamins sur lesquels ils n'ont pas de prise. Le troisième dévoile l'autre visage de Jamie et il faut souligner la performance de Owen Cooper qui parvient à rendre menaçant, voire terrifiant un ado de 13 ans au visage et à la voix encore enfantines. Le quatrième montre les conséquences sur sa famille, ni le père ni la mère n'étant accablés, autant pour échapper aux clichés que pour que chacun puisse d'identifier à eux. Aucune réponse toute faite aux actes de Jamie n'est donnée, c'est à chacun de se faire son opinion ce qui est d'une grande intelligence. Seules des pistes sont évoquées comme le cyberharcèlement ou le rôle toxique des masculinistes sur les réseaux sociaux dans la construction d'adolescents en quête de repères. Mais l'image la plus forte est celle du père de Jamie en larmes à la fin du quatrième épisode dont seule la peluche de Jamie est le témoin car "Boys don't cry" (1998).
Il y a sept ans, j'ai reçu en cadeau un coffret de onze films de Martin SCORSESE. Et pourtant ce n'est qu'aujourd'hui que je regarde "Le Loup de Wall Street" (2013) et je n'ai pas encore vu les deux autres de la même eau qu'il a réalisé avant, "Les Affranchis" (1990) et "Casino" (1995). Ce n'est clairement pas ma came si j'ose dire, ce grand cirque hyperactif et hyper-testostéroné même si dans "Le Loup de Wall Street", l'addiction au fric, au sexe et aux drogues ne s'accompagne pas d'un bain de sang. On reste entre cols blancs aux mains bien sales quoique blanchies en Suisse (merci à notre acteur frenchie, Jean DUJARDIN).
L'immersion dans la fuite en avant complètement déjantée d'un escroc de la haute finance ne manque pas d'intérêt. Jordan Belfort représente une version dévoyée et grotesque de la réussite du self made man et Martin SCORSESE s'avère toujours aussi doué pour croquer le portrait de l'inconscient américain. La forme frénétique épouse le fond du personnage, un bonimenteur sans scrupules que ses capacités de persuasion mènent au sommet du succès avec tous ceux qui acceptent de le suivre dans son délire de toute-puissance sur fond de revanche sociale. Le portrait de cette Amérique-là est fort juste, on y trouve tout ce qui caractérise ses pires travers: l'individualisme exacerbé nourri de darwinisme social (derrière les histoires édifiantes de pauvres femmes sorties du ruisseau grâce à lui, la jouissance de pouvoir "entuber" les autres), le culte du dieu dollar (il faut voir avec quel mépris Jordan traite tous ceux qui ne croulent pas sous le fric), le mode de vie ostentatoire et vulgaire qui en résulte, l'inconscience des ravages causés par ses actes, les excès en tous genres qui rappellent notamment ceux du "Scarface" (1983) de Brian DE PALMA avec l'alcool coulant à flot sur les montagnes de coke et de cachets tandis que l'adrénaline accumulée est déchargée dans les orgies de sexe qui servent de substitut aux fusillades, les femmes, toutes vénales ou presque étant ravalées au rang d'objets sexuels interchangeables. Leonardo DiCAPRIO est phénoménal dans le rôle principal par son abattage avec quelques scènes d'anthologie comme celle du téléphone.
Néanmoins 3h d'un tel barnum, c'est trop. Au bout d'une heure on a bien compris à qui on avait affaire et la répétition ad nauseam de ce schéma nous mène à l'épuisement pour ne pas dire à l'écoeurement. Il y a un problème d'équilibre dans le film. Car certes, Martin SCORSESE nous ramène parfois dans le monde réel, au détour de quelques scènes qui sont de loin celles que j'ai trouvé les plus intéressantes: celle où Jordan avoue dans un rare moment d'introspection que le loup le dévore de l'intérieur, celle où il bat sa femme et tente d'embarquer de force sa petite fille complètement terrorisée, celle dans laquelle l'agent du FBI prend le métro et regarde (et la caméra avec lui) la misère qui l'environne, celle dans laquelle Jordan est condamné par la justice. Mais ces moments sont trop rares pour dissiper l'impression que le réalisateur s'est laissé happer dans le tourbillon de la fascination pour son personnage et qu'il a eu bien du mal à redescendre. Du loup au vampire il n'y a qu'un pas et Martin SCORSESE m'a paru un peu trop "mordu".
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)