Créée à Broadway le 10 janvier 1941, « Arsenic et vieilles dentelles » d'après la pièce de Joseph Kesselring a tenu le haut de l’affiche jusqu’au 17 juin 1944. Elle est entrée dans le livre Guiness des records des pièces les plus jouées à Broadway avec 1 444 représentations, avant de s’installer au Strand Theater à Londres jusqu’en 1946. La pièce a marqué notamment les esprits grâce à l’interprétation magistrale de Boris KARLOFF dans le rôle de Jonathan. Mais c’est Franck Capra qui l'a rendue mondialement célèbre en l’adaptant au cinéma. Sans Boris KARLOFF hélas retenu ailleurs au moment du tournage et remplacé par un "clone" (Raymond MASSEY) mais avec Peter LORRE qui compose un docteur Einstein savoureux. Face à ce duo tout droit sorti du film de James WHALE, Cary GRANT, le roi de la screwball comédie ne fait pas dans la dentelle (^^) et son surjeu permanent (encouragé par Frank CAPRA) finit par émousser le ressort comique de son personnage qui pourtant démarrait très fort. C'est la différence entre le cinéma qui demande de la retenue et le théâtre qui se joue à fond. Pour rappel, Cary Grant joue Mortimer dont le mariage est mis en péril par un encombrant cadavre dans le placard et qui se démène pour que sa famille de cinglés (deux vieilles bigotes qui assassinent par charité chrétienne et leur neveu qui se prend pour Théodore Roosevelt) aille dormir à l'asile psychiatrique dirigé par M. Witherspoon (Edward Everett HORTON, un pilier du second rôle de la comédie américaine de cette époque). On rit encore aujourd'hui beaucoup en regardant cette comédie loufoque et macabre même si l'aspect théâtre filmé et l'ambiance hystérique la rendent parfois un peu lourde à digérer. Certains gags ont mal vieilli (celui du taxi par exemple) de même que certains personnages (la fiancée de Mortimer, le policier théâtreux) mais comme on est dans la surcharge permanente, il y a dans ce trop-plein de quoi largement se contenter. Un exemple parmi d'autres: comme dans les cartoons, Mortimer raconte sur le mode de la fiction ce qui est en train de se dérouler derrière son dos. Pourtant il a découvert très tôt dans le film que la réalité dépassait la fiction!
La quintessence du cinéma de Frank Capra avant même tous ses chefs d'oeuvre humanistes, celui-ci l'a donnée dans "La Ruée", son premier grand film social. Soit 1h13 d'un récit ou plutôt de trois récits entremêlés qui montrent à quel point Frank Capra savait mêler avec brio toutes les échelles: de Dickson, le patron et ses actionnaires aux différentes strates du personnel jusqu'aux mouvements de foule, c'est à une véritable micro-société représentative de l'Amérique de la Grande Dépression que l'on a affaire au travers de la quasi unité d'action offerte par le cadre de la Union National Bank dans laquelle se déroule l'histoire. La clarté extrême avec laquelle le film est structuré permet de ne jamais se perdre: la fin reprend ainsi le début, bouclant ainsi la boucle. Entre ces deux extrémités montrant un début de journée "type" d'une banque fourmilière dans laquelle règne la sérénité et l'harmonie, Frank Capra va construire trois intrigues destinées à déstabiliser ce microcosme. La première provient de l'épouse du patron qui se sent délaissée et n'est pas insensible aux avances de son employé, Cluett. Lequel est aussi le fruit véreux qui fait entrer trois gangsters dans la place, ajoutant ainsi une intrigue criminelle à l'intrigue sentimentale. Enfin les associés de Dickson, bien moins généreux et clairvoyants que lui veulent sécuriser leurs gains plutôt que de le faire travailler au service de la société: ils estiment qu'il est trop risqué de parier sur le potentiel des gens sur la foi d'intuitions plutôt que sur l'état de leur compte en banque. C'est dans la deuxième partie du film, quand Frank Capra fait monter ces trois intrigues en mayonnaise que la foule entre en scène, d'abord pour le pire et ensuite pour le meilleur. Le pire, c'est d'abord la rumeur, filmée à l'aide de gros plans sur des citoyens lambda qui s'enchaînent de plus en plus rapidement. Puis ensuite la panique quand ces mêmes citoyens se ruent tous en même temps à la banque pour retirer leurs dépôts ce qui donne lieu à des scènes impressionnantes de marée humaine en vue rasante et plongeante. Face à l'irrationalité dangereuse de la masse et à l'égoïsme des élites financières qui risque de faire s'effondrer l'édifice bâti pour le bien général, Frank Capra oppose ses idéaux de solidarité et de générosité reposant sur la gratitude de tous ceux que Dickson a aidé à un moment ou à un autre. Toute ressemblance avec un futur très grand classique rediffusé chaque année à noël aux USA est purement fortuite ^^ (quoique personnellement, je lui trouve aussi des points communs avec "Mr. Deeds goes to town" et "Mr. Smith goes to Washington".)
Rainer Werner Fassbinder aimait les flamboyants mélodrames hollywoodiens mettant en scène des histoires d'amour impossibles. Il a transposé dans "Tous les autres s'appellent Ali" une scène de "Tout ce que le ciel permet" de Douglas Sirk et le titre "Les larmes amères de Petra von Kant" est une référence au thé amer du général Yen, titre en VO de "La Grande Muraille" (titre lui sans queue ni tête) de Frank Capra. Oeuvre pré-code Hays d'une grande élégance et d'une tout aussi grande précision dans la mise en scène qui précède également la période des chefs d'oeuvre les plus rassembleurs du maître (de "New-York Miami" à "La Vie est belle") c'est un très beau film qui met en scène dans une période troublée de l'histoire de la Chine, celle de la guerre civile entre nationalistes et communistes la relation non moins trouble qui s'établit entre le général Yen et une jeune américaine qu'il a fait enlever. L'amour entre un chinois (même s'il est général et même si pour une question de conventions d'époque il est joué par un acteur suédois, Nils Asther) et une américaine étant loin d'aller de soi, Frank Capra s'amuse à tordre le cou aux préjugés et à renverser les perspectives avec une grande lucidité. Sans affadir le général Yen qu'il montre en chef de guerre impitoyable et cruel, c'est pourtant la pieuse Megan (Barbara Stanwyck), pétrie de valeurs chrétiennes et d'ailleurs fiancée à un missionnaire qu'il montre en pleine "conversion". Non pas tant à l'attrait de l'orientalisme qu'à son attirance pour le général dans un rêve particulièrement osé pour l'époque qui semble préfigurer "Répulsion" de Polanski avant qu'il ne transforme Fu Manchu (l'image xénophobe que les occidentaux se faisaient des chinois) en séduisant "chinese lover". On savoure également l'ironie de la phrase prononcée par Yen quand son conseiller financier lui fait remarquer que Megan est blanche "ce n'est pas grave, je n'ai pas de préjugés". Il faut dire qu'avec la Chine, les occidentaux se sont heurtés à un os, la richesse de sa civilisation et sa longue histoire impériale l'ayant rendue non seulement peu perméable à l'évangélisation mais capable de renverser le rapport de forces (n'est ce pas ce qui est arrivé aussi à Hergé-Tintin avec Tchang?). La Chine travaillait visiblement européens et américains puisque "The bitter tea of general Yen" est contemporain de "Shanghai Express" de Josef von Sternberg.
"Horizons perdus" c'est L'Utopie de Thomas More revue et corrigée par James Hilton (auteur du roman), Frank CAPRA (réalisateur du film adapté du livre) et indissociable du contexte historique très sombre des années 30 et 40 dans lequel le cinéaste a forgé ses plus grands chefs d'oeuvre humanistes (le roman date quant à lui de 1933 soit l'année de l'arrivée de Hitler au pouvoir). S'y ajoute une dimension mystique lié au lieu où le romancier a décidé d'implanter sa cité idéale: non sur une île mais au beau milieu d'une vallée perdue quelque part aux confins de la chaîne de l'Himalaya. Shangri-La est d'ailleurs un surprenant mélange entre une lamaserie tibétaine et un palais art déco occidental (à l'image de sa population). Inspiré du mythe bouddhiste de Shambhala ("lieu du bonheur paisible") il se situe hors du temps et hors de l'histoire dans un lieu secret à l'abri des tempêtes qui agitent le reste du monde. Un lieu qui est d'ailleurs plus spirituel que matériel puisqu'il suffit d'y croire pour le retrouver (en soi) et qu'à l'inverse ceux qui ne sont pas en paix avec eux-mêmes sont incapables d'y rester comme l'illustre l'itinéraire tragique du frère de Robert Cornway*.
La première scène de "Horizons perdus" est une plongée saisissante dans l'enfer des années précédent l'éclatement de la seconde guerre mondiale vu à travers le prisme d'une petite colonie britannique chinoise sur le point de basculer sous la domination japonaise. On assiste à une scène chaotique d'évacuation des blancs par avion alors que les chinois sont impitoyablement refoulés. Expression du racisme occidental décomplexé, cette évacuation sélective est aussi une manifestation de la vision nazie du monde "la lutte pour la vie" dont ne peuvent se sortir que "les plus forts" c'est à dire "les races supérieures"**.
Cependant l'organisateur de cette évacuation, le diplomate Robert Cornway (Ronald COLMAN) se pose des questions. Sa curiosité et ses interrogations vont l'entraîner dans la direction opposée à celle qu'il avait (consciemment) voulu prendre, entraînant avec lui ses quatre compagnons pour le meilleur ou pour le pire. Car ce que souligne également Frank CAPRA c'est le peu d'appétence de l'homme occidental pour le bonheur qui implique une frugalité, une simplicité et une modestie dont il est dépourvu. Son "logiciel idéologique" est celui du conquérant et du compétiteur agressif et perpétuellement insatisfait, pas celui du sage qui rayonne de sérénité. D'ailleurs on découvre que la raison d'être de Shangri-La est de mettre hors de portée de cet homme prétendûment seul civilisé mais en réalité enclin à la destructivité tous les trésors accumulés au cours des siècles (James Hilton et Frank Capra en se focalisant sur les livres avaient sans doute en tête les autodafés nazis mais les menaces récentes de Donald Trump sur le patrimoine culturel iranien ou les bombardements et pillages des œuvres d'art irakiennes en 2003 montrent que les occidentaux ne se sont pas vraiment amendés de ce côté en dépit des actions de l'UNESCO en faveur de la protection du patrimoine mondial de l'humanité).
Bref il y a de quoi réfléchir avec ce film très riche et remarquablement construit pour peu qu'on le replace dans son contexte et que l'on comprenne que Frank CAPRA n'avait rien de naïf mais bien au contraire érigeait ses fables humanistes en rempart contre le désespoir (un désespoir qui conduira par exemple l'écrivain Stefan Zweig au suicide en 1942). Ayant été au fil du temps amputé de 25 minutes (il en faisait 132 à l'origine), il a bénéficié d'un travail de recherche qui a permis de le restaurer en majeure partie: la bande-son a été entièrement retrouvée et quant aux images, il en manque environ sept minutes. Elles sont remplacées par des photos de tournage.
* Dans "Brazil" (1985) de Terry GILLIAM qui dépeint un terrifiant monde totalitaire dont on ne peut s'échapper qu'en esprit, la cité où vit Jill, la femme idéale que Sam retrouve (en rêve) dans les cieux se nomme justement "Shangri-La".
** Jusqu'à la bataille d'Angleterre, les nazis ont espéré trouver un terrain d'entente avec les anglais qu'ils considéraient comme des cousins "naturels" situés dans la partie haute de leur hiérarchie raciale.
"La Blonde platine" est un film de Frank CAPRA réalisé en 1931. En résulte un aspect encore assez figé et théâtral dans des décors de studio et un scénario qui ne brille pas par sa subtilité. Mais il n'en reste pas moins que le film est "mythique" pour avoir donné son surnom à Jean HARLOW dont la présence est assez magnétique dans un rôle de jeune bourgeoise à contre-emploi (elle vole d'ailleurs la vedette à Loretta YOUNG qui apparaît bien fade à côté). Son partenaire, Robert WILLIAMS dégage tout autant de charisme. Ils préfigurent quelque peu le couple de "New York - Miami" (1934) à ceci près que Ann Schuyler ne cherche pas à s'échapper de son milieu mais au contraire à enfermer Stewart Smith dans la cage dorée de la maison de ses parents (les surcadrages illustrant cet enfermement) voire à le remodeler ce qu'il refuse, l'intégrité du jeune homme étant à la fois le sel de leur amour et ce qui les sépare. La différence sociale entre les deux époux qui sert de moteur tant à la comédie (même si "La Blonde Platine" n'est pas une screwball comédie) qu'à la satire sociale présente dans le film est quant à elle soulignée par de nombreux plans en plongée et contre-plongée jouant sur le premier et le deuxième plan. Bien que bien plus proche du Clark GABLE insolent clamant "I don't give a damn" que du Gary COOPER jouant les ingénus dans "L'Extravagant Mr.Deeds" (1936), le film se présente néanmoins comme un brouillon du chef-d'oeuvre de Frank CAPRA dont il reprend nombres d'idées (du "Cinderella man" utilisé par les journalistes pour parler de Stewart à la scène où il improvise une séance de cris se répercutant en écho dans le hall de la maison de ses beaux-parents avec le domestique). On peut également souligner le caractère de "film maudit" que fut la "Blonde Platine" pour ses deux principaux interprètes. Robert WILLIAMS mourut quelques jours avant la sortie du film d'une péritonite et Jean HARLOW six ans plus tard des complications liées à une infection rénale mal soignée.
En France, particulièrement en ce moment, on nous rebat les oreilles avec la défense de la démocratie, de la République et de ses valeurs humanistes comme si tout ce qui se décidait en leur nom était conforme à ces valeurs et qu'il était hors de question d'en discuter. C'est d'ailleurs en ce sens que sont conçus les programmes d'éducation morale et civique au collège et au lycée. Des programmes appuyés par des manuels qui sanctifient les interventions militaires ("c'est pour assurer la paix et étendre la démocratie dans le monde ainsi qu'apporter une aide humanitaire aux civils en détresse") et la politique sécuritaire de la France ("Vigipirate, l'état d'urgence et le fichage c'est pour votre plus grand bien"), fustigeant la montée de l'abstentionnisme ("si les français se détournent du vote c'est qu'ils sont de mauvais citoyens") ou encensant les médias pour lesquels la pression des pouvoirs est (dixit Laurent Joffrin de "Libération" en 2009 dans "Médias-Paranoïa") "rarissime et facile à repousser".
C'est pourquoi le film de Frank CAPRA est si précieux et si actuel, lui qui a mieux fait pour l'éducation civique de la population américaine que toutes les leçons de morale. Car ce que rappelle Frank CAPRA c'est que démocratie et République sont des coquilles vides et leurs valeurs, des mots creux si elles ne sont pas incarnées par des hommes et des femmes prêts à tout pour les défendre contre ceux qui veulent les détourner dans le sens de leurs intérêts. Car le (gros) mot est lâché, celui que les manuels d'éducation morale et civique (pour qui tous nos dirigeants sont des saints uniquement guidés par le souci de l'intérêt général) censurent: l'influence des intérêts privés sur les politiques publiques. C'est pourquoi lorsque je lis certaines critiques taxant Frank Capra de naïveté et de manichéisme, j'ai envie de rire étant donné qu'il est un champion de clairvoyance à côté de ces manuels propagandistes qui pourtant sont des outils tout à fait officiels d'enseignement. Et pour un pays comme la France dont les soulèvements populaires contre les abus de pouvoir (1789,1830,1848) sont maintenant qualifiés péjorativement de populisme, celui de Capra fait du bien. Son film, sorti en 1939 a d'ailleurs été interdit dans les dictatures totalitaires et mal reçu à Washington, c'est un signe qui ne trompe pas. Il montre que la mise à l'écart du peuple de la conduite d'un pays produit un système élitiste incestueux où règne la corruption du politique et du médiatique par les financiers avides de s'enrichir. Il évoque même le "bon sens" populaire contre la malédiction d'être trop futé (ça rappelle un discours récent où un membre du gouvernement disait qu'ils avaient été "trop intelligents et trop subtils"). Jefferson Smith (James STEWART), homme du peuple au patronyme synonyme de refondation démocratique est introduit dans les milieux très fermés du pouvoir pour servir d'homme de paille à un projet d'éléphant blanc conçu pour enrichir son commanditaire. Mais il refuse de jouer le jeu et avec l'aide d'une femme de tête qui connaît les rouages du système, Clarissa Saunders (Jean ARTHUR) il s'empare des outils institutionnels mis à sa disposition pour combattre la corruption et le mensonge. Un combat de David contre Goliath à dimension christique sacrificielle qui préfigure celui des lanceurs d'alerte durant lequel James STEWART accomplit une extraordinaire performance. Revitalisant ainsi la célèbre formule du préambule de la constitution américaine "We, the people".
J'ai passé un très agréable moment avec ce film de Frank CAPRA réputé mineur dans sa filmographie. C'est frais, léger, drôle, pétillant et la leçon de vie passe sans lourdeur. Le thème des courses de chevaux ne m'attire guère mais ce n'est finalement pas là qu'est l'essentiel. Comme dans "Vous ne l emporterez pas avec vous" (1938) réalisé quatre ans plus tard, Frank CAPRA interroge le sens de la vie dans une société pour qui l'argent est la valeur suprême. Soit un magnat, Higgins (Walter CONNOLLY) qui à force d'accumuler du capital a racheté une ville entière qui s'appelle bien entendu Higginsville. Il a quatre filles et trois gendres qu'il a mis en coupe réglée. Sa fille aînée Margaret (Helen VINSON) est mariée à Dan Brooks (Warner BAXTER), un passionné de courses hippiques qui préfère faire courir son pur-sang Broadway Bill que de s'occuper des affaires familiales. Lorsque Higgins enjoint à Brooks de se débarrasser de son cheval, celui-ci refuse et claque la porte, perdant sa position et son épouse au passage pour une hasardeuse vie de bohème. Mais une femme peut en cacher une autre: la seule fille célibataire d'Higgins, Alice (Myrna LOY) au caractère indépendant applaudit des deux mains son choix et décide de l'aider à gagner sa liberté. Mais le couple de déclassés se retrouve confronté à un milieu qui n'est pas tendre avec les sans-le-sou et les sans-grades: les galères s'accumulent et la course qui pourrait changer le destin de Dan Brooks est de plus en plus compromise.
C'était sans compter sur la chance et le destin. A l'aide d'une mécanique habile (et remarquablement mise en scène) fondée sur de fausses rumeurs et les manipulations de parieurs concurrents, Broadway Bill se retrouve projeté de lanterne rouge à outsider puis d'outsider à favori. La course elle-même est une métaphore de l'Amérique: Broadway Bill représente le self made man, les deux autres représentent la pègre et les nouveaux riches. Cependant le dénouement, inattendu est assez amer et vient contredire l'image d'indécrottable optimiste du cinéaste. Lequel peut être sans risque identifié à Dan Brooks, le milieu hippique étant un substitut de l'industrie du cinéma. Frank CAPRA affirme ainsi sa volonté d'indépendance face aux Higgins-producteurs tout-puissants. Il veut être reconnu comme un auteur, avoir le contrôle de ses films et montre qu'il est prêt à en payer le prix.
En France où règne parmi les élites intellectuelles un certain cynisme bon teint, les fables humanistes premier degré de Frank CAPRA font tache. Soit elles avouent benoîtement ne pas comprendre pourquoi il est considéré comme un génie (Les Inrockuptibles), soit elles s'excusent de s'y laisser prendre (A Voir-A Lire).
"Vous ne l'emporterez pas avec vous" est une comédie philosophique euphorisante et aujourd'hui plus pertinente que jamais. Elle invite à s'interroger sur le sens de l'existence et à remettre en question les fausses valeurs sur lesquelles les sociétés modernes sont bâties. Cela va bien au-delà du rejet du capitalisme. Ce sont toutes les idéologies en "isme" qui en prennent pour leur grade, le film étant inséparable de son contexte, celui de la crise économique des années 30 et de la montée des totalitarismes. Frank CAPRA rejette aussi l'idée de révolution et tout ce qui s'apparente à une récupération politique. Il invite également à se libérer de la tyrannie sociale c'est à dire du jugement des autres pour cultiver son jardin selon ses propres envies, sans aucune fin utilitariste. C'est cela qui aujourd'hui me paraît le plus transgressif dans son film. Les idéologies ne font plus recette mais les valeurs du capitalisme sont toujours d'actualité. La réussite sociale est le seul critère considéré comme ayant une valeur (pour une union matrimoniale par exemple mais aussi dans le choix de ses études ou de ses relations). Elle passe par les signes extérieurs de richesse et de prestige. Quant aux activités artistiques, elles sont envisagées sous l'angle de la performance et dans un esprit de compétition féroce. Les émissions de télévision en font d'ailleurs un divertissement très prisé. Que ce soit autour de la danse, du chant ou de la cuisine, le jeu est le même : le mien est mieux que le tien. La perversité de nos sociétés est telle qu'elles nous enjoignent en même temps à être nous-mêmes, à nous développer personnellement, à nous exprimer et à être heureux. Mission impossible.
Pas de telle double contrainte chez Frank CAPRA. Son discours est clair. Il montre que la recherche du profit et de la réussite sociale est incompatible avec le bonheur. Le jour où le grand-père Vanderhof (Lionel BARRYMORE) le comprend il tourne le dos à la société pour faire ce qui lui plaît vraiment sans se soucier du regard des autres. Et il entraîne derrière lui sa famille et d'autres personnes lasses de n'être que des rouages d'un système absurde (c'est le sens du titre qui va bien au-delà du cliché selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur). Ils forment une communauté de hippies avant la lettre pour reprendre L'expression de Frank CAPRA fondée sur un hédonisme enfantin iconoclaste. Le fait de voir ces adultes plein de fantaisie passer leur temps à s'amuser est une vraie provocation. Je me souviens qu'à la première vision j'avais été agacée par le personnage d'Essie (Ann MILLER) qui se déplace en dansant de façon ridicule, avant de comprendre que c'était fait exprès : "je suis nulle mais ça me plaît et si ça vous dérange et bien je vous emmerde" (l'image du Frank CAPRA gentillet en prend un coup!), Dans le même ordre d'idées leur franchise fait des étincelles (au sens figuré mais aussi au sens propre). Il faut voir l'air ahuri et amusé de James STEWART (le fils Kirby) quand Vanderhof demande à quoi servent les impôts ou le changement d'expression du visage de Kirby senior (Edward ARNOLD) quand Penny (Spring BYINGTON), la mère d'Alice (Jean ARTHUR) dit à Mrs Kirby (Mary FORBES) que les sciences occultes sont de la charlatanerie.
Œuvre de jeunesse de Frank CAPRA réalisée un an avant le triomphe de "New York - Miami (1934)", "Lady for a day" est aussi sa première fable humaniste. Le conte de fées est 100% téléphoné et 100% invraisemblable : en gros tous les groupes sociaux de la ville (à l'exception notable des classes laborieuses) communient autour d'une vieille femme semi-clocharde qui se fait passer pour une aristocrate afin que sa fille élevée loin d'elle puisse épouser un prince. Apple Annie est un personnage christique comme dans toutes les fables de Frank CAPRA. Elle a le don de susciter l'altruisme chez tous ceux qui d'ordinaire en ont le moins. En effet contrairement aux autres films du cinéaste, les gangsters, les escrocs, les policiers et les politiques se transforment miraculeusement en bonnes fées. Cet élan de solidarité gratuit est filmé de manière revigorante si bien qu'on avale la grosse ficelle sans trop de problème. De plus Frank CAPRA montre un vrai talent dans sa manière de croquer toute une galerie de seconds rôles aussi typés qu'attachants. Et sa fable s'inscrit dans un contexte dramatique montré avec réalisme: celui de la grande Dépression. Là est l'ADN de ce cinéaste: embellir, enchanter pour mieux souligner le contraste avec une réalité souvent âpre.
"New York-Miami" est considéré comme le film fondateur de la screwball, ce genre de comédie typiquement américaine des années 30 et 40 qui reprend les schémas du cinéma burlesque muet tout en l'adaptant au parlant. La screwball se caractérise en effet par des échanges dialogués vifs et piquants au sein d'un couple que tout semble opposer alors qu'en vérité ils sont fait l'un pour l'autre. C'est pourquoi on parle également souvent de "comédie du remariage". Soit qu'il s'agisse d'un couple déjà formé sur le point de se séparer et qui finit par se rabibocher, soit de deux personnes qui se rencontrent et qui après s'être bien frottées l'une à l'autre (d'où les étincelles!) vont finir par rompre leurs engagements pris ailleurs pour former un couple.
C'est à ce dernier cas de figure qu'appartient "New York-Miami" qui repose sur un choc des mondes. Soit Ellie (Claudette COLBERT) une jeune héritière pourrie gâtée et totalement ignorante de la réalité de la vie que son désir de liberté pousse à sauter hors du yacht paternel bien protégé pour se mêler à la plèbe en voyageant en bus (moyen de locomotion du pauvre aux USA) et dormant au camping. Elle se retrouve compagnie de chômeurs (la grande dépression est évoquée au travers d'une passagère qui s'évanouit d'inanition), d'hommes lubriques et de Peter, un reporter bourru en rupture de contrat porté sur la boisson et les potins (Clark GABLE) qui lui porte un intérêt immédiat. Est-ce pour ses beaux yeux ou pour le profit qu'il peut en retirer? Toujours est-il que la suffisance des deux personnages (à coups de "Non, mais je peux me débrouiller toute seule, je suis une grande fille moi" tout de suite démenti par la réalité ou de "Je me fiche bien de vous", également contredit par la suite des événements) produit des étincelles comiques réjouissantes tandis que sous le vernis conflictuel perce rapidement la romance.
Le génie de Capra est d'avoir mis en mouvement cette intrigue théâtrale en l'intégrant dans un espace-temps parfaitement maîtrisé. Le film est en effet un road movie qui emprunte son rythme effréné aux films d'aventure et aux polars: poursuite, couple en fuite, fausses identités, atmosphère nocturne. Ce mélange réjouissant est enfin pimenté par un érotisme latent qui est un perpétuel défi à la censure. Capra joue énormément avec les situations scabreuses permises par la promiscuité (que ce soit dans le bus ou au camping) ainsi qu'avec les symboles. La scène hilarante de l'auto-stop voit s'affronter deux formes de phallisme et c'est la jambe bien galbée d'Ellie qui claque le beignet au pouce "trois positions" de Peter censé être imparable (Clark GABLE s'avère au passage être d'une efficacité comique redoutable avec un sens de l'autodérision proche de celui d'un Hugh GRANT). Il en va de même avec la nourriture, a-t-on besoin de préciser pourquoi Ellie refuse de s'alimenter à bord du yacht alors que quelques heures plus tard elle apprend à tremper correctement son donut dans le café sous les directives de Peter puis accepte de mordre dans une carotte?
Mais sa plus grande audace ne réside-elle pas dans le dernier plan? La chute du mur de Jéricho symbolise aussi bien l'union sexuelle que l'abolition des barrières sociales ou des préjugés sexistes (Ellie revêtant le pyjama et la robe de chambre de Peter, c'était déjà un premier pas.)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.