"Mikado" est tellement bourré de qualités par rapport au tout-venant de la production cinématographique française qu'on lui pardonne aisément ses imperfections. Baya KASMI que j'ai découvert je pense comme la plupart en tant que scénariste sur "Le Nom des gens" (2010) réalisé par Michel LECLERC réussit une comédie dramatique adoptant un angle original et pertinent. Cet angle, c'est celui de l'enfance maltraitée si souvent négligée au cinéma. C'était déjà un thème sous-jacent dans "Le Nom des gens" (2010) qui expliquait les comportements des deux protagonistes principaux par les traumas de leur enfance. "Mikado" en fait son sujet principal en confrontant un adulte abîmé par son passé d'enfant placé à sa fille pré-adolescente à qui il a imposé une vie en marge de la société qu'elle ne supporte plus. Entre les deux, une médiatrice, la mère qui partage avec Mikado un passé difficile (quiconque a vu "Le Nom des gens" (2010) comprendra la signification du piano) et un mode de vie précaire mais qui s'avère bien moins asociale, plus réaliste, plus sensible aussi au sort de leurs enfants.
Autre qualité majeure du film, des acteurs excellemment dirigés. Je n'aime guère Felix MOATI mais force est de constater qu'il est convaincant dans le rôle-titre. Vimala PONS a enfin un rôle consistant à se mettre sous la dent tandis que Patience MUNCHENBACH est très émouvante dans le rôle de l'adolescente mal dans sa peau qui découvre à quel point elle est inadaptée à la vie sociale en ayant été coupée des autres jeunes de son âge. Mais l'acteur qui touche le plus est Ramzy BEDIA dans le rôle d'un veuf mélancolique, lui aussi aux prises avec une fille adolescente (Saul BENCHETRIT) qui abrite transitoirement la famille de Mikado dont le van est tombé en panne dans le jardin de son mas provençal. D'ailleurs la rencontre entre les deux familles est montrée de façon très juste comme un accident de la vie et s'accomplit non sans réticences tant le mode de vie sédentaire et quelque peu lugubre de Vincent contraste avec celui, nomade et désordonné de Mikado et Laetitia qui vivent et se comportent comme deux adolescents attardés. Cette question de la place dans la famille est centrale dans le film. Tant que Mikado et Laetitia refusent de la céder, ils empêchent leurs enfants de grandir et même d'exister. Nuage* dit à un moment donné qu'elle n'est jamais née. Cela va au-delà d'une question d'Etat civil, c'est un mode de non-existence où il faut se cacher en permanence des yeux du reste de la société. La fin du film, en miroir de celle du début montre que chacun occupe désormais la bonne place: l'enfant qui s'efface c'est désormais Mikado pour laisser Nuage enfin voler de ses propres ailes.
* Les prénoms des enfants, Nuage et Zéphyr font penser à ceux de la famille Phoenix car le film de Baya KASMI a d'évidents points communs avec celui de Sidney LUMET, "A bout de course" (1988). Mais il m'a fait penser aussi à "L'Enfant" (2005) des frères Dardenne tout en étant plus léger, plus féministe et plus proche du ressenti adolescent.
Le premier long-métrage de Marion VERNOUX est, trois après après "Thelma et Louise" (1991) la déclinaison française du road-movie au féminin qui a ensuite essaimé dans le cinéma français (exemple: "Elle s'en va") (2012). Quatre femmes assez dissemblables et tentées par les dissensions partagent le temps d'un voyage en camping-car vers la mer l'objectif commun de se libérer de la dépendance aux hommes. Que ce soit pour affirmer un désir propre, prendre une revanche ou fuir une situation aliénante, ces femmes sont démangés par le besoin de liberté que l'on sent parfois venir nous ébouriffer les cheveux. Et elles puisent leur force dans la sororité du groupe ce que les hommes savent faire en faisant corps là où les femmes s'isolent dans de stupides rivalités. Comme un contrepoint à leur odyssée, Marion VERNOUX filme également la fille de l'une d'entre elles, Marie (jouée par LIO) qui essuie échec sur échec en ne se définissant que par rapport aux hommes, lesquels en prennent pour leur grade (de façon trop caricaturale à mon avis). Le quatuor du camping-car est dominé de la tête et des épaules par le duo formé par Bernadette LAFONT et Bulle OGIER qui jouent des soeurs que tout oppose: l'une est alcoolique et mène une vie désordonnée, l'autre est une bourgeoise guindée qui n'imagine même pas que son mari puisse la tromper. Toutes deux sont surtout des monstres sacrés de la nouvelle vague et lorsque Annie évoque la perte de sa fille de fiction, on ne peut s'empêcher de penser aux filles bien réelles que toutes deux ont perdu, Pauline LAFONT et Pascale OGIER. Grâce à leur abattage, à la musique de ARNO et à quelques moments inspirés, on ferme les yeux sur l'aspect quelque peu confus de la mise en scène.
Au cours de ses trente années de carrière, Marion Vernoux a alterné les réalisations pour le cinéma et la télévision en plus d'une activité sporadique de scénariste et d'actrice pour d'autres réalisateurs ou réalisatrices ("Vénus beauté", "Grave"). Les films que j'avais pu voir d'elle tournent autour du désir féminin, qu'il balance entre deux hommes ("Love etc.") ou se porte sur un homme beaucoup plus jeune ("Les Beaux Jours"). "Comme des reines" est différent en ce sens que s'il a lui aussi pour moteur les désirs de trois jeunes filles, il évoque leur fourvoiement dans la prostitution. Le scénario est le point fort du film, c'est d'ailleurs ce qui a conduit Marion Vernoux à le réaliser. Aucun didactisme pesant (alors que c'est souvent la tare des téléfilms à sujet de société), aucune exposition à rallonge, on plonge directement dans le sujet et c'est au spectateur de reconstituer le parcours des trois filles qui représentent chacune un profil différent. Samia, collégienne en échec scolaire issue d'une famille monoparentale modeste éblouie par les paillettes et le fric facile, Jess, jeune femme sans famille d'une vingtaine d'années qui espère s'en sortir par la maternité et enfin Louise qui se prend pour la meneuse du groupe, jeune fille rebelle à peine majeure issue d'un milieu aisé qu'elle a quitté pour suivre Nico, le proxénète de la bande dont elle est follement amoureuse et à propos duquel elle se berce d'illusions. Ledit Nico (Idir Azougli déjà vu dans "Shéhérazade" et qui ne manque pas de présence) dont l'allure détone avec celle de l'image qu'on se fait des caïds est en effet des plus retors et le film expose ses méthodes de pervers narcissique, d'abord séductrices puis tyranniques pour maintenir les filles sous son emprise. Ses sbires, des délinquants de cité frappent par leur aspect juvénile et complètent le tableau d'une jeunesse en pleine dérive sectaire (sauf que l'argent et le pouvoir ont remplacé les idéologies). Les quelques figures parentales du film (le père de Louise joué par Bernard Campan, Louise étant d'ailleurs jouée par sa fille Nina et la mère de Samia jouée par Karole Rocher) semblent isolées et impuissantes. Ils sont d'ailleurs presque de trop, surtout Jean-Philippe, le père de Louise qui arpente la nuit les hôtels et les sites internet pour retrouver sa fille (Bernard Campan en fait trop dans le pathos et ses scènes sont répétitives). La fin n'est pas faite pour rassurer "la première fois elles reviennent toujours", la première fois...
Une bleue qui découvre le goût du sang et les plaisirs de la chair, voilà le programme du premier étonnant film de Julia Ducournau, qui comme son successeur, "Titane", primé à Cannes "libère les monstres" comme on lâcherait les chiens et interroge la notion de mutation corporelle mais aussi l'organicité (ou non) des liens du sang. En s'inscrivant dans le genre du film initiatique pour adolescents tendance gore (donc interdit aux moins de 16 ans, il ne faut pas craindre les scènes de boucherie et le sang qui coule à flots) "Grave" est cependant mieux structuré que "Titane" qui est plus expérimental. Mais non moins percutant, Julia Ducournau ayant de sacré bonnes idées et une maîtrise assez impressionnante de la mise en scène. Il fallait oser montrer de façon aussi frontale (et littérale!) l'animalité de l'être humain et le caractère dévorant des relations intra-familiales. La famille de Justine tente ainsi de contrôler sa bestialité en étant végétarienne. Mais de façon parfaitement contradictoire, tout le monde y est vétérinaire (pour apprivoiser cette part animale?). Justine (Garance Marillier qui joue aussi dans "Titane"), la fille cadette qui entame ses études découvre donc sa vraie nature, celle de sa famille et par extension, celle de l'homme au travers d'un bizutage musclé plus vrai que nature (sans doute l'une des meilleures représentation du corps médical dans le cinéma français avec "Hippocrate"). Nourriture et sexualité étant liées, elle découvre son féroce appétit pour la viande, et surtout la viande humaine en même temps que son désir pour son colocataire homosexuel, Adrien (Rabah Naït Ouffela) dont les muscles appétissants lui provoquent des saignements de nez (je crois que c'est la première fois que je vois cette manifestation de l'excitation sexuelle dans le cinéma hexagonal alors que les mangas et anime japonais dont je me suis abreuvée à l'adolescence et dans les années qui ont suivi en regorgent!) Mais dans cette course au mâle, elle est concurrencée par sa grande soeur, Alexia (Ella Rumpf qui incarne un personnage au prénom identique à celui de "Titane", est-ce un hasard?), élève-vétérinaire dans la même école qui est à la fois son mentor et sa rivale. Aucune ne sortira indemne de cet affrontement tout en chair et... en poils (autre tabou majeur de l'animalité du corps féminin qui est exhibé frontalement dans le film).
J'ajoute pour ma part le plaisir de voir Laurent Lucas jouer un père dont le corps recèle bien des secrets après son mémorable rôle dans un autre must du cinéma de genre français: "Harry, un ami qui vous veut du bien" (2000) de Dominik Moll. Oui, on a besoin d'être nourris par ce genre de films et on est loin d'être rassasiés!
"Vénus beauté institut", le plus grand succès critique et public de Tonie MARSHALL récemment disparue repose sur une mise en abyme. Il y a la bulle rose bonbon de l'institut, sorte de cocon dans lequel les femmes (mais aussi quelques hommes) déposent leur armure au vestiaire et se laissent aller aux confidences auprès des esthéticiennes-thérapeutes. Et puis il y a la vraie vie, nettement moins rose. La majorité des personnages, nous ne les verrons qu'à travers la vitre de l'institut qui rappelle l'écran du cinéma. Nous ne saurons jamais qui ils sont de l'autre côté du miroir. C'est le cas par exemple de la patronne, Nadine (Bulle OGIER) qui tient son rôle de vendeuse de beauté ou de Marie (Audrey TAUTOU alors débutante) jeune esthéticienne (faussement) ingénue qui n'est vue que par le prisme de son capital séduction. Il y a d'ailleurs une scène qui résume tout le film, c'est celle où Angèle (Nathalie BAYE) et Antoine (Samuel LE BIHAN) placés dans la position du spectateur regardent cachés dans le jardin Maris céder aux avances d'un de ses clients (Robert HOSSEIN) qui l'a invitée chez lui (mais le salon a de larges baies vitrées idéales pour jouer les voyeurs). Ils ne peuvent alors s'empêcher d'emboîter le pas sur le champ aux deux amants tant ils sont électrisés par le spectacle.
Cependant si la relation entre Marie et son vieux beau est motivée par l'argent et le sexe, ce n'est pas le cas de celle qui éclot entre Angèle et Antoine. Tous deux sont bien trop romantiques pour cela et vivent un pied dans le réel et un autre dans l'univers enchanté de l'institut. Ce n'est pas par hasard que l'on a souvent comparé le film à ceux de Jacques DEMY. Parce que la légèreté du sujet ("ici on ne vend que ça, des apparences") n'est qu'une façade cachant des tourments bien plus profonds. Comme nombre de ses clientes qu'elle s'attache à soigner avec beaucoup de délicatesse et d'empathie, Angèle est une femme de quarante ans meurtrie par les déceptions amoureuses et qui a peur de la vieillesse et de l'abandon. Elle s'enferre dans des relations sans lendemain qui l'aigrissent toujours davantage (son ex la décrit même comme "desséchée") alors qu'elle rêve en réalité du grand amour comme le révèle une des premières scènes du film lorsque derrière le mec de passage qui se fiche d'elle apparaît le prince charmant transi d'amour qui à la fin du film lui offre une magnifique robe de princesse toute droit sortie de "Peau d'âne" (1970) derrière des étincelles qui rappellent la baguette magique de la fée des lilas (la sonnette de la porte émet d'ailleurs un bruit féérique). Mais Angèle n'a rien de mièvre, elle est complexe, revêche et tendre, toute en contradictions (comme l'était Jacques Demy lui-même!), ne cessant de repousser celui qui l'aime par peur de souffrir puis de tenter maladroitement de recoller les morceaux par envie d'y croire. C'est l'un des plus beaux rôles de Nathalie BAYE et Samuel LE BIHAN en gros nounours est très touchant aussi. Le passage où il avoue que cet amour ne s'ajoute pas à celui qu'il avait pour sa fiancée (Hélène FILLIÈRES) mais le balaye m'a fait penser à "Le Bonheur" (1965) de Agnès VARDA qui reposait justement sur le faux-semblants de "bonheurs amoureux qui s'ajoutent".
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)