Je n'avais plus regardé de film de Thomas VINTERBERG depuis son percutant "Festen" (1998). "Drunk" aborde lui aussi un sujet délicat et il le fait avec beaucoup d'humanité. Du début à la fin, tous les paradoxes de l'alcool sont explorés et c'est bien parce que les facettes lumineuses et sombres du produit ne sont jamais séparées que le film atteint cette puissance. De façon assez ironique, le lieu central du film est une école dans laquelle derrière une apparence respectable l'alcool coule à flots et sans entraves. Chez les élèves mais aussi chez leurs enseignants quadragénaires gagnés par le mal de vivre. L'un d'eux attire particulièrement le regard avec ses grands yeux tristes: c'est Martin (Mads MIKKELSEN) qui voit sa vie lui échapper: il est en difficulté dans son travail et sa famille l'ignore. Alors en dépit de ses réticences (liées peut-être à un passé déjà agité par la substance) il se laisse tenter avec trois de ses amis (dont Tommy joué par Thomas BO LARSEN déjà vu dans "Festen") (1998) par l'expérience consistant à vivre au quotidien avec de plus en plus d'alcool dans le sang. Et c'est le début de l'engrenage. L'alcool réenchante sa vie, anime ses cours, le rend créatif et alerte. Et il est rappelé combien les substances psychotropes ont pu jouer un rôle créatif (même s'il n'est pas mentionné au profit d'Hemingway, on pense à Rimbaud). Combien leur effet désinhibant peut être magique en stimulant les capacités, augmentant la confiance en soi, l'initiative et la prise de risques. Mais dans le même temps, l'addiction finit par produire ses effets ravageurs, détruisant la vie sociale, la vie intime, la vie tout court. La fin est particulièrement admirable, faisant se succéder une scène de deuil et une scène inoubliable de danse en apesanteur dans un lâcher prise total après la libération de la parole.
C'est un film coup de poing dont la force me prend aux tripes à chaque nouveau visionnage. Bien meilleur à mon avis, bien plus convaincant que le "Ruban blanc" qui traite également du fascisme ordinaire tapi à l'intérieur des familles si respectables en apparence de l'Europe "boréale" chère à l'extrême-droite. Mais Vinterberg n'a reçu que le prix du jury alors qu'Haneke a eu la palme. C'est dommage.
On a beaucoup critiqué les principes du dogme 95, cette nouvelle vague cinématographique danoise lancée sous l'impulsion de Vinterberg et Von Trier en réaction aux superproductions hollywoodiennes bourrées d'effets spéciaux. Mais outre le fait qu'il n'a jamais été question de suivre le dogme à la lettre (ce qui serait un comble pour un film qui repose sur la transgression), le résultat dans Festen est saisissant de par la parfaite adéquation entre le thème traité (la révélation d'un secret de famille qui provoque un séisme) et le style employé (une caméra à l'épaule scrutant les visages à la manière de Cassavetes).
On pense forcément à la "Règle du jeu" de Renoir devant cette grande maison bourgeoise où l'on passe sans arrêt de l'étage des maîtres et de leurs invités qui fêtent l'anniversaire du patriarche à celui des domestiques. Sauf que si les premiers se livrent au grand cirque des faux-semblants, ce n'est pas le cas des seconds qui aident au contraire Christian, le fils aîné victime d'inceste dans son enfance à déjouer la règle du silence. Le sous-sol des cuisines tout comme l'eau ou le tube d'aspirine sont autant de métaphores des pulsions et secrets enfouis qui cherchent à remonter à la surface. Si bien qu'à chaque nouvel échec, les domestiques poussent Christian à retourner dans l'arène de la cérémonie jusqu'à ce que la vérité éclate.
Et cela finit par marcher. La maison se lézarde de tous côtés. On observe une montée progressive de la violence contre Christian pour tenter de préserver l'unité familiale. A la torture psychologique (tentative de la mère pour diffamer son fils, propos humiliants du père) succède la violence physique lorsque le frère cadet passablement déséquilibré et ses amis jettent Christian hors de la maison puis l'attachent à un arbre dans la forêt non sans l'avoir frappé au préalable. Cette violence est redoublée par l'arrivée de Gbatokai, le fiancé noir d'Hélène, sœur cadette de Christian, qui déclenche un déchaînement de racisme dans l'assemblée. Comme Christian, Gbatokai fait figure d'intrus, de "corps étranger" dont il faut se prémunir. Le conflit ne se dénoue que par la lecture de la lettre de Linda, la sœur jumelle de Christian qui s'est suicidée à cause des abus sexuels dont elle a été victime au même titre que son frère. Linda dont le fantôme est omniprésent tout au long du film.
La parole a valeur de libération. Christian peut construire sa vie alors qu'il en était empêché. Il brise le cercle de la fatalité qui consistait à reproduire les mêmes abus de génération en génération (l'intervention du grand-père permet de comprendre que le père a subi lui aussi des abus).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.