"A propos de Nice" est le premier film tourné par Jean Vigo peu après sa rencontre avec le chef opérateur Boris Kaufman, frère du cinéaste russe Dziga Vertov, le théoricien de la caméra-œil. Il s'agit par conséquent moins d'un documentaire sur la ville de Nice qu'un "point de vue documenté" iconoclaste. La personnalité cinématographique de Vigo nous explose à la figure dès ce premier film au caractère expérimental affirmé (ralentis, plans tarabiscotés, jump-cuts etc.) Un bouillonnement créatif au service de ses thèmes de prédilection. D'une part la chair, qu'elle soit dénudée (Vigo est un cinéaste de la peau) ou en mouvement (les ralentis en contre-plongée sur les jeunes filles qui dansent juchées sur les chars du carnaval sont particulièrement fascinants). De l'autre les inégalités sociales criantes opposant les quartiers populaires du vieux Nice et la promenade des anglais bourgeoise filmées avec beaucoup de crudité. Le film est muet mais il est accompagné par l'accordéoniste Marc Perrone.
Jean Vigo transfigurait tout ce qu'il touchait, rendant sensuel et poétique les films de commande qui en étaient a priori les plus éloignés. "Taris, roi de l'eau" (également connu sous le titre "La natation selon Jean Taris") est son second film. Il devait à l'origine être le premier volet d'une série sur le sport qui devait être diffusée en première partie de séance mais il resta finalement à l'état de prototype sans suite, le commanditaire (Gaumont) ayant entre temps changé de politique au profit des actualités. Vigo ne put réaliser son second projet autour du tennisman Henri Cocher alors classé premier joueur mondial.
Le principal intérêt de ce court-métrage documentaire mettant en scène le champion de natation français Jean Taris réside donc dans cette transfiguration d'un entraînement en piscine accompagné d'explications pédagogiques sur les techniques de nage en ode au corps. Un corps d'athlète que Vigo filme dans toute sa force, sa souplesse et sa sensualité, se déployant comme un félin et évoluant sur et sous l'eau comme un poisson. Vigo déploie tout son savoir-faire en innovant sur le plan formel et technique: gros plans sous l'eau (grâce aux hublots dont la piscine de la rue de l'Elysée était équipée), ralentis, marche arrière, surimpressions, travail sur les sons et les bruitages, science du montage. Le résultat est hypnotique.
"L'Atalante" comme "Zéro de conduite (1933)" sont des fulgurances poétiques puissamment charnelles et trempées du sceau de la révolte contre toutes les institutions bourgeoises. Un cinéma dérangeant qui fut censuré ou défiguré dès sa création avant d'être redécouvert après-guerre par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Jean VIGO a eu une influence déterminante sur François TRUFFAUT et le style des "Les Quatre cents coups (1959)" lui doit beaucoup. Il fallut toutefois attendre 1990 pour que "l'Atalante" soit restaurée dans un état proche de ce que voulait Jean VIGO grâce à la découverte miraculeuse d'une copie du film datant d'avant les remaniements imposés par les distributeurs.
Le scénario de "L'Atalante" n'avait au départ rien de sulfureux. Il s'agissait d'une oeuvre de commande par laquelle le producteur espérait offrir à Jean VIGO une seconde chance (après le sulfureux "Zéro de conduite") de faire reconnaître son talent auprès des professionnels du cinéma. Mais Vigo transforma le matériau convenu en quelque chose de profondément vivant et par là même, effrayant.
Effrayant est le mot qui convient de par les abîmes que Vigo fait découvrir au spectateur qu'ils soient de sensualité ou de noirceur, souvent à l'aide d'images poétiques flirtant avec le fantastique. Juliette (Dita PARLO) n'a jamais quitté son village mais rêve d'aventures et d'exotisme (comme les spectateurs qui allaient au cinéma pour s'évader de leur quotidien difficile alors que la crise des années trente frappait la France). Elle se marie donc avec Jean, un batelier (Jean DASTÉ) et embarque à bord de "L'Atalante", une péniche qui parcourt le réseau de la Seine. Le déchirement d'avec sa communauté d'origine est admirablement rendu, que ce soit au cours de la procession (qui ressemble plus à une veillée mortuaire qu'à une cérémonie de mariage) ou de l'embarquement (la noce verticale qui reste "plantée" à terre et s'oppose en tous points à la mariée qui parcourt la péniche à l'horizontale telle un fantôme). Mais cette vie est en réalité un nouvel enfermement lié au labeur de son mari mais encore plus, à sa jalousie. Déçue, elle se tourne d'abord vers l'extravagant père Jules (Michel SIMON) et son aura d'exotisme puis tombe sous le charme d'un camelot (Gilles MARGARITIS) qui lui fait miroiter les délices de la vie parisienne. Là encore, cela ne s'avère être qu'un mirage derrière lequel se cache la violence et la misère d'une société aliénée.
En même temps qu'il développe une critique sociale virulente, Jean VIGO célèbre en parallèle les joies de la chair avec tout autant de puissance. Car ce qui a été censuré en premier lieu, ce sont toutes les scènes jugées (à juste titre d'ailleurs) trop sensuelles et osées. Le père Jules est un personnage sulfureux dont la collection d'objets exotiques en tous genre comprend des portraits de femmes nues parfois dessinées à même la peau mais aussi des mains conservées dans le formol. La mise en scène suggère très bien son pouvoir de séduction sur Juliette par le rapprochement de leurs corps (notamment sur un lit) et l'exhibition des tatouages de ce dernier. Autres moments troubles, celui où Jean et Juliette qui se sont séparés rêvent l'un à l'autre dans leur lit en se livrant à des gestes autoérotiques (rien ne suscite plus le désir que le manque!) et celui où Jean plonge tout au fond de l'eau pour y retrouver l'image de sa bien-aimée accomplissant ainsi un rite de passage qui le fait basculer vers cet ailleurs dont rêve Juliette, celui du désir et non celui de la loi.
"Zéro de conduite" est un ovni en forme de gigantesque doigt d'honneur adressé à la société française bien-pensante. 35 ans avant mai 68, une poignée de jeunes garçons se révoltent contre la grande répression éducative dont ils sont les victimes. "Il est interdit d'interdire" et ça commence par le cigare allumé dans un wagon non-fumeur. On pense beaucoup à "M le Maudit (1931)" de Fritz LANG. A cause de la transition muet/parlant, très perceptible dans deux films réalisés au début des années 30, à cause des ombres expressionnistes qui accentuent l'ambiance carcérale d'un pensionnat filmé comme un cachot et enfin à cause du thème de la pédophilie, perversion indissociable de la répression sexuelle. La guerre au puritanisme hypocrite est déclarée: deux "merde" bien sonores et libérateurs qui devraient être enseignés à tous les enfants d'apparence fragile/efféminée victimes d'attouchements de la part d'adultes qui abusent de leur autorité, une bataille de polochons jubilatoire, une procession païenne où l'ode au phallus désincarcéré remplace le culte de la croix, l'envol du haut du toit et la substitution du drapeau pirate au drapeau tricolore, c'est tout le système de valeurs bourgeois catholique qui est dynamité par cette jeunesse qui "ne respecte rien". Jean VIGO se permet tout en effet, y compris sur la forme: il donne à ces jeunes et leur surveillant bohème les instruments cinématographiques de leur libération : trucages, ralentis, pantomime faisant apparaître Charlot dans la cour de récré, séquence d'animation. Une fantaisie que l'on ne retrouve guère dans la Nouvelle Vague qui prétend être pourtant son héritière. Le film de Jean VIGO a été censuré jusqu'en 1945.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.