OK, Will n'est pas Gerry. Si Will avait été Gerry, il n'aurait pas rencontré le même succès. Pourtant, sous sa facture très classique, Gus Van Sant a réussi à injecter l'esprit de son futur formidable et expérimental "Gerry" dans "Will Hunting". Déjà il y a comme des similitudes dans scénario et le casting. "Gerry" a été co-écrit par Matt Damon et Casey Affleck qui jouent tous deux les seuls rôles du film, Gerry 1 et Gerry 2. "Will Hunting" a été scénarisé par Matt Damond et Ben Affleck, frère de Casey qui jouent tous deux dans le film, le premier dans le rôle principal et le second dans un rôle secondaire, celui du frère d'élection qui pousse le premier à transcender ses peurs et à prendre le large. Casey est présent aussi dans un plus petit rôle à leurs côtés. Mais la principale similitude que je vois dans les deux films, c'est qu'ils mettent au centre une relation-miroir. Les deux Gerry sont deux âmes errantes qui ne font plus qu'une à la fin de leur périple dans le désert. Will et son psy-mentor, Sean (Robin Williams dont la sensibilité à fleur de peau fait encore mouche) sont également deux âmes errantes, deux âmes en souffrance vivant dans les marges du monde. Deux âmes fulgurantes aussi. Le premier est un surdoué inadapté faisant le ménage au M.I.T alors qu'il sait résoudre de complexes problèmes mathématiques qui passent au-dessus de la tête des étudiants les mieux intégrés. Le second est la némésis du professeur de mathématiques Gérald Lambeau (Stellan Skarsgård), celui qui préfère s'intéresser à l'humain plutôt qu'à la course au prestige et aux médailles mais qui ne parvient plus à avancer depuis la mort de sa femme. La rencontre entre Will et Sean fait des étincelles. Et lors de la scène d'explosion cathartique, quand Sean martèle "ce n'est pas de ta faute", on peut penser qu'il se le dit autant qu'il le dit à Will. Les deux hommes ne forment alors plus qu'une seule entité, une seule âme et un seul corps. Ils savent qu'ils ne sont plus seuls ("il a volé ma réplique" en guise de formidable conclusion pour quelqu'un qui prend enfin le taureau par les cornes). Ils vont pouvoir enfin sortir de leurs déserts respectifs. La pauvreté, la délinquance, la peur de l'engagement (nourrie des souffrances de l'enfant abandonné et maltraité) pour le premier. Le naufrage solitaire dans la tempête façon "All is lost" pour le second (allusion au tableau qui le représente dans la pièce où Will consulte, peint par Gus Van Sant). Sauf que tout n'est pas perdu, quel que soit son âge et quelle que soit l'étendue de ses pertes.
Gus VAN SANT est un cinéaste à la filmographie inégale, capable du meilleur comme du pire. Le meilleur réside dans ce que j'appelle (dans ma tête) ses films de "sauvageons", films par ailleurs souvent expérimentaux, innervés d'énergie pure et donc d'autant plus ébouriffants. "Drugstore cowboy" son deuxième long-métrage fait partie du lot. Il narre le périple de deux jeunes couples qui fuient les responsabilités de l'âge adulte en se créant un chemin de traverse fait d'errances et de rapines mais qui pour eux ont le goût d'une enfance éternelle. Celle de la liberté et d'une vie passée à jouer à la chasse au trésor pour s'emparer d'un maximum de bonbons après avoir au passage joué de mauvais tours aux pharmaciens et hôpitaux. Une vie grisante, passée à planer et à transgresser qui n'est pas sans rappeler l'univers de "Les Valseuses" (1974) (la petite vendeuse qui plaque tout pour suivre la bande) mais qui finit par trouver ses limites quand le réel finit pas entrer brutalement dans leur cocon. Parce que l'envers du décor n'est pas occulté par Gus VAN SANT et qu'il est dangereux et mortifère. La deuxième partie du film évoque donc un peu à la manière de "Clean" (2004) l'atterrissage de Bob (Matt DILLON, formidable, franchement quel dommage qu'il n'ait eu plus de rôles de cette envergure) dans le monde beaucoup moins glamour de la réalité, sa réinsertion sociale et l'apprentissage de la solitude. En se détournant du groupe, il renonce en effet également au couple toxique qu'il formait avec Dianne (Kelly LYNCH) laquelle s'avère incapable de décrocher et représente même pour lui une menace de replonger dans le même enfer décoré en paradis artificiel.
Deux personnages jouent également un rôle clé dans le film et peuvent être considérés comme les pères de substitution de Bob. Le premier est le Père Tom Murphy (William BURROUGHS), un vieux prêtre défroqué au visage en forme de tête de mort qui a initié Bob à la drogue et à qui ce dernier finit par renvoyer la marchandise dans une scène métaphorique située vers la fin du film. Le second est l'inspecteur Gentry (James REMAR) qui n'est pas seulement une figure de surmoi en forme de rappel à la loi jalonnant le parcours de Bob. Il est aussi une figure attentive et bienveillante qui lui enjoint de prendre soin de lui.
Je suis une grande fan des films expérimentaux de Gus VAN SANT tels que son premier film underground "Mala Noche" (1985), sa tétralogie de la mort ou encore "My Own Private Idaho" (1991). J'accroche moins au reste de sa filmographie. Ainsi "A la rencontre de Forrester", oeuvre de commande très hollywoodienne souffre d'un scénario très prévisible célébrant les valeurs de la réussite à l'américaine. C'est d'autant plus critiquable que le parcours édifiant du jeune Jamal Wallace nous fait oublier qu'aux USA il y a plus de jeunes noirs en prison qu'à l'université. En dehors d'un prof de littérature qui joue le rôle du méchant plein de préjugés (joué par F. Murray ABRAHAM alias Salieri dans "Amadeus") (1984) , tout le monde il est beau tout le monde il est gentil avec Jamal qui bénéficie en plus du coup de pouce d'un vieil écrivain reclus (inspiré de Salinger et joué par le charismatique Sean CONNERY) qui finit à la longue par assumer un rôle de père de substitution. On peut d'ailleurs se demander exactement de quelle littérature on parle. Le film n'en donne aucune idée sinon quelques phrases elles aussi très convenues et une accusation de plagiat d'un article du mentor de Jamal. C'est embêtant car cela laisse penser que Jamal se fait acculturer par les WASP qui l'acceptent alors dans leur cercle dominant.
Reste quelques moments réussis de mise en scène dans cette soupe comme le début qui installe un climat intrigant hélas trop vite évaporé et la première sortie de Forrester dont Gus VAN SANT nous fait bien sentir l'agoraphobie avant que la belle histoire ne reprenne le dessus (car bien évidemment Forrester se libère de ses démons).
La culture japonaise n'est pas la seule à produire des images de mondes flottants, il y a également celles de Gus Van SANT lorsqu'il cherche à traduire les états d'âme de ses personnages adolescents. En 2007, il offrait un prolongement à sa trilogie de la mort avec son magnifique "Paranoïd Park". Une plongée sensorielle dans le psychisme d'un adolescent dissocié qui peu à peu parvenait à retrouver prise sur ce qui l'entourait.
Un événement traumatique dont on découvre la nature à la moitié du film coupe en effet le personnage principal, Alex (Gabe NEVINS) en deux et le fait s'absenter de lui-même. D'un côté son enveloppe vide continue comme si de rien n'était à vivre sa vie quotidienne de lycéen, sauf que la communication avec l'entourage est coupée. Elle l'était déjà sans doute avant. Les parents (séparés) sont flous et lointains, les amis restent à la surface et la petite amie, une pomp-pom girl égocentrique utilise son corps comme un objet sans se préoccuper de ce qu'il y a (ou pas) dedans. De l'autre son esprit flotte en apesanteur à bonne distance de son corps ce qui est un état finalement très proche de la mort. Alex rêve de "prendre un train", de partir, de s'envoler car il est persuadé qu'il y a "autre chose en dehors de la vie normale" mais les séquences au skatepark montrent qu'il reste collé la plupart du temps au sol avec sa planche à regarder les autres s'élancer. Ces séquences oniriques tournées en super 8, au ralenti et en grand angle avec une bande-sonore expérimentale sont de toute beauté. Elles donnent corps (c'est le cas de le dire) à la vision esthétique que GVS a de l'adolescent. Comme ceux de ses autres films, Alex a une gueule d'ange, son visage faisant penser de façon troublante à celui du peintre Raphaël. A partir de cette impression, le cinéaste ne se prive pas de travailler la question de l'innocence et de la culpabilité. Ainsi lorsque Alex se douche, il accomplit un rituel de purification censé le nettoyer de la souillure du crime qu'il a involontairement commis. Mais Gus Van SANT jette un doute sur son efficacité réelle en filmant la scène comme celle de "Psychose" (1960) (dont il a fait par ailleurs un remake). Finalement, c'est en rétablissant un contact avec la terre ferme grâce à une amie plus attentive que les autres, Macy (Lauren McKINNEY) que Alex reprend pied, notamment en rompant avec sa petite amie factice et en libérant sur le papier le poids de sa conscience, symboliquement transformé par la suite en volutes de fumées s'élevant vers le ciel.
"Last Days" est le troisième film de la trilogie de la mort tournée par Gus Van SANT entre 2002 et 2005. Il partage avec les deux autres opus "Gerry" (2002) et "Elephant" (2003) le caractère d'élégie funèbre en mémoire d'adolescents ou d'adultes fauchés en pleine jeunesse, le dispositif expérimental et dépouillé et enfin une origine puisée dans des faits réels. "Gerry" (2002) évoquait l'histoire de deux garçons qui s'étaient perdus dans le désert dont un seul avait réussi à survivre. "Elephant (2003)" s'inspirait librement de la tuerie du lycée de Columbine."Last Days" est dédié à Kurt COBAIN car bien que le héros s'appelle Blake, il est évident qu'il s'agit du fantôme du chanteur du groupe Nirvana qui s'est suicidé en 1994 à l'âge de 27 ans. En dépit de son apparence flottante, le film comporte beaucoup de détails extrêmement précis relatifs aux derniers jours du chanteur. Comme son double réel, le compte à rebours commence lorsque Blake s'échappe du centre de désintoxication où il était enfermé. L'événement (comme tout ce qui est relatif aux faits) reste hors-champ. On le devine au bracelet que Blake porte au poignet, au rituel de purification auquel il s'adonne lorsqu'il traverse la forêt et enfin à un coup de téléphone où son évasion est évoquée. Blake comme Kurt COBAIN porte un pull rayé noir et rouge. Gus Van SANT utilise magnifiquement cette couleur sur les vêtements du chanteur pour créer un contraste avec la verdure dans laquelle il trouve son principal refuge. On trouve également dans le film, le détective engagé par Courtney LOVE, la femme de Kurt COBAIN et chanteuse du groupe Hole à l'époque, pour le retrouver ainsi que le jardinier qui découvre le corps. Comme le chanteur de Nirvana, Blake a une petite fille qu'il a plus ou moins abandonné et aurait dû partir en tournée en Europe avec son groupe juste après sa désintoxication. Enfin c'est dans la cabane du jardin qu'il écrit sa lettre d'adieu celle qui sera publiée partout ensuite et notamment adressée à ses fans. Blake meurt par overdose mais une carabine est retrouvée à ses côtés. Kurt COBAIN meurt d'un coup de carabine dans la bouche mais l'autopsie révèle qu'il s'était gavé d'héroïne auparavant. C'est bonnet blanc et blanc bonnet.
Ce que ce film très sensoriel (comme les deux autres) nous rend palpable, c'est à quel point Blake lors de ses derniers moments n'était déjà plus présent au monde. Son détachement face au réel fait penser au "Le Feu follet (1963)" et son remake "Oslo, 31 Août" (2011) qui narraient eux aussi les derniers moments d'une personnalité qui avait choisi de se suicider. Blake est décrit comme un fantôme ou un zombie qui se traîne d'une pièce à l'autre, ploie sous un fardeau invisible (mais qui est suggéré par le harcèlement incessant des sonneries de téléphone, les coups à la porte, les allées et venues des amis de passage et surtout l'incursion du détective auquel il réussit à échapper) et ne communique plus avec personne. L'a-t-il jamais fait d'ailleurs tant il semble fuir le contact humain. Dans un plan-séquence extraordinaire qui se compose d'un lent travelling arrière, on le voit jouer seul en simulant son groupe à l'aide d'une machine, le JamMan qui permet de passer en boucle de la musique enregistrée. Cet autisme donne lieu aussi à des scènes comiques décalées lorsqu'il est confronté à un représentant du Big Business ou lorsque deux mormons débarquent pour tenter de convertir à leur foi ces néo-hippies. Mais Blake est bien trop christique pour eux. Sa mort est filmée comme une délivrance, elle lui permet enfin de quitter l'unité de lieu où il était enfermé depuis le début du film ainsi que le champ de la caméra.
"Gerry" est sans doute le film le plus expérimental de Gus Van SANT. Il constitue le premier chapitre de sa trilogie (voire tétralogie si on ajoute Paranoïd Park (2007) de la mort dont le deuxième "Elephant (2003)" lui vaudra la palme d'or en 2003 et permettra la sortie à postériori de "Gerry" en France. Les deux films entretiennent des rapports étroits, Gus Van SANT ayant tissé entre eux des jeux de correspondances. Ainsi dans "Gerry", Casey AFFLECK porte un T-Shirt noir avec une étoile jaune, dans "Elephant (2003)" John porte un T-Shirt jaune avec un taureau noir. Dans les deux films, des adolescents errent sans fin dans un espace labyrinthique et sont promis à la mort sur fond de mythologie grecque. De plus dans "Elephant (2003)" lorsque l'un des deux adolescents tueurs joue à un jeu vidéo, on s'aperçoit que celui-ci reproduit l'une des scènes de "Gerry". Car dans les deux films, centrés sur des jeunes fans de jeux vidéos, la perte des repères entraîne un effacement progressif entre réel et virtuel. L'un des Gerry doit sauter d'un rocher comme s'il s'agissait d'un jeu de plateforme et à la fin du film, les deux garçons à bout de forces et victimes d'hallucinations avancent d'une démarche tellement saccadée que la séquence inspirera le premier film des Daft Punk "Daft Punk s Electroma (2006)" sur l'histoire de deux robots en quête d'humanité.
Mais "Gerry" est surtout une expérience sensorielle assez fabuleuse pour qui accepte de se laisser embarquer dans cette série de plans-séquence étirés jusqu'à l'hypnose où l'on voit ces deux jeunes garçons qui ont perdu leur chemin marcher, marcher, marcher et encore marcher dans d'époustouflants décors désertiques. La photographie est sublime et la bande-son, particulièrement travaillée que ce soit au niveau des bruitages (le crissement des pas par exemple) ou de la musique magnifique de Arvo PÄRT. S'agit-il d'ailleurs de deux personnages ou d'un seul qui sous l'effet de l'expérience limite qu'il est en train de vivre se dédouble? Le doute est d'autant plus permis qu'ils sont tous les deux surnommés "Gerry" (qui signifie "raté") et que comme dans toute histoire de passage à l'âge adulte, la métaphore de la gémellité sert à exprimer le sentiment de perte, symbolisée par la mort du Gerry joué par Casey AFFLECK (l'autre étant joué par Matt DAMON) .
Ce qui est également fascinant dans ce film, c'est qu'en dépit de son dépouillement et de son austérité extrême, en dépit des grands espaces, de la solitude, du silence et du vide qui dominent l'écran, il s'agit d'un film "plein", c'est à dire une antithèse de la vacuité véhiculée par tant de films commerciaux grands publics. Il y a d'abord l'observation prosaïque de la survie des Gerry en milieu hostile, leur progressive dégradation physique et morale sous les coups de boutoir de la faim, de la soif, de la chaleur, de la fatigue et du désespoir. Leur incapacité à dominer leur environnement est d'autant plus tangible qu'ils se sont engagés dans le désert démunis de tout. Par inconscience, par légèreté? Pas seulement. Car l'un des Gerry prononce une phrase clé "on se fait notre chemin à nous". Cette phrase fait le lien entre la dimension concrète, physique de l'expérience et sa dimension abstraite, philosophique et métaphysique (proche du film de Kubrick "2001, l'Odyssée de l'espace"). On peut y voir au-delà de la quête initiatique de l'adolescent qui erre à la recherche de sa place dans le monde le destin de l'humanité toute entière face à la nature, l'origine de la civilisation et son stade terminal.
"Mala Noche" est le premier film de Gus Van SANT. Tourné en 1985 en 16 mm et noir et blanc, il n'est sorti en France qu'en 2006. Bien qu'étant l'adaptation du journal intime de Walter Curtis, c'est une premier film personnel qui pose les bases de l'œuvre à venir du cinéaste, sombre, romantique et fébrile.
D'abord par le choix du lieu, Portland, la ville d'origine de Gus Van SANT et de Walter Curtis. Un Portland clandestin et underground car le sujet qui intéresse Gus Van Sant, ce sont les modes de vie interlopes des jeunes marginaux et leurs "very bad trip".
Cependant les marginaux de Gus Van Sant sont en même temps beaux comme des dieux et mis en valeur par une esthétique raffinée. Walt (Tim STREETER) Le personnage principal qui tient une épicerie tout comme Johnny (Doug COOEYATE), le jeune clandestin mexicain qu'il désire semblent sortis tout droit de tableaux de la renaissance et le travail expressionniste sur l'ombre et la lumière magnifie leur visage. La photographie à fleur de peau du film est pour beaucoup dans le pouvoir magnétique du film tout comme la voix-off, très littéraire.
Leurs relations sont complexes, marquées à la fois par des clivages irréconciliables (fracture culturelle, sociale, sexuelle) et des similitudes (le statut d'outcast et des moments volés d'insouciance adolescente filmés en couleur). La dynamique du film repose toute entière sur l'ambivalence d'une relation faite d'attirance (du côté de Walt) et de rejet (du côté de Johnny et son compatriote, Roberto joué par Ray MONGE). Walt, américain "inverti" ne cesse de se faire humilier par les deux adolescents mexicains. Il est en effet esclave de ses désirs qui l'avilissent alors que les jeunes mexicains se comportent en petits durs bien macho en dépit de la précarité de leur situation. Leur relation vis à vis de Walt est vénale, marquée par le mépris voire la violence. Mais en leur faisant des avances insistantes, voire en les harcelant, Walt n'apparaît pas plus moral qu'eux.
Adaptation contemporaine du "Henry IV" de Shakespeare, relecture du "Falstaff" de Welles à la sauce beatnik, description documentaire du quotidien de deux prostitués, western moderne et road movie nihiliste, roman-photo kitsch (la scène des couvertures de magazines pornos et les tableaux vivants dépeignant les scènes de sexe) et teen movie, "My Own Private Idaho" est un peu tout cela à la fois. C'est aussi comme le titre l'indique un film très personnel. Gus Van Sant se dépeint à la fois à travers le personnage de Mike le blond (remarquablement joué par le regretté River Phoenix) et de Scott le brun (Keanu Reeves, parfait pour le rôle également). Un pied bohème dans le cinéma expérimental le plus radical ("Gerry"), l'autre ambitieux dans le cinéma mainstream hollywoodien ("Will Hunting").
Mike est un jeune vagabond d'une sensibilité fêlée qui gagne sa vie en se prostituant. La ressemblance de River Phoenix avec James Dean saute aux yeux d'autant qu'ils sont morts tous deux très jeunes après seulement quelques films. Le personnage de Mike est non seulement un rebel without a cause mais il est aussi without a home. Ses racines sont inexistantes comme le symbolise la maison projetée sur la route, une image empruntée au "magicien d'Oz". Mike n'a pas de père et sa mère qu'il ne cesse de convoquer dans ses souvenirs est insaisissable. Sa quête des origines est donc vouée à l'échec tout comme sa tentative de trouver sa place quelque part. Il ne parvient pas à exister et est condamné à errer sans fin, prisonnier du bas-côté de la route et de sa sous-culture marginale ("walk on the wild side") sans espoir et sans perspective d'en sortir. Sa seule évasion, ce sont ses crises de narcolepsie qui le déconnectent régulièrement du monde réel. Sa passivité et sa marginalité font de lui un anti-héros qui subvertit les codes virilistes à l'œuvre dans le cinéma traditionnel (comme le western).
Scott, personnage shakespearien (un domaine de prédilection de Keanu Reeves qui enchaînera avec Don John dans "Beaucoup de bruit pour rien") représente quant à lui le fils de bonne famille en rupture avec son père et tout ce qu'il représente: le patriarcat, les relations hiérarchiques, le pouvoir, la richesse, l'hétérosexualité. Il s'est choisi un nouveau père (qui est aussi un initiateur y compris sexuel), Bob (William Richert), un néo-Falstaff qui entretient une petite cour des miracles dans un vieux théâtre désaffecté. Mike gravite également dans ce monde parallèle et utopique. Mais contrairement à Mike, condamné à végéter dans une adolescence éternelle, Scott est en transition vers l'âge adulte. Ce qui pour lui, signifie endosser le costume de son père et renier ses anciennes amours.
Elephant est le deuxième film de ce que Gus Van Sant a appelé sa trilogie de la mort (ou tétralogie si on ajoute "Paranoïd Park (2007)". Un cinéma expérimental, sensoriel, consacré à l'errance d'une jeunesse déboussolée et qui s'inspire de faits réels. Elephant est ainsi une relecture élégiaque, mythologique, anthropologique et chorégraphique de la tuerie du lycée de Columbine à Littletown (Colorado) qui avait défrayé la chronique en 1999.
"Qui fait l'ange fait la bête." C'est l'expression qui vient tout de suite à l'esprit quand la caméra filme de face, de profil et encore plus de dos cet étrange bestiaire adolescent, somme d'êtres hybrides enfermés dans un aquarium géant. L'ange-taureau, c'est John, jeune garçon androgyne qui fait figure de minotaure serpentant dans les interminables couloirs labyrinthiques de son lycée. Mais sa présence n'est qu'un trompe-l'oeil, les véritables tueurs se prénommant Eric et Alex. Ce dernier joue du Beethoven, une référence appuyée à Kubrick et au héros d'Orange Mécanique (les déambulations dans les couloirs d'un lieu clos faisant penser elles à Shining). Fidèle au mythe des 7 jeunes gens et 7 jeunes filles livrées en pâture au monstre, Gus Van Sant dresse une série de portraits funéraires des derniers moments sur terre des principales victimes des tueurs. Chacun nous est présenté isolément comme enfermé dans sa bulle (y compris sonore) ou sa caverne même si les trajectoires de tous ces jeunes n'arrêtent pas de se croiser, d'autant que la distorsion du temps permise par le cinéma nous fait retourner en arrière pour filmer la même scène d'un autre point de vue. Cette mise en scène savante suggère que ces jeunes ont en commun un profond mal-être mais qu'ils ne parviennent pas à communiquer pour autant. C'est le regard d'une jeune fille qui fuit obstinément l'objectif, c'est la résistance d'une seconde à mettre un short, c'est le rituel boulimique-anorexique de trois autres qui s'enferment parallèlement mais séparément dans les toilettes pour se faire vomir après la cantine, c'est le harcèlement que subissent les plus faibles dans le silence le plus complet. Une violence qui appelle en retour la violence. Michelle, la jeune fille timide au physique ingrat moquée par les autres porte sur son sweat-shirt un tigre qui ne demande qu'à sauter à la gorge des autres. Alex qui est également un souffre-douleur souffre de surdité et comme son partenaire Eric, est un homosexuel refoulé dans une ambiance teinté d'homophobie.
A force de transparence, de géométrie rectiligne, de dimensions disproportionnées, de silence, le lycée où évoluent ces adolescents finit par incarner le tombeau mais aussi un vide abyssal: celui des adultes, les grands absents du film. Certains traversent de temps à autre le champ de la caméra mais ils ne sont que des figures fantomatiques d'arrière-plan. Les parents sont défaillants et/ou insignifiants, les professeurs indifférents... Et par conséquent on est guère surpris de voir ces jeunes sans repères confondre les jeux vidéos de tueries et la réalité, s'acheter des armes sur internet sans contrôle (l'une des significations du titre se rattache à l'Eléphant, mascotte du parti Républicain qui défend l'accès libre aux armes) et tuer sans état d'âme.
Le lycée filmé par Gus Van Sant a tout d'une arche de Noé (dysfonctionnelle) juste avant le déluge. La dimension sinon divine du moins cosmique du film est très forte. Le huis-clos du lycée est interrompu par des plans de verdure automnale (civilisation moribonde?) alors que les pulsions et souffrances refoulées s'accumulent dans le ciel sous forme de gros nuages noirs menaçants. L'orage qui éclate quand la violence se déchaîne est une autre interprétation possible du titre car l'Eléphant est la monture du dieu de la foudre indien Indra. Une fois purgé, le ciel retrouve sa sérénité habituelle.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.