Comme Kubrick, Miyazaki n'a réalisé que des chefs-d'oeuvre au prix d'une certaine parcimonie (13 long-métrages pour Kubrick, 11 pour Miyazaki à ce jour). Aucun de ses films ne peut être qualifié de "mineur", même ceux qui comme Ponyo semblent simples et "enfantins".
Comme la plupart de ses autres films, Ponyo dépeint un univers profondément animiste où les forces de la nature malmenées par l'homme se rappellent brutalement à son souvenir avec le déclenchement d'un cataclysme. Mais Miyazaki n'est pas belliciste. C'est bien pour cela d'ailleurs que le seul personnage qui éprouve du ressentiment, Fujimoto le sorcier est désavoué. Sa "Brünnhilde", un poisson rouge quelque peu hybride tombe amoureuse d'un petit humain Sosûké qui l'a renommée "Ponyo". Après avoir léché son sang et mangé du jambon, deux actes à forte symbolique autour du thème de la pureté et de la contamination, elle choisit de se métamorphoser en petite fille pour aller vivre avec lui en s'appropriant les pouvoirs magiques de son père. Par conséquent sa chevauchée des Walkyries sur le dos des vagues-poissons relève de la joie et non de la colère. Même si l'énergie phénoménale qu'elle utilise met l'humanité et son propre avenir en jeu, sa confiance est récompensée contrairement au conte d'Andersen dont le réalisateur s'inspire, une autre marque d'hybridité typiquement miyazakienne. Il y a également la réconciliation des générations, le film mettant en scène des enfants, des parents et des vieillardes dans une maison de retraite que le tsunami (c'est à dire le contact avec les pouvoirs magiques de Fujimoto) vont régénérer. Il est enfin intéressant de souligner la manière dont Miyazaki dépeint les relations entre les sexes. Si l'on retrouve le schéma traditionnel de l'homme en mer et de la femme s'occupant du foyer en plus de son travail, Lisa casse l'image que l'on se fait d'une femme traditionnelle notamment de par sa façon de conduire très casse-cou.
"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entier, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées (...) Elam, Ninive, Babylone." Ce texte de Paul Valéry écrit sur des décombres fumantes de la première guerre industrielle de l'histoire peut parfaitement s'appliquer à l'île volante de Laputa (titre du film en VO). Issue d' un passage des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, elle évoque à la fois la tour de Babel et le mythe de l'Atlantide. Elle permet à Miyazaki outre d'époustouflantes scènes aériennes et célestes de développer un discours sur l'hubris des hommes, leur désir fou d'égaler Dieu qui les aveugle et les détruit. Il montre également que cette vanité est vaine et que la nature reprend toujours ses droits. L'île de destruction massive se débarrasse de son dôme inférieur rempli d'engins de mort, libérant les racines de l'arbre géant qui en est le centre. Quant aux robots soldats (ou robots bombes) qui peuplent l'île, dès qu'ils ne sont plus contrôlés dans un but guerrier, ils deviennent des jardiniers protecteurs de la faune et de la flore ou finissent cassés et recouverts par la mousse. L'ambivalence de ces robots qui peuvent être destructeurs comme protecteurs s'inspire de la bergère et du ramoneur de Paul Grimault, première version du Roi et l'Oiseau. Sheeta est une bergère qui découvre en chemin ses origines royales. Comme dans le château de Cagliostro (et chez Grimault) elle doit être unie de force à l'héritier du roi de Laputa. Ce dernier, Muska représente les ténèbres alors que Sheeta n'est que lumière (ce que symbolise le cristal bleu qu'elle porte autour du cou et qui lui permet entre autre de léviter). Muska est un tyran dont le seul but est de s'emparer de Laputa pour dominer le monde. Mais comme le lui fait remarquer Sheeta, Laputa est déserte car déracinée de la terre, aucun homme ne peut supporter d'y vivre longtemps. Sheeta se croit donc condamnée à périr avec Muska ou de sa main. Mais le ramoneur veille, un jeune mineur au cœur pur du nom de Pazu qui a le même rôle de preux chevalier auprès d'elle que Lupin auprès de Clarisse dans le château de Cagliostro. Les scènes d'action et de contemplation s'enchaînent avec une parfaite fluidité et atout supplémentaire, le film bénéficie de la musique de Joe Hisaichi.
Au Japon, le clip musical On Your Mark fut projeté en salles en ouverture du film Si tu tends l'oreille de Yoshifumi Kondô en 1995. Il illustre la chanson du même nom, du célèbre groupe Pop-Rock japonais Chage and Aska (Chage&Aska à l’époque du clip). Le film a permis pour la première fois à Hayao Miyazaki d’utiliser le format du clip musical, caractérisé par une durée très courte et dépourvu de dialogue, et au studio Ghibli de se familiariser avec les images de synthèse qu’il utilisera intensivement deux ans plus tard pour le film Princesse Mononoke.
Bien que d'une durée très courte, la réalisation de Miyazaki est aussi forte, originale et personnelle que dans ses longs-métrages. Ce qui ne l'empêche pas de s'abreuver de multiples références.
Une catastrophe nucléaire (manifestement inspirée de Tchernobyl) a anéanti la civilisation humaine à la surface de la terre. Ceux-ci se sont réfugiés sous terre (comme dans la Jetée ou Docteur Folamour) et ont construit des métropoles tentaculaires semblables à celles de Metropolis ou de Blade Runner. Une descente de policiers masqués dans les locaux d'une secte cagoulée (l'église sainte Nova) permet de mesurer le degré de deshumanisation atteint par cette nouvelle civilisation. On pense aux bonzes Dork de Nausicaa mais aussi à Twentieth Century boys d'Urasawa avec la secte d'Ami et le logo de l'œil sur les cagoules ("Dieu vous surveille"). Deux policiers (les membres du groupe Chage et Aska) enlèvent leurs masques lorsqu'ils découvrent une mystérieuse jeune fille ailée, évanouie et enchainée au fond d'un vide-ordure (qui représente à peu près tous ce que les hommes ont renié: la beauté, la liberté, l'innocence...). Mais ils vont être obligés de remettre des masques pour l'aider à s'évader lorsqu'elle est récupérée par des scientifiques avides de l'utiliser comme cobaye. Ils la relâchent à la surface, dans un paysage post-apocalyptique où la nature a repris ses droits (thème de Nausicaa, de Laputa...) ou bien ils meurent avec elle. Le film propose en effet deux fins. Une fin tragique et une fin heureuse. Les dénouements chez Miyazaki ne sont en effet jamais totalement heureux et après avoir vu ces deux fins, le doute subsiste sur la capacité de l'homme à retrouver la raison en même temps que ses racines.
Au début pourtant, l'homme réchappé du naufrage et échoué sur l'île déserte veut faire comme tous ceux qui en sont passé par là (dans la culture occidentale du moins). Il veut construire un radeau pour quitter l'île. Il s'acharne. Il recommence, encore et encore. Mais une mystérieuse force le ramène toujours sur le rivage après avoir détruit l'embarcation. Cette force, il finit par le découvrir, c'est une immense et mystérieuse tortue rouge. L'homme la voit comme son ennemie et lorsqu'elle vient à sa rencontre, il la frappe, la retourne et la laisse pour morte. C'est alors qu'il réalise qu'elle est venue le sauver, lui qui se mourrait de désespoir. Plein de remords, il essaye de la ranimer. Alors le miracle se produit: la tortue devient femme. L'homme cesse de lutter, il lâche prise et laisse les flots emporter son radeau. Plus jamais il ne tentera d'aller contre les éléments ou de les dominer ou de les transformer. Il se laissera porter, il contemplera, il acceptera. La tortue métamorphosée deviendra sa compagne et la mère de leur enfant. Elle restera avec lui jusqu'à la fin. Puis elle retournera à la mer.
Ce conte philosophique d'une limpidité absolue et d'une beauté à couper le souffle nous parle de la condition humaine et du rapport de l'homme à l'univers. Il est le fruit de trois sensibilités au carrefour de l'orient et de l'occident. Celle du réalisateur néerlandais Michael Dudok de Wit auteur de plusieurs courts métrages sur les cycles de la vie. Celle du studio animiste (à tous les sens du terme) japonais Ghibli dont c'est la première collaboration avec des éléments extérieurs. Et enfin celle de Pascale Ferran coscénariste qui dans Lady Chatterley magnifiait déjà la symbiose homme/nature.
Cette œuvre minimaliste, distanciée et silencieuse ne peut pas plaire à tout le monde mais elle recèle tant de beauté qu'elle doit être découverte
En France, Omoide Poro Poro fait partie des oeuvres les moins connues du studio Ghibli. Le film est sorti en 1991 soit bien avant la reconnaissance internationale du studio alors qu'il a été un hit au Japon. En France, il n'a été montré que dans des festivals puis il a fini par sortir en DVD en 2007 et en blu-ray en 2013 uniquement en VO sous-titrée. Pourtant il s'agit d'une oeuvre très riche que tout amoureux du Japon et/ou des oeuvres du duo Miyazaki (ici producteur)/Takahata (ici réalisateur et scénariste) se doit de découvrir.
Omoide poro poro à l'image de son titre est une oeuvre nostalgique et introspective qui effectue un va-et-vient entre deux espaces et deux temporalités. En 1982, l'héroïne, Taeko est une jeune femme de 27 ans qui vit à Tokyo et travaille comme critique littéraire dans un journal. Elle prend quelques jours de congé car elle éprouve le besoin de faire le point. Elle a le sentiment d'avoir pris un faux départ dans la vie. Un faux départ qu'elle fait remonter à 1966 lorsqu'elle avait 10-11 ans, l'âge des premiers pas dans la vie communautaire et sociale, l'âge de l'entrée dans la puberté, l'âge du premier amour. Mais la chenille n'a pas réussi à devenir chrysalide et le papillon qui en est sorti s'est contenté de battre des ailes sans prendre son envol. Résultat, 16 ans plus tard, elle se retrouve dans une ville qu'elle déteste, un travail qui ne la passionne pas et sous le joug de pressions familiales qui cherchent à arranger son mariage. Pour échapper à tout cela, elle décide de passer ses vacances à la campagne dans la région de Yamagata où vit la famille de son beau-frère ce qui va constituer un nouveau départ.
Takahata s'inspire d'un manga au titre homonyme d'Hotaru Okamoto (scénario) et Yūko Tone (dessin), publié en 1988 chez Seirindou. Mais ce manga n'évoque que l'enfance des auteurs, retranscrite fidèlement dans le film sous forme de flashbacks. Les décors sont peints à l'aquarelle comme des vignettes oniriques et les traits des personnages comme ceux du manga sont doux et arrondis. En revanche les passages où Taeko est adulte sont une pure invention de Takahata. Le style se fait plus photo-réaliste, plus documentaire, les traits des visages sont plus marqués pour souligner la différence d'âge et de temporalité.
Le scénario est d'une grande subtilité. Ainsi, le réalisateur n'oppose pas caricaturalement la ville et les champs. Taeko idéalise certes la campagne en laquelle elle voit un retour au pays natal (alors qu'elle n'y est pas née!) mais le cousin de son beau-frère Toshio lui fait découvrir la réalité de ce milieu aussi transformé par l'homme que le milieu urbain: le tourisme de masse dans les stations de ski, l'exode rural et le déclin démographique, le regard rétrograde des citadins, l'âpreté du travail agricole. Toshio et Taeko se sont tous deux heurtés dans leur jeunesse à l'autoritarisme patriarcal mais devenus adultes, ils sont en mesure de faire leurs propres choix. Toshio est plus jeune que Taeko mais plus avancé dans sa quête de lui-même. Il a choisi de vivre et de travailler à la campagne dans l'agriculture biologique (Takahata a une sensibilité écologiste que l'on retrouve dans beaucoup de ses films). Taeko est confrontée à un choix de vie clair: retourner à la ville et continuer dans une voie qui ne lui plaît pas ou réellement s'engager dans une vie d'agricultrice (ou d'épouse d'agricultrice) avec toutes les difficultés que cela implique et en surmontant les préjugés attachés à cette condition. Mais elle découvre que faire la paix avec elle-même est à ce prix.
Porco Rosso est le premier film de Miyazaki à avoir bénéficié d'une sortie en salle en France en 1995. Mais il ne rencontra pas le succès escompté car le public n'était pas prêt pour des œuvres d'animation de cette trempe. De ce fait il reste injustement moins connu que Mononoké et Chihiro alors qu'il s'agit d'un joyau de sa filmographie (qui ne compte à l'égal d'un Kubrick quasiment que des chefs-d'œuvre.)
Porco Rosso est à l'origine un manga de Miyazaki court et plutôt léger mais le contexte de la réalisation du film -l'éclatement de la guerre en ex-Yougoslavie en 1992- va fortement influer sur sa tonalité. Tous les films de Miyazaki ont un caractère politique mais dans Porco Rosso, celui-ci est explicite car situé dans un contexte historique réel et précis. L'intrigue se déroule dans l'Adriatique, pendant l'entre-deux-guerres, en 1929 plus précisément et fait référence à des personnages ayant réellement existé. Marco Pagot est un aviateur italien qui a vu ses camarades pilotes mourir pendant la grande guerre et a échappé lui-même de justesse à la mort (la scène de réminiscence de ces événements donne lieu à une scène d'au-delà cosmique d'une grande beauté.) Profondément traumatisé, il a perdu la foi en l'humain au point que son visage est devenu une tête de cochon. Cette métamorphose animalière se retrouve également dans le voyage de Chihiro. Dans Chihiro il s'agit d'une punition divine mais dans Porco Rosso, on comprend que Marco se l'est infligée à lui-même: "je préfère être un cochon volant qu'un cochon de fasciste." Comme beaucoup de héros miyazakiens, il a trouvé refuge dans un lieu secret, un havre de paix protégé des turbulences du monde. Mais il reste relié à lui par quelques fils de téléphone et de radio. Par son amour inavoué pour son amie d'enfance, la belle Gina, veuve de trois de ses amis pilotes qui passe son temps à l'attendre, réfugiée elle aussi dans son jardin secret. Et par sa soif de rédemption "christique" qui le fait voler au secours des opprimés. En dépit de son visage défiguré et de sa misanthropie, Marco Pagot est un héros porteur de valeurs humanistes. Il refuse les compromissions, la soumission aux autorités, il refuse également de tuer. Son pacifisme, son antimilitarisme et son anarchisme s'opposent au fascisme alors au pouvoir en Italie qui le surnomme "Porco Rosso" le porc rouge c'est à dire le communiste. Les idéaux socialistes ne sont pas seulement symbolisés par la couleur de l'hydravion de Marco mais aussi par la chanson "Le Temps des cerises" qui fait allusion à la commune de Paris de 1870. Pour échapper aux fascistes Marco ne peut poser le pied sur la terre ferme, il doit rester dans les airs ou sur son île en équilibre instable, à la merci de la moindre attaque. Heureusement, les femmes de la famille Piccolo se liguent pour le protéger et reconstruire son hydravion. Avec à leur tête la courageuse ingénieure Fio, femme de tête et de coeur d'une exceptionnelle pugnacité. L'occasion pour Miyazaki après Nausicaa de dresser une fois de plus le portrait d'une héroïne capable d'en remontrer à la terre entière.
Mélange de romantisme, de mélancolie, de comédie et d'aventures sur fond politique de montée des périls, Porco Rosso permet à Miyazaki d'exprimer son amour des machines volantes tout en créant une atmosphère qui rappelle tantôt l'univers de Saint-Exupéry (son auteur préféré avec Jules Verne) et tantôt celui du film Casablanca de Curtiz (l'américain rival de Pagot s'appelle Curtis et ce n'est pas un hasard!)
Le Tombeau des lucioles n'est pas un manga mais un anime. Les mangas désignent exclusivement les bandes dessinées japonaises. Les anime désignent les films d'animation japonais qu'ils soient adaptés de mangas ou de romans. Le Tombeau des lucioles est l'adaptation d'une nouvelle quasiment autobiographique d'Akiyuki Nosaka, La Tombe des lucioles, parue en 1967. Quasiment autobiographique car c'est pour exorciser la culpabilité d'avoir survécu à la mort de sa soeur que Nosaka s'est dépeint dans la peau de Seita qui meurt à la fin de la guerre un mois après sa petite soeur Setsuko. Mais le destin de l'auteur et du personnage se rejoignent car en un sens Nosaka est lui aussi mort le 21 septembre 1945.
De cette oeuvre poignante, Isao Takahata, cofondateur avec Miyazaki des studios Ghibli, fait un film tragique et bouleversant, à la fois réaliste et poétique. Réalisme documentaire dans la description de l'horreur des derniers mois de la guerre quand les grandes villes japonaises, livrées aux bombes incendiaires des B-29 étaient à feu et à sang. Réalisme dans la description du délitement des liens sociaux et familiaux à cause des nombreux morts, des privations mais aussi de la fanatisation des esprits. Ainsi la tante des deux enfants préfère réserver son riz à ceux qui "travaillent pour la nation" et reproche à la petite Setsuko de pleurer la nuit et de réveiller ceux qui supportent l'effort de guerre. Réalisme enfin dans le portrait des deux petits orphelins, particulièrement dans celui de la petite Setsuko. Tout l'art du réalisateur se concentre sur l'animation minutieuse de cette petite fille, criante de vérité dans ses petites joies comme dans ses bouderies et ses chagrins. Il nous fait ainsi ressentir l'injustice, l'inhumanité de la guerre au plus haut point. Il renvoie dos à dos américains et japonais, dénonce le militarisme et le nationalisme. Néanmoins parce que la guerre est vue à hauteur d'enfant, Takahata ménage des pauses empreintes de poésie dans cette longue descente aux enfers, en particulier autour des lucioles dont la portée symbolique apparaît évidente.
Sorti en France 8 ans après le Japon, Le Tombeau des lucioles a contribué à changer le regard des occidentaux sur l'animation japonaise et l'animation en général.
"Sans attache, ni passé, l'homme autant que la société sont voués à disparaître." On pourrait ajouter "sans spiritualité". C'est exactement ce que nous découvrons au début du film. La famille de Chihiro est tellement occidentalisée qu'elle semble complètement hors-sol dans la campagne japonaise. Le comportement sacrilège des parents de Chihiro qui dévorent la nourriture destinée aux esprits en pensant qu'il leur suffira de la payer pour être quitte le confirme. C'est d'ailleurs parce qu'ils ont oublié les règles les plus élémentaires de leur civilisation qu'ils sont transformés en cochons (comme Marco Pago dans Porco Rosso qui a perdu son humanité à la guerre). Durant tout le film, divers indices confirment les dégâts du capitalisme sur l'identité profonde du Japon. Le parc à thème construit sans vergogne sur un lieu religieux sans doute pendant une bulle spéculative puis abandonné par la crise l'illustre. La séquence de l'esprit de la rivière devenu putride à la suite de sa pollution et dont le nettoyage dantesque fait apparaître une montagne de déchets et de boue le confirme. De même le sans visage est une métaphore de l'homme capitaliste. Un homme dangereux et pathétique, sans identité, dont le vide intérieur ne peut jamais être comblé malgré une consommation intensive consistant à tout dévorer sur son passage en échange de pépites d'or. Des pépites dont la fausse valeur se révèle lorsqu'elles pourrissent. Enfin Haku est l'esprit d'une rivière qui a oublié son identité à la suite de son drainage par les promoteurs immobiliers à la recherche de nouveaux terrains à construire.
Mais Miyazaki n'est ni manichéen, ni passéiste. Il ne sépare jamais l'univers des humains et celui des esprits, contaminés les uns par les autres. Ainsi Yubaba la sorcière directrice de la maison des bains (Onsen) vit dans le luxe et règne sur un tas d'or alors que son gigantesque bébé joufflu incarne l'enfant-roi gâté et surprotégé des sociétés développées. Les employés du Onsen sont tout aussi obsédés par l'or. A contrario Chihiro qui est humaine se comporte de façon désintéressée lorsqu'elle purifie le Dieu de la rivière ou sauve Haku. Miyazaki démontre une fois de plus l'unité foncière du monde et cherche à renouer des liens entre ses différentes dimensions. Une différence fondamentale avec les aventures d'Alice de Lewis Caroll dont Miyazaki s'inspire aussi bien pour Totoro que pour Chihiro.
Le film est d'une beauté époustouflante soulignant l'hybridité qui l'anime. Le bâtiment des bains est un grandiose mélange d'éléments orientaux et occidentaux. Mais la séquence la plus sublime est celle où Chihiro se rend dans un symbole de la révolution industrielle jusqu'au coeur de ce qui représente le fin fond des âges (et les peurs les plus primitives) pour rencontrer Zeniba, la soeur jumelle de Yubaba. Le train glissant sans bruit sur l'eau puis le réverbère unijambiste guidant les voyageurs jusqu'au coeur de la forêt font écho à la séquence de l'arrêt de bus de Totoro et constituent un sommet de zénitude et de plénitude.
Le succès international du film et les prestigieux prix glanés à travers le monde (notamment en Europe et aux USA) démontrent à quel point derrière son caractère japonais le voyage de Chihiro est universel.
Mon voisin Totoro, le quatrième film de Miyazaki est absolument magique. Dénué d'intrigue spectaculaire, le film se concentre sur la vie quotidienne de deux fillettes japonaises qui dans les années 50 s'installent avec leur père à la campagne pour se rapprocher du sanatorium où est hospitalisé leur mère atteinte de tuberculose. Tout est vu à travers le ressenti et l'imaginaire des enfants qui font corps avec la nature au point de "traverser le miroir" et d'y découvrir qu'elle regorge d'esprits bienveillants dont un puissant protecteur, le grand Totoro mélange de chat, de hibou et de tanuki (raton-laveur du folklore japonais) qui vit dans un camphrier géant.
Les sources d'inspiration de Miyazaki sont multiples. Il y a d'abord des éléments de son enfance et adolescence à la campagne avec une mère en sanatorium (comme celle du film). Il y a ensuite la littérature européenne. Mon voisin Totoro est en partie une transposition d'Alice aux pays des merveilles dans la campagne japonaise. Le petit Totoro blanc (le Chibi-Totoro) que suit Mei avant de tomber dans le creux de l'arbre fait penser évidemment au début du roman de Lewis Caroll. De même le Chat bus a un sourire identique à celui du Chester et peut disparaître comme lui. Mais contrairement à l'univers d'Alice, il n'y a pas de rupture entre l'univers de la réalité et celui de l'imaginaire animiste des enfants. Car les croyances shintoïstes jouent évidemment un rôle essentiel dans cet univers peuplé d'esprits de la forêt où l'homme est un élément du grand tout.
Miyazaki parvient à faire ressentir cette unité cosmique lors de scènes mémorables dont la plus belle, la plus poétique est l'attente du bus sous la pluie qu'il nous rend incroyablement tangible. D'autre part il démontre son sens aigu de l'observation des enfants. La plus jeune, Mei qui n'a que 4 ans est criante de vérité dans sa façon de répéter ce que dit sa grande soeur ou de chercher à attirer l'attention en dérangeant son père. Satsuki qui a 11 ans est entre le monde des enfants (elle finit elle aussi par percevoir les esprits) et celui des adultes (elle remplace sa mère). Quant au père, il n'a plus la possibilité de voir les esprits et loin de décrédibiliser ce qu'a vu Mei, il lui dit qu'elle a eu beaucoup de chance. Ce qui nous fait mesurer au passage ce que nous perdons en renonçant à notre âme d'enfant.
Le château ambulant est une libre adaptation du roman de Diana Wynes Jones, Le château de Hurle. Comme dans la plupart de ses films, Miyazaki laisse libre cours au métamorphisme et à une esthétique singulière très steampunk.
La construction identitaire est au coeur du film. Il s'agit d'un jeu sur les places, les rôles et les apparences. Contrairement à une idée reçue, l'identité peut évoluer tout au long de la vie. Sophie est une jeune fille solitaire qui subit son destin au travers d'un héritage (la chapellerie de son père) qu'elle ne remet pas en question. Jusqu'au jour ou à la suite d'un maléfice elle devient physiquement ce qu'elle est déjà intérieurement: une vieillarde. C'est la perte de sa jeunesse qui paradoxalement la libère, lui donne l'audace et le regain d'énergie pour prendre son destin en main et choisir sa manière de vivre avant que celle-ci ne lui échappe. Comme elle le dit elle-même, elle a peu à perdre. Tout au long du film, son âge ne cesse de varier selon son état d'esprit avant de se fixer vers la fin sur un ultime paradoxe. Elle retrouve l'apparence de ses 18 ans mais garde les cheveux blancs ou plutôt comme le dit Hauru "couleur de lune." Comme quoi de multiples significations peuvent être attachées à cette couleur.
Hauru est lui aussi un personnage en quête d'identité comme en témoigne ses changements de nom et de couleur de cheveux. Il semble très attaché à montrer de lui une apparence parfaite mais ses transformations démontrent qu'il ne la maîtrise pas cette identité parfaite ce qui le désespère. D'autre part Sophie découvre à la suite d'un voyage dans le passé qu'il a uni ses pouvoirs à ceux d'un démon du feu ce qui l'a privé de son coeur. Le démon alias Calcifer est enchaîné au château par le pacte qu'il a conclu avec Hauru. Quant à ce dernier, il n'a plus accès à ses émotions et se transforme lorsqu'il combat en oiseau nocturne qui a bien du mal à reprendre ensuite forme humaine. Sophie a la tâche de libérer Calcifer et de rendre son cœur à Hauru.
Comme souvent chez Miyazaki, la technologie est ambigue. Hauru est un magicien-sorcier (l'ancêtre du scientifique) qui est sollicité pour participer à l'effort de guerre. Il se distingue justement par le fait qu'il rejette cette guerre qu'il considère injuste et refuse de prendre parti quitte à se mettre à dos sa hiérarchie. On retrouve ainsi dans le Château ambulant l'antimilitarisme et la dénonciation de l'utilisation perverse de la technologie comme dans les films de Kubrick et Zemeckis.
Mais en même temps Miyazaki est un grand admirateur de l'oeuvre de Jules Verne comme en témoigne ses machines volantes diverses inspirées des premiers aéroplanes, ses cités industrielles basées sur l’énergie thermique, sans parler des costumes des personnages qui s’apparentent à ceux du XIXe siècle. Le château ambulant lui-même reprend cette esthétique steampunk. La demeure est faite de bric et de broc et se déplace grâce à l’énergie thermique procurée par un esprit de feu. Elle ouvre sur plusieurs mondes et plusieurs époques, soutenue par cette énergie mystérieuse.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.