Tim BURTON a fait de "Dumbo" un film personnel, celui-ci fonctionnant comme une mise en abyme de sa propre place dans le monde et au sein de l'Empire Disney dont il nous offre une hilarante satire. En effet les (més)aventures de l'éléphanteau aux grandes oreilles ressemblent comme deux gouttes d'eau à celles vécues par le créateur de l'histoire de "L'Étrange Noël de Monsieur Jack" (1994). Trop gothique pour le royaume enchanté, son univers a d'abord été mis sur la touch(stone) avant d'être finalement accueilli triomphalement au sein des studios et des parcs (goodies compris) lorsque le succès a été au rendez-vous. Il arrive exactement la même chose à Dumbo. Méprisé et rejeté dans un premier temps pour sa non conformité, il devient ensuite la superstar de la cathédrale du divertissement "Dreamland" dirigé par le patron mégalomane Vandemere (Michael KEATON). Il y a même un magasin où l'on s'arrache les peluches à son effigie et l'une des attractions, "The Carousel of Progress" est la copie conforme de celle qui existe à Disneyworld ^^. Comme le dit la critique de Télérama "On apprécie que Tim BURTON même pour rire, morde un peu la main qui le nourrit" ^^. Car bien entendu Dumbo ne se plie pas au jeu que l'on veut lui faire jouer et échappe à ceux qui veulent le dompter.
Cependant, cet aspect réjouissant n'occulte pas pour autant la douceur et la poésie de l'œuvre originale que Tim BURTON parvient à restituer avec beaucoup d'intelligence. Je pense en particulier à la manière dont il rend hommage à la scène culte de la parade des éléphants roses ou encore sa reconstitution du numéro des clowns pompiers. Son éléphanteau en images de synthèse possède une anima qui le rend irrésistible, et est filmé avec beaucoup de tendresse. Enfin le film a un petit côté engagé contre l'asservissement de l'animal par l'homme qui n'existait pas dans la version originale.
Toutes ces qualités permettent de fermer les yeux sur l'ajout de personnages humains tellement peu travaillés qu'ils paraissent plus toc que Dumbo et sa mère tels que Holt (Colin FARRELL) et ses enfants ou encore Colette la trapéziste (Eva GREEN). L'aspect "Freaks" du film reste donc superficiel mais "Dumbo" est l'un des rares remake en prises de vues réelles des classiques Disney qui sorte du lot.
Un court-métrage qui éclipse le long-métrage pour lequel les spectateurs s'étaient initialement déplacés, c'est ce qui est arrivé en 1983 lorsque "Le noël de Mickey" adapté du "Christmas Carol" de Dickens fut diffusé pour la première fois aux Etats-Unis en première partie d'une ressortie de "Les Aventures de Bernard et Bianca" (1976). En France, il passait la même année juste avant "Blanche Neige et les 7 Nains" (1937) et pourtant c'est "Le Noël de Mickey" qui me fit la plus forte impression. Il faut dire qu'autant de personnages de la famille Disney (Mickey, Minnie, Donald, Picsou, Riri, Fifi, Loulou, Daisy, Dingo, Jiminy Cricket, Pat Hibulaire, Tic et Tac, etc.) ainsi rassemblés dans une même œuvre au format court et rythmé célébrant la magie de noël, c'est un régal.
En dépit de son titre, ce n'est pas Mickey le héros du film, même si Cratchit est son rôle au cinéma le plus célèbre avec celui de l'apprenti-sorcier de "Fantasia" (1940). Le héros c'est Picsou dont on découvre à l'occasion que son créateur, Carl Banks (!) avait pris pour modèle le personnage principal du "Chant de noël" de Dickens au point de lui donner en VO le nom de Scrooge McDuck. Picsou et Scrooge ne font donc qu'un et la conversion de ce féroce capitaliste aux valeurs humanistes s'inscrit dans une logique critique que l'on avait déjà pu observer dans "Mary Poppins" (1964) où il s'agissait justement de sauver M. Banks de sa propre folie ^^. Au vu du message de sa suite "Le Retour de Mary Poppins" (2018) il n'est pas sûr qu'aujourd'hui, Picsou économiserait "toute une vie de travail" pour finalement (re)distribuer son argent aux pauvres. Il préfèrerait l'investir pour que ça lui rapporte plus gros.
D'autre part on constate que le côté politiquement incorrect de l'oeuvre de Dickens a été gommé dans le remake en motion capture de 2007 réalisé par Robert ZEMECKIS. En effet dans "Le noël de Mickey" il y a plusieurs allusions à la judéité de Scrooge et de Marley ce qui n'est guère surprenant chez Dickens dont les oeuvres comportent plusieurs caricatures d'usuriers juifs (dont la plus célèbre est celle de Fagin dans "Oliver Twist"). La conversion de Scrooge à l'esprit de noël dans ce contexte s'avère donc aussi être d'ordre religieux, Dickens confondant la religion et le statut économique et social dans lequel ont été enfermé les juifs dans les sociétés chrétiennes.
"Le Drôle de Noël de Scrooge" est la troisième adaptation du célèbre conte de Charles Dickens par les studios Disney après "Le Noël de Mickey" (1983) et "Noël chez les Muppets" (1992). C'est également la troisième film d'animation en motion capture de Robert ZEMECKIS après "Le Pôle Express" (2004) et "La Légende de Beowulf" (2007). La fascination de Robert ZEMECKIS pour les nouvelles technologies notamment en ce qui concerne la combinaison entre le réel et l'animation l'ont poussé à fonder le studio d'effets spéciaux numériques IMD (Image Movers Digital) qui a été ensuite racheté par Disney de 2007 à 2010. C'est durant cette période de collaboration qu'est né un film dont l'aspect expérimental, lugubre et effrayant l'emporte sur l'aspect édifiant et merveilleux. On retrouve en effet les thèmes chers du réalisateur tels que l'hybridité, l'envol (les séquences aériennes sont proprement vertigineuses), les voyages spatio-temporels ou le dédoublement (les acteurs prêtent leurs traits à plusieurs personnages, par exemple Jim CARREY joue les trois fantômes en plus de Scrooge). Certains passages du film utilisent les effets 3D pour flirter avec le film d'épouvante notamment la séquence cauchemardesque du fantôme des noëls futurs. Robert ZEMECKIS y expérimente avec brio le passage de la 2D à la 3D quand l'ombre de la main de la grande faucheuse prend du volume ce qui la rend autrement plus tangible et effrayante.
En dépit de tous ces aspects positifs, le film n'est pas une pleine réussite. Tout d'abord parce que la morale du conte est aujourd'hui frappée d'obsolescence. "L'esprit de noël" apparaît comme un moyen de s'acheter (ou se racheter) une bonne conscience à peu de frais. La fête en elle-même ressemble surtout à un moment social convenu où il est de règle selon la morale chrétienne d'être convivial, généreux et charitable (ce qui dispense de l'être le reste de l'année?). Scrooge a beau être un odieux personnage, on perçoit aujourd'hui que ce qui est stigmatisé dans son comportement ce n'est pas seulement son inhumanité mais également sa résistance à la norme. On ne peut pas expliquer autrement par exemple l'acharnement de son neveu à vouloir l'inviter chez lui alors que sa réaction naturelle aurait été de le fuir. Cette confusion explique que la rédemption morale de Scrooge passe par sa soumission aux règles du jeu social. La manière dont a lieu cette rédemption est d'ailleurs discutable tant elle semble motivée par la crainte de la damnation bien plus que par une conversion authentique. Il faut dire que la peur de l'enfer était un bon moyen pour l'Eglise d'établir son emprise sur les âmes. Mais le recul de son influence sur les sociétés européennes fait que les ficelles idéologiques du conte apparaissent plus visibles. Ensuite la technique d'animation en motion capture produit un résultat assez froid et artificiel. Les personnages en particulier ressemblent à des pantins sans substance, ni âme. Leurs visages manquent d'expressivité, leurs mouvements de fluidité et leurs corps de densité.
Voici le énième remake des classiques Disney (en attendant le prochain, celui de Dumbo) qui comme d'autres grands studios hollywoodiens tournent en rond depuis un certain nombre d'années maintenant en ne produisant plus que des copies techniquement impeccables mais complètement vaines de leurs plus grands succès. La technique, ça se démode vite et il n'est pas exclu que dans trente ou quarante ans si le cinéma existe encore, les gens ne se gondolent pas devant les effets spéciaux des années 2010 un peu comme c'est le cas aujourd'hui avec les peplum des années 50-60. En revanche ce qui ne se démode pas c'est l'âme et la créativité. Or ces films de divertissement aussitôt consommés aussitôt oubliés ne possèdent ni l'un ni l'autre. Et viendra le moment où il n'y aura plus que des remake à remaker ^^.
"Le retour de Mary Poppins" n'est en effet pas une suite comme il le prétend mais un pur et simple remake essayant sans arrêt de titiller la fibre nostalgique du spectateur. Censé se dérouler trente ans après les événements du premier film, il reprend le même cadre suranné, avec les mêmes personnages inamovibles (l'amiral et M. Boussole qui trente ans après devraient être en maison de retraite et non encore sur le pont et eux n'ont pas l'excuse de la magie pour ne pas vieillir). La maison des Banks n'a évidemment pas changé d'un iota (en dehors de quelques innovations techniques encore une fois) au point que Michael (Ben WHISHAW) a repris la place de son père et Jane (Emily MORTIMER), le flambeau de la mère (sauf qu'elle ne milite pas pour les droits des femmes mais des travailleurs). Quant aux enfants, il y a Jean, Michel et puis Wendy euh… non ça c'est dans "Peter Pan" (1953) mais c'est du pareil au même. Les séquences de comédie musicale marquent à la culotte celles du premier film. On a donc une séquence mêlant animation 2D et monde réel à partir non d'une peinture délavée par la pluie mais d'une soupière cassée, la séquence du thé au plafond de l'oncle Albert devient celle de la pièce renversée de la cousine Topsy où Meryl STREEP gagne la palme de la performance la plus ridicule. Enfin la séquence des ramoneurs devient celle des réverbères (et qu'est ce qu'elle est longue!)
Malgré tout ce travail de copié-collé, "Le retour de Mary Poppins" finit par trahir l'original lorsqu'il dévoile ses véritables intentions réactionnaires. En effet là où le sens profond de "Mary Poppins" (1964) consistait à sauver l'âme de M. Banks en le reconnectant à son enfance et à une vision humaniste du monde, symbolisée par le don des deux pence à la dame aux oiseaux, le remake fait l'éloge de l'investissement bancaire et boursier de ces deux pence qui permettent grâce au profit réalisé de sauver la maison des Banks. Bien entendu, on recouvre vite le message de propagande pro-capitaliste par une nouvelle mélodie sucrée en hommage aux vertus de l'enfance retrouvée qui ne peut que sonner faux.
J'adore Emma Thompson et "Mary Poppins", donc j'avais un a-priori favorable sur ce film qui s'avère néanmoins inégal. Il est en effet entièrement construit sur le principe d'un montage alterné entre présent (la difficile genèse du film "Mary Poppins") et passé (la reconstitution de l'enfance de Pamela L. Travers, l'auteure du roman).
Les scènes du présent sont de loin les plus intéressantes car elles reposent sur l'affrontement de deux personnalités que tout oppose, celle de la psycho-rigide et névrosée Pamela L. Travers (magistralement interprétée par Emma Thompson) et celui du diplomate et roublard Walt Disney (joué de façon convaincante par Tom Hanks). Le réalisateur ne prenant parti ni pour ni pour l'autre, on se régale devant ce choc des cultures. D'un côté, l'austère et revêche anglaise d'adoption qui prend tout le monde de haut et veut tout contrôler. De l'autre, l'équipe hollywoodienne chevronnée dont le sourire commercial est à peine entamé par les remarques constamment désobligeantes de P.L. Travers et ses refus réitérés d'à peu près tout ce qui fait l'ADN du film (les acteurs, les chansons, les séquences animées).
Les scènes du passé en revanche sont maladroites. On voit bien où le réalisateur veut en venir: montrer que Mary Poppins est une créature inventée par Pamela Travers pour réparer sa famille fracassée par l'alcoolisme et la mort du père ainsi que la dépression de la mère (le titre du film en VO est "Saving M. Banks"). Il s'agit de comprendre pourquoi P.L. Travers a tant de mal à digérer l'irruption de l'entertainment dans une oeuvre qui relève de l'autothérapie. Cependant, toute cette partie est assez mièvre. Le réalisateur épouse le regard idéalisé que l'auteure porte à son père. Parfois on frise le ridicule (le papa et sa fi-fille en extase qui galopent dans le soleil couchant). Enfin, c'est beaucoup trop long. Et ce d'autant plus que seul cet aspect de la personnalité de Travers est exploré alors qu'il y en avait bien d'autres que le film passe sous silence.
Mary Poppins, c'est le film perché de Disney. Toutes les œuvres dans lesquelles il s'est impliqué le sont, mais celle-ci l'est autant au sens littéral qu'au sens figuré. Mary vit dans les nuages, les voisins des Banks ont reconstitué un navire de guerre sur le toit et s'y croient tellement qu'ils tirent régulièrement au canon. L'oncle Albert en pleine crise de fou rire invite Mary, Bert et les enfants à prendre le thé au niveau du plafond (une allusion à la fête de non-anniversaire de "Alice au pays des merveilles"). Ces derniers se promènent sur les toits, Mary joue les derviches tourneur au-dessus des cheminées pendant que Bert et ses copains font un ballet acrobatique aérien. Et cette folie est contagieuse. La banque (allégorie de l'enfer) essaye bien de s'en prémunir en chassant l'employeur de Mary mais c'est l'inverse qui se produit: M. Banks est à son tour touché par le grain de folie qui s'est répandu dans sa maison, le doyen s'envole au plafond pour y mourir de rire et ses associés jouent au cerf-volant avec les enfants.
Bien entendu cet énorme délire est habilement enveloppé dans un enrobage de convenances. A l'image de Mary d'ailleurs qui commence toujours par s'offusquer quand on lui demande de pratiquer la magie avant d'en remettre une couche (de cirage noir après être passée par la cheminée). Mais quand on la compare aux autres nounous, il n'est pas difficile de voir en quoi elle est anticonformiste. Jeune, jolie, les yeux pétillants, des éléments de fantaisie dans sa tenue qui font très "hippie chic" (les fleurs sur son chapeau, son écharpe tricotée, son parapluie qui parle et lui sert aussi d'engin volant) et de la magie dans son sac sans fond (qui a vraisemblablement inspiré celui d'Hermione dans le tome 7 de Harry Potter), elle a tout pour venir secouer le train-train du foyer Banks. Lequel n'est pas très joyeux. Le père est affairé et coincé, la mère est égocentrique et distraite, aucun n'est disponible pour s'occuper des enfants.
Comme tous les Disney de la grande époque, le film est novateur ici par sa technique mélangeant les prises de vues réelles et le dessin animé pour les séquences dans le monde enchanté. L'auteure des livres, Pamela L. Travers refusait ce mélange (comme le raconte le film "Dans l'ombre de Mary" sorti en 2013) mais Disney sut habilement l'amadouer. Robert Zemeckis a rendu un hommage direct à la séquence des pingouins dans "Qui veut la peau de Roger Rabbit" qui s'inscrit dans cette filiation technique. Et puis il y a Julie Andrews, comédienne, chanteuse et danseuse accomplie qui illumine de tout son charme le film. Un film qui lui permit de prendre une belle revanche car jugée pas assez connue elle avait été écartée de l'adaptation cinématographique de "My Fair Lady" qu'elle interprétait pourtant au théâtre.
Enfin ce film permet de voir Jane Darwell (Ma Joad des "Raisins de la colère" de John Ford) dans son dernier rôle, celui de l'émouvante dame aux oiseaux.
Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske (1951)
"Alice au pays des merveilles" sorti en 1951 est le dernier film psychédélique produit par les studios Disney et fait figure de "pot-pourri" du genre. Ca commence par l'équivalence image d'une Alice perchée qui déclame à sa sœur restée en bas que les livres sans images l'ennuient! Comme sa sœur lui répond qu'elle divague, elle lui répond que dans son monde à elle, il n'y a que des divagations (nonsense en VO). Par la suite, tout au long de son "voyage", Alice ne cesse d'ingérer ou d'inhaler toutes sortes de substances (la fumée du narguilé de la chenille, les incontournables champignons, des biscuits, le contenu d'un flacon, de la poudre blanche de sucre) qui modifient ses perceptions (un problème de taille!), lui font avoir d'étranges visions (par exemple les apparitions et disparitions d'un chat à rayures hypnotiques qui n'a "pas toute sa tête" au sourire en croissant de lune) ou altèrent sa communication avec le monde qui l'entoure (le dialogue de sourds du "non-anniversaire" avec des compagnons de "défonce", le chapelier étant connu pour ses hallucinations provoquées par les vapeurs de mercure dégagées pour la fabrication des chapeaux et les lièvres, rendus fous par le début des chaleurs de mars). Alice finit cependant par "redescendre" et tourne le dos aux divagations "silly nonsense" pour rechercher le droit chemin vers sa maison "straight home".
L'œuvre littéraire déjantée de Lewis Carroll se prêtait bien à toutes sortes de délires et d'expérimentations graphiques."Alice au pays des merveilles" est sans doute le long-métrage de Disney qui se rapproche le plus de l'œuvre surréaliste de Dali, la "montre folle", symbole du temps distordu, n'en étant qu'un exemple. Mais on pense aussi à Arthur Rimbaud qui recherchait le "dérèglement de tous les sens" lorsqu'on voit la chenille exhaler ses lettres colorées de vapeur opiacée, véritable visualisation du poème de Rimbaud "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles."
Pour les mêmes raisons que "Fantasia" (avec lequel il partage aussi sa narration fragmentée) "Alice au pays des merveilles" ne rencontra pas le succès à sa sortie mais une génération plus tard lorsque la jeunesse hippie le porta aux nues. L'influence de ce film est évidente par exemple dans "Peau d'Ane" de Jacques Demy (sorti en 1970) qui célèbre de la même façon l'art de la fumette tout en faisant parler les fleurs. Suivre un lapin blanc est devenu un synonyme de prise de substances psychotropes jusqu'à nos jours comme on peut l'observer par exemple dans le premier volet de la trilogie "Matrix" où la question cornélienne n'est pas "to be or not to be" mais "pilule rouge ou pilule bleue?"
James Algar, Samuel Amstrong, Ford Beebe, Norman Ferguson, Jim Handley, Thornton Hee, Wildred Jackson, Hamilton Luske, Bill Roberts, Paul Satterfield (1940)
L'œuvre-somme de Disney fut un terrible échec critique et commercial à sa sortie. Les critiques éreintèrent avec sectarisme, snobisme et mépris sa tentative aussi audacieuse qu'ambitieuse d'illustrer des morceaux de musique classique avec des courts-métrages animés. Le public fut déconcerté par l'aspect expérimental du film et le bouda. La guerre n'arrangea rien. L'œuvre de Disney était en effet bien trop avant gardiste. Elle anticipait aussi bien la génération psychédélique des années 60-70 que celle des clips MTV des années 80 qui lui firent toutes deux un triomphe.
Aujourd'hui on entend encore ici et là dire que "Fantasia" est une œuvre inégale qui vaut surtout pour ses séquences les plus figuratives (c'est à dire les plus accessibles au jeune public): "L'apprenti-sorcier" et "La danse des heures". C'est méconnaître l'unité profonde du film derrière son apparence fragmentée. Cette unité a quelque chose à voir dans le rapport étroit que la musique entretient depuis toujours avec le sacré, plus encore que toute autre forme d'art. Tous les morceaux qui composent "Fantasia" ont un lien avec la sphère divine: "Le sacre du printemps" est un récit de genèse, "La Pastorale" met en scène la mythologie gréco-romaine, "L'apprenti-sorcier" est une variation du mythe prométhéen, "La Toccata et fugue", "Une nuit sur le mont chauve" et "L'Ave Maria" de Schubert sont des jugements dernier opposant le paradis et l'enfer. Ce dernier thème apparaît aussi sous une forme profane d'opposition jour-nuit, lumière-ténèbres ou été-automne/hiver dans les deux derniers morceaux: les ballets de végétaux et de poissons de "Casse-Noisette" et ceux, parodiques, d'autruches, hippopotames, éléphants et crocodiles de "La danse des heures".
Chaque morceau est également illustré par une forme d'art picturale particulière:
- "La Toccata et fugue en ré mineur" de Bach part d'images d'ombres de l'orchestre pour évoluer vers de plus en plus d'abstraction.
- "Casse-Noisette" de Tchaïkovski est une ode à la nature proche du préraphaélisme dans les séquences de féérie (on pense aussi au "Songe d'une nuit d'été"). Les ballets orientalisants de poissons et la danse cosaque des chardons et orchidées sont eux, semi-abstraits.
-"L'Apprenti-sorcier" et "Une nuit sur le mont chauve" sont très marquées par l'expressionnisme allemand (avec une ambiance très proche du "Faust" de Murnau pour le second)
- "La Pastorale" possède une esthétique art nouveau très affirmée.
-"L'Ave Maria" s'inspire des tableaux du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich représentant des monuments religieux en ruines dans la nature mais elle me fait penser aussi à la forêt-cathédrale de Gaudi, la Sagrada Familia.
-"La danse des heures" a pour cadre un théâtre grec.
La plupart de ces séquences sont néanmoins influencées par l'art déco... et le psychédélisme. Au point qu'une qualité de champignons hallucinogènes porte aujourd'hui le nom de "Fantasia" en hommage sans doute au ballet de champignons de "Casse-Noisette".
"Peter Pan", sorti en 1953 durant le premier âge d'or des studios Disney nous raconte un moment de crise dans la famille Darling. Wendy a en effet atteint l'âge limite où elle devra quitter la nursery (le monde de l'enfance) où elle vivait en symbiose avec ses frères et sa nounou, le Saint-Bernard Nana pour intégrer sa chambre personnelle (le monde des adultes). Un passage délicat où la guettent deux périls bien réels que le film met fort bien en scène:
-Celui qui consiste à oublier son enfance et à devenir un vieux schnock aigri comme le père de Wendy, le banquier George Darling qui 11 ans plus tard aura un double en prise de vues réelles, George Banks dans Mary Poppins. Il n'est d'ailleurs pas innocent que le "schnock" du pays imaginaire, le capitaine Crochet et George Darling possèdent la même voix (en VO. En VF il faudra attendre le doublage de 1988 pour que cette particularité soit respectée). Ce sont tous deux en effet des hommes à la fois castrateurs et amputés d'une part d'eux même. George est en quelque sorte la version civilisée de Crochet, mi-bouffon, mi-assassin.
-Celui qui consiste à refuser de grandir en se réfugiant dans un monde imaginaire où il est tout-puissant. Peter, l'antagoniste de Crochet est en réalité son double. Le premier plan sur son visage est proprement luciférien (l'enfer et ses démons étant un thème récurrent chez Disney). Ensuite on découvre qu'il éprouve un plaisir sadique à pousser Crochet dans la gueule du crocodile après lui avoir offert sa main en pâture. Le symbole de la main coupée est d'ailleurs très révélateur: Peter est également un personnage castrateur. De plus, en refusant de grandir, il ne respecte pas l'ordre des générations. D'ordinaire ce sont les pères qui "coupent" leurs fils (comme dans "Star Wars"). Enfin c'est un macho mégalomane. Il possède un véritable harem: Wendy, Clochette, Lily la Tigresse, les sirènes. Il se pose en idole de la gente féminine tout en se refusant à elles et en excitant leurs rivalités. Il en fait de même avec les garçons: les enfants perdus et les frères de Wendy sont tous plus petits que lui et lui servent de faire-valoir.
Peter Pan est au final pire que Crochet. Comme ce dernier c'est un monstre mais en plus, il avance masqué dans la peau d'un héros et il n'est même pas drôle. Mais on comprend pourquoi ce personnage et son pays imaginaire (je préfère 10 000 fois son nom en VO "Neverland" à cause de sa négation même) a pu fasciner un certain Michael Jackson (on parle d'ailleurs à juste titre à son propos du "syndrome de Peter Pan")
Au final le personnage le plus touchant du film, le plus humain n'est même pas un humain: c'est Nana, le Saint-Bernard qui est exploité, maltraité et jamais remercié pour son dévouement.
Rien de plus erroné que l'image mièvre et sucrée qui colle à la peau de Disney. Les courts-métrages des Silly Symphonies "La Danse macabre" (1929) et "Les Cloches de l'Enfer" (1929) mettaient déjà en évidence le côté sombre et macabre de Disney. Il en est de même de ses premiers longs-métrages: "Blanche-Neige et les 7 nains", "Fantasia" ou "Bambi" comportent tous des scènes cauchemardesques. Mais "Pinocchio", le deuxième long-métrage du studio les bat à plates coutures. Jerry Beck disait à propos du film qu'il s'agissait d'un "cauchemar noir ponctué de moments de véritable horreur". Que l'on en juge: Pinocchio manque de peu finir esclave, métamorphosé en âne, en petit bois pour le feu ou encore dans l'estomac d'une baleine nommée "Monstro". Alors certes, il n'est pas seul: il y a sa conscience, Jiminy Criquet, son père Gepetto et sa "mère", la bonne fée bleue que d'aucuns identifient comme étant la vierge Marie. Il faut dire que l'aspect évangélique est renforcé par la chanson "Quand on prie la bonne étoile", devenue par la suite l'hymne du studio.
Mais Pinocchio apparaît bien naïf, fragile et manipulable pour affronter les pièges qui se dressent en travers de sa quête d'humanité. Il faut voir avec quelle rapidité il dévie du droit chemin quand il rencontre Grand Coquin et Gédéon. Deux escrocs qui l'appâtent avec des promesses de plaisir facile pour mieux s'enrichir sur son dos. Lesquels plaisirs se retournent en pièges mortels. Car c'est moins la morale du nez qui s'allonge à chaque nouveau mensonge que celle du "on ne naît pas être humain, on le devient" qui interpelle. "Pinocchio" est sorti en 1940 au cours de la guerre la plus inhumaine de l'histoire, une guerre faite par des millions de pantins de bois privés de cœur et de cervelle, manipulés par des monstres totalitaires. On peut d'ailleurs remarquer que les décors et costumes de "Pinocchio" sont d'inspiration bien plus germanique qu'italienne.
Enfin sur le plan technique, "Pinocchio" est d'une perfection qui n'a jamais été égalée depuis.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.