En regardant "Le Brasier ardent" j'ai pensé à propos de Ivan MOSJOUKINE que le seul autre acteur muet capable d'une telle expressivité était Lon CHANEY. D'ailleurs si de nos jours, son nom est oublié hors du cercle des spécialistes (mais c'est le cas pour la grande majorité des acteurs du muet), il envoûtait à l'époque le public. Réalisé deux ans après "L'enfant du carnaval" (1921) toujours pour les studios Albatros fondés par des russes exilés à Paris après la révolution de 1917, "Le Brasier ardent" s'ouvre sur une scène de cauchemar qui dure plus de dix minutes. Une femme mariée à un vieil homme riche qui l'a sortie du pétrin rêve d'un homme qui la poursuit après avoir manqué la jeter dans un brasier. Tout cela à partir, on le comprend un peu plus tard d'une lecture de roman policier qui a visiblement emballé son imaginaire, peu sollicité par son terne mari. Lequel souhaite rentrer au pays (Amérique du sud) alors que sa femme traîne logiquement des pieds à l'idée de devoir renoncer aux tentations de la capitale, incluant de beaux et jeunes hommes. Au terme d'une course-poursuite endiablée, le mari s'adresse à une sorte de société secrète (avec effets spéciaux sympathiques) pour "retrouver" sa femme et tombe sur un détective qui n'est autre évidemment que "l'homme de ses rêves". "Le Brasier ardent" adopte la logique décousue de l'onirisme, l'histoire n'étant qu'un prétexte pour laisser le champ libre aux expérimentations. Outre le cauchemar du début, il y a une scène de danse endiablée qui mérite le détour sans parler des dons de Ivan MOSJOUKINE pour le transformisme, il est aussi bluffant dans ce registre que dans celui de l'émotion. Dommage que l'intrigue se perde ainsi en route, c'est un peu trop en roue libre.
"L'Enfant du carnaval" maintenant disponible sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque fait partie des films qui ont permis au public français de découvrir au début des années vingt Ivan MOSJOUKINE. Acteur russe exilé en France après la révolution de 1917, Ivan MOSJOUKINE a réalisé deux films pour les studios Albatros: celui-ci et "Le Brasier ardent" (1923). Ce déraciné est ensuite parti aux USA puis est revenu en Europe, d'abord en Allemagne puis de nouveau en France où il a terminé sa carrière notamment en jouant dans le remake parlant de "L'Enfant du carnaval" (1934) réalisé cette fois par Alexandre VOLKOFF.
"L'Enfant du carnaval" qui a été souvent comparé au beaucoup plus célèbre "Le Gosse" (1921) de Charles CHAPLIN*, notamment parce que les deux films sont sortis à quelques mois d'intervalle, abordent des thématiques proches et ont pour figure principale un acteur-réalisateur d'origine immigrée est cependant une oeuvre au ton singulier, naviguant entre comédie et mélodrame avec une fin poignante "à la russe". Le charisme de Ivan MOSJOUKINE y est incandescent et son jeu moderne, sensible et expressif m'a fascinée dès les premières secondes. Il incarne dans le film un aristocrate immature, noceur invétéré qui va voir sa vie bouleversée lorsqu'il trouve un bébé abandonné sur le pas de sa porte. Le comique burlesque lié à sa vie de fêtard cède alors la place à des émotions de plus en plus profondes au contact de ce bébé et de sa mère en détresse qui refait surface en prenant l'identité de sa nurse. A signaler également une superbe photographie de Fedote BOURGASOFF, notamment lors d'un plan en ombres chinoises d'une farandole de noceurs sur la promenade des Anglais qui n'est pas sans faire penser à celle qui clôt "Le Septieme sceau" (1957) de Ingmar BERGMAN.
* Preuve de cette célébrité mondiale, le personnage du vagabond apparaît sur l'un des chars du carnaval de Nice dans le film.
"Cagliostro" est l'une des dernières production du studio Albatros fondé par Alexandre Kamenka à Montreuil au début des années 20 ou plutôt une coproduction avec le studio berlinois Wengeroff-GMBH dirigé par un autre russe émigré, Vladimir Wengeroff. Le film est d'ailleurs réalisé par un pionnier du cinéma germanique, Richard OSWALD assisté par de futures pointures du cinéma français (Marcel CARNÉ et Jean DRÉVILLE) et n'est que lointainement basé sur le célèbre "Joseph Balsamo" de Alexandre Dumas (première partie d'une saga consacrée à la Révolution et à ses prémices et qui se déroule à la fin du règne de Louis XV soit une quinzaine d'années avant l'Affaire du Collier qui est le titre de la troisième partie de cette même saga). C'est un roman allemand de Johannes von Günther consacré à l'aventurier-magicien-guérisseur-escroc italien à double visage (c'est aussi un mari éperdument amoureux de sa femme) qui a été la principale source d'inspiration pour le film. Film qui par ailleurs nous est parvenu amputé de plus de la moitié de sa durée totale. Ce qui a pu être sauvé (environ une heure) a fait l'objet d'une reconstitution en 1988 qui est centrée sur une version (amputée) destinée aux familles tournant autour de l'affaire du collier, escroquerie montée par Cagliostro et l'aventurière Jeanne de la Motte laquelle n'hésite pas à dévoiler une partie de son anatomie à chacune de ses apparitions (ce qui n'a plus rien de familial mais est issu cette fois des chutes censurées et "recollées" au reste). L'ensemble se tient tout de même à peu près mais on sent bien qu'il s'agit d'un résumé (les passages manquants sont remplacés par des cartons). La mise en scène très élaborée (nombreuses trouvailles techniques) et élégante met en valeur la magnificence des décors et costumes lors des scènes de cour (superproduction oblige) ainsi que les péripéties dignes d'un feuilleton d'aventures. En dépit des mentions "historiques" sur les cartons, on est dans une fiction de divertissement avec par exemple la manière rocambolesque dont Joseph Balsamo parvient à s'évader à la fin avec sa femme.
En dépit de son caractère spectaculaire, ce blockbuster de l'époque n'eut pas le succès escompté en raison de l'arrivée du parlant qui mit fin prématurément à sa carrière et le fit sombrer dans l'oubli.
L'histoire de ce film me fait penser à celle de "Apparences" (2000) de Robert Zemeckis. En effet dans les deux cas, il s'agit d'un "interlude" entre deux films plus importants. Dans le cas de Zemeckis, il fallait laisser le temps à Tom Hanks de perdre du poids pour "Seul au monde" dont le tournage a été interrompu 8 mois ce qui lui a laissé de temps de réaliser un autre film. "Nocturne" a quant à lui été réalisé dans le cadre du tournage de "Carmen" (d'après la nouvelle de Prosper Mérimée) de Jacques Feyder à Ronda, en Andalousie qui a été prolongé en raison d'une météo défavorable. Alexandre Kamenka, le directeur des studios Albatros qui produisait le film a donc maximisé la rentabilité des pauses forcées de "Carmen" pour réemployer les acteurs principaux, Raquel Meller et Louis Lerch dans un film plus court, tourné dans l'hôtel où logeait l'équipe de "Carmen" à Ronda: on ne peut pas faire plus économe! Et pour réaliser ce "Nocturne", il fait appel à l'assistant de Jacques Feyder, Marcel Silver.
Le résultat est un film d'atmosphère à l'intrigue minimaliste: une femme se consume à attendre l'homme qu'elle aime alors que seule une cloison de chambre d'hôtel la sépare de lui. On peut voir cela comme une métaphore du drame de l'incommunicabilité dans le couple. Ou bien comme un moyen inconscient pour un homme qui hésite entre deux engagements de choisir. La puissance expressive du visage de Raquel Meller est très bien mise en valeur ainsi que le parallèle entre sa solitude et sa souffrance et l'aridité des paysages. Néanmoins cette intrigue est trop mince pour tenir la route sur trois bobines. On a donc rapidement l'impression que cela traîne en langueur, pardon, en longueur...
Belle découverte que ce film disponible sur Henri, la plateforme de la Cinémathèque qui consacre l'une de ses rubriques aux films Albatros. J'ai eu plusieurs fois l'occasion d'évoquer les origines de ce studio fondé en 1920 à Montreuil par des émigrés russes et comment il a employé durant les années vingt la crème des réalisateurs français avant que l'avènement du parlant ne signe son arrêt de mort.
"Paris en cinq jours" est du slapstick dans la meilleure tradition du genre mais à la sauce franco-russe. Il raconte sur le ton de la satire le voyage organisé de riches américains dont la visite de la capitale est chronométrée jusqu'à l'absurde (ils ont 9 minutes pour manger, 6 pour danser, 5 pour prendre un verre, 15 pour visiter le Louvre etc.) Au milieu de cette course contre la montre, un personnage détone, Harry Mascaret (Nicolas RIMSKY, également co-réalisateur et co-scénariste) qui est un simple comptable ayant gagné au loto (de la bourse) qui ne parvient jamais à être dans le tempo et accumule les mésaventures plus savoureuses les unes que les autres, finissant invariablement au commissariat (du comique de répétition +++). Dès les premières séquences dans son pays d'origine, il est montré comme un rêveur romantique inadapté au monde qui l'entoure. Par la suite, son décalage spatio-temporel accentué par le dépaysement l'amène à être séparée de sa fiancée qui se fait draguer par un comte aux intentions douteuses qui n'a guère de difficulté à écarter Harry dont chaque effort pour tenter de recoller au train se solde par un échec.
Globalement sous-estimé pour ce que j'ai pu en lire, ce film méconnu mérite d'être redécouvert parce qu'il est très drôle (en dépit d'une baisse de rythme sur la fin), parce qu'il constitue un instantané saisissant du Paris des années folles (on peut voir l'ancien palais de Chaillot et aussi l'exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes entre les Invalides et le Grand Palais qui lança la mode de l'art déco) et enfin parce qu'il préfigure "Minuit à Paris" (2011) (je me suis demandée si Woody ALLEN connaissait le film et s'il s'en était inspiré).
Quand j'étais étudiante, je fréquentais un cinéma art et essai (fermé depuis) qui faisait des cycles de cinq films sur les grands cinéastes. Et dans celui qui était consacré à Jean RENOIR, il y avait "Les Bas-fonds" (1936) qui est d'ailleurs le seul des cinq que je n'ai pas vu à l'époque. Mais le titre m'est resté en mémoire.
Le film est assez fascinant, de par son mélange assez détonnant de convention et de naturel. Les idées politiques de gauche de Jean RENOIR y transparaissent. Le film se déroule en effet dans le Paris du Front Populaire mais tous les personnages portent des noms russes (le film est financé par les producteurs d'origine russe de la société Albatros qui ont refusé toute francisation des noms des personnages de la pièce de Maxime Gorki et les communistes français ont également fait pression en ce sens), vivent dans un dortoir collectif et payent en roubles. La déchéance de l'aristocratie et l'émancipation des classes populaires avec un très beau plan final qui cite directement "Les Temps modernes" (1934) de Charles CHAPLIN célèbre la fraternité de la société sans classes.
Pourtant, le naturel parvient à surpasser la convention. Pas seulement parce qu'on y célèbre le bonheur de la sieste sur l'herbe et que les échappées bucoliques chez Jean RENOIR ont un relief saisissant. Mais parce que jamais Jean GABIN n'a paru aussi vrai que dans ce film. A deux reprises, lorsqu'il exprime ses aspirations, devant le commissaire puis devant Natacha, cela sort comme un cri du coeur, un cri du coeur sur lequel le temps n'a pas de prise. Son duo avec un Louis JOUVET impérial est savoureux (outre l'interprétation, les qualités d'écriture du film, co-scénarisé et dialogué par Charles SPAAK ont été justement soulignées). Et puis le film est porté par un tel élan d'espoir qu'il triomphe de tout ce que l'histoire originale pouvait porter de sordide.
Grâce au travail de restauration de la cinémathèque et à la plateforme de streaming gratuite Henri, on peut aujourd'hui admirer cette magnifique oeuvre muette de René CLAIR. Sous prétexte que l'intrigue est "conventionnelle" (le terme plus juste serait romantique mais à la manière d'un Alfred HITCHCOCK ou d'un Joseph L. MANKIEWICZ dans leur période gothique et onirique des années quarante), les critiques que j'ai lues ici et là sous-estiment le film, pourtant l'un des plus virtuoses, oniriques et sensuels qu'il m'ait été donné de voir dans le cinéma muet. D'un bout à l'autre, le film repose sur des ambiguïtés. Il est construit comme un rêve avec son pilote qui se pose en catastrophe -et se repose- dans un château hors du temps mais pourtant il est également tempétueux comme les émotions et désirs qui traversent son héros et comme le contexte historique qu'il reflète. Simplement le pays fictif dont sont originaires les personnages du château est déplacé de la Russie aux Balkans*. Un autre élément essentiel du film est son mystère et son suspens lié au fait que René CLAIR nous fait pour l'essentiel partager le point de vue de son héros, Pierre Vignal. Celui-ci est en effet pris en tenaille entre des sentiments ardents pour la châtelaine, Elisabeth et le fait qu'elle lui cache des secrets, secrets qui la lie à son beau-frère et à leur médecin mais dont Vignal est exclu. Avec la réapparition (pour le spectateur) d'une soeur soi-disant morte et qui accuse son mari et Elisabeth d'être des espions sur le point de la faire assassiner, Pierre ne sait plus à qui, à quoi se fier et la douleur et la jalousie le font chavirer. Et cela, René CLAIR l'illustre admirablement à l'aide d'une mise en scène qui se met à tanguer dès que les émotions deviennent trop fortes. A cela s'ajoute une incroyable séquence onirique très magrittienne s'ouvrant et se fermant sur le même plan (en zoom avant puis arrière) de fente lumineuse entrouverte derrière des rideaux que Pierre écarte pour lâcher ses pulsions de désir et de meurtre. Il en va de même de l'ébouriffante scène de course-poursuite et d'accident qui confirme que Pierre est bel et bien devenu "la proie du vent". Et pour couronner le tout, René CLAIR met en valeur le charisme de Charles VANEL de telle façon que celui-ci apparaît d'une sensualité folle**. Que ce soit lors de la scène de la cigarette dans laquelle il échange son mégot contre celui de l'être aimé (à son insu) dont il peut ainsi "goûter" les lèvres par le biais d'un objet que celles-ci ont touché ou bien celle dans laquelle ses mains filmées en gros plan caressent une lettre, tout semble d'un érotisme vibrant dans ce film si ancien et pourtant tellement plus vivant que tant de films contemporains.
* Evidemment il s'agit d'un film Albatros fondé par des émigrés russes dont la devise est "Debout malgré la tempête".
** René CLAIR a la même approche le concernant que Jane CAMPION avec Harvey KEITEL dans "La Leçon de piano" (1993). Tous deux ont utilisé à contre-emploi des acteurs spécialisés dans des rôles de truands, les transformant en grands personnages romantiques tout en les érotisant. Le toucher est d'ailleurs le sens le plus sollicité dans les deux films (par les mains mais aussi dans "La Proie du vent" par la bouche) ainsi que la vue.
"Gribiche" est un conte moral très touchant, merveilleusement interprété, mis en scène, éclairé et photographié (tous aspects particulièrement bien mis en valeur par la restauration de la cinémathèque). C'est le premier film que Jacques FEYDER a tourné pour les studios Albatros qui a employé tout ce que le cinéma français pouvait compter de jeunes talents dans les années vingt. C'est aussi le premier rôle important de Françoise ROSAY, l'épouse de Jacques FEYDER dans un rôle qui lui va comme un gant: celui de la dame patronnesse, bourgeoise américaine richissime qui se consacre à des oeuvres de charité mais découvre à ses dépends qu'elle ne peut acheter le bonheur d'autrui. En l'occurence celui de Gribiche, jeune garçon qu'elle a décidé d'adopter après qu'il lui ait rendu son sac à main qu'elle avait perdu dans un grand magasin. Celui-ci accepte pour soulager sa mère et se retrouve dans une luxueuse cage dorée meublée et décorée avec le plus grand soin (c'est un festival art déco) dans lequel chaque moment de sa vie est réglé comme du papier à musique. Jacques FEYDER utilise le comique de répétition pour montrer les excès hygiénistes de Mme Maranet et aussi comment celle-ci déforme de plus en plus le récit de sa rencontre avec Gribiche auprès de ses amis, celui-ci devenant larmoyant et misérabiliste. Or si Gribiche est issu d'un milieu populaire, sa mère ne vit pas dans la misère. Loin de la veuve de guerre éplorée de l'image d'Epinal, c'est une une bonne vivante qui aime rire, paresser au lit, aller au restaurant, à la fête foraine et au bal sans parler du fait qu'elle est amoureuse du contremaître. Des lieux bondés, grouillant de vie que les chefs opérateurs de Jacques FEYDER ont réussi à capturer sur le vif, y compris en extérieur nuit sans aucun éclairage artificiel ce qui pour l'époque était un tour de force. Par contraste, la grande maison de Mme Maranet avec ses immenses pièces et sa grande hauteur sous plafond apparaît terriblement vide et on y voit le pauvre gamin y dépérir d'ennui et par manque de chaleur humaine. Dans le rôle de Gribiche, Jean FOREST qui était alors âgé de 13 ans en était déjà à sa troisième collaboration avec Jacques FEYDER qui l'avait casté dans la rue trois ans auparavant. Malheureusement, cet enfant-acteur surdoué n'a pas réussi à percer véritablement une fois devenu adulte au temps du cinéma parlant.
"La Tour" est un film emblématique de la période muette de René CLAIR. D'abord parce qu'il reprend la "star" de son premier film "Paris qui dort" (1925) à savoir la tour Eiffel qui le fascinait. A ceci près que "Paris qui dort" était un film de science-fiction alors que "La Tour" est un documentaire. Ensuite parce que, comme Jean EPSTEIN, René CLAIR a tourné quatre films pour les studios Albatros en deux ans (mais lui c'était entre 1927 et 1929) et qu'il s'agit du deuxième. On peut d'ailleurs souligner que le goût prononcé de René CLAIR à cette époque pour les hauteurs et les mouvements aériens se combine bien avec le nom de la compagnie (son premier film en leur sein s'intitulait "La Proie du vent") (1926).
"La Tour" est un poème cinématographique, une ode à la dame de fer que René CLAIR filme sous toutes les coutures, de bas en haut et de haut en bas, évoquant également les différentes étapes de sa construction, zoomant sur telle ou telle partie de la tour au point de ne plus filmer que sa géométrie: des lignes, des courbes qui s'entrecroisent, formant une sorte de dentelle métallique qu'à force de voir, on ne remarque même plus. Le regard de Clair rend à la tour son originalité voire son étrangeté foncière grâce notamment à des angles de prise de vue parfois insolites.
"Le Double amour" est l'un des quatre films que Jean EPSTEIN a réalisé au sein des studios Albatros* entre 1924 et 1926. La différence avec ses films antérieurs ou postérieurs m'a tout de suite sauté aux yeux. Jean EPSTEIN abandonne (momentanément) ses expérimentations au profit d'un film beaucoup plus classique tant sur le fond que sur la forme. Un film à visée nettement commerciale. "Le Double amour" est un mélodrame bourgeois au service de l'actrice maison, Nathalie LISSENKO mettant en valeur des décors et des costumes fastueux. On a du mal à s'émouvoir devant les drames qui frappent ces comtesses et ces fils de magnats de l'industrie passant leur vie entre les hôtels, les casinos et les music-halls de la Riviera. Au pire, ils subissent à un moment où à un autre une sorte d'ostracisme social et sont obligés de ce fait de partir en exil quelques années pour effacer l'ardoise (rassurez-vous, pas à l'île du Diable mais aux USA où ils peuvent retrouver le même style de vie, celui de "Gatsby le Magnifique"). Mais si les ennuis les cernent de trop près, on les voit sortir le carnet de chèques et tout est réglé. Car en dépit de cette trame conventionnelle et de la mise en scène très sage qui l'accompagne, Jean EPSTEIN parvient à glisser de temps à autre du poil à gratter. Tout d'abord à l'occasion d'un gala de charité ultra huppé il insère un plan montrant de vrais pauvres. Un seul plan qu'on ne reverra plus par la suite car l'argent de ce gala, on l'apprendra plus tard sera détourné pour être joué au casino: une certaine métaphore du capitalisme sauvage des années vingt dont on connaît l'issue funeste**. Et puis il y a ces plans récurrents de bord de mer et de vagues plus ou moins déchaînées, plans qui culminent au moment où la comtesse envisage le suicide. Epousant les états d'âme des personnages, elles rythment et hantent le film et préfigurent le cinéma "océanique" de Jean EPSTEIN ancré en Bretagne, documentaire, naturaliste et libre.
* Studio fondé en 1919 à Montreuil par une poignée de russes ayant fui la révolution bolchévique grâce au lien que l'un d'entre eux avait noué avec Pathé et qui accueillit l'avant-garde française des années 20. Sa devise était "Debout malgré la tempête". Il ne survécut pas à l'arrivée du parlant.
** Jean EPSTEIN ne pouvant lire l'avenir choisit une structure cyclique (comme la roulette...) dans laquelle l'histoire bégaye, se répétant de père en fils.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)