"The Big Shave" est un des courts-métrages les plus marquants de l'histoire du cinéma. Réalisé par Martin SCORSESE en 1967 à New-York, il se déroule intégralement dans une salle de bains à la blancheur clinique. Dans ce décor chirurgical (on peut le dire au vu de la suite) entre un jeune homme WASP (white anglo-saxon protestant) typique des années soixante. Il commence à se raser sur une musique jazzy et Scorsese le filme à la manière des publicités d'époque pour la crème de rasage Noxzema (visibles sur YouTube). En quelques secondes, tout un précipité de l'Amérique bien propre sur elle est esquissée d'une manière saisissante: hygiénisme, obsession de son apparence, consommation omniprésente.
Et puis soudain tout dérape. Martin SCORSESE interprète d'une manière radicale le slogan Noxzema "Plus vous vous rasez de près, plus vous avez besoin de la crème Noxzema". Le rasage est symboliquement un acte par lequel l'homme efface son animalité en enlevant ses poils et se place ainsi au-dessus de la nature. Mais il suffit d'enfoncer un peu la lame et celui-ci devient une effroyable boucherie, révélant que les sociétés qui se prétendent supérieures (aux autres, aux animaux, à la nature) sont en réalité destructrices et autodestructrices. L'allusion à la guerre du Vietnam est limpide, de par le contexte et de par le fait qu'elle est citée dans le générique de fin. Mais de l'aveu de Scorsese lui-même, il exprime dans le film d'abord une souffrance intime. On est frappé par les similitudes avec "Taxi Driver" (1976) où un vétéran du Vietnam victime d'un stress post-traumatique et mis à l'écart de la société s'est tellement ensauvagé qu'il "pète les plombs" et finit par provoquer un bain de sang.
Avant la toute dernière séquence du film, on peut penser que "Taxi Driver" nous offre juste le point de vue d'un homme malade. Dépressif, insomniaque, solitaire, misanthrope, Travis Bickle (composition magistrale de Robert De NIRO dont le regard fou et hanté poursuit le spectateur bien après la projection)vit retranché dans son appartement sordide ou dans son taxi avec lequel il parcourt les bas-fonds de New-York la nuit sur une bande-son jazzy envoûtante signée du génial Bernard HERRMANN, compositeur favori de Alfred HITCHCOCK (Un score testamentaire puisqu'il disparaîtra avant l'achèvement du film). Les scènes de déchéance qu'il contemple renvoient à sa propre déchéance. Le dégoût que cette société lui inspire renvoie au dégoût qu'il a de lui-même. Travis est un homme désintégré de l'intérieur et enfermé en lui-même qui cherche désespérément à exister, à être reconnu, à trouver une place. Un baril de poudre qui ne s'extériorise qu'en tête à tête avec lui-même ("You're talking to me?") et qui finit par exploser lors d'une séquence sanglante qui fit date mais aussi polémique à l'époque.
Mais Travis n'est pas seulement intéressant en lui-même, il l'est aussi par ce qu'il représente et ce qu'il révèle de la société américaine. Entre lui et les autres il y a des vitres d'incommunicabilité et nul espoir. Les nantis rejettent ce paumé inculte qui se complaît dans sa fange alors même qu'il vomit la "racaille" qu'il transporte d'un lieu glauque à un autre avec souvent des relents racistes, l'afro-américain concentrant tout son dégoût. A l'inverse, la jeune femme blonde représente une promesse de salut, alors qu'elle est froide et inaccessible (Betsy, jouée par Cybill SHEPHERD) ou déchue elle aussi (Iris, jouée par Jodie FOSTER qui n'avait alors que douze ans). Cette représentation manichéenne du bien et du mal émane des tréfonds de l'Amérique puritaine religieuse et esclavagiste dont "Naissance d une Nation (1915) est le parfait exemple.
Cependant c'est la scène finale, profondément ironique qui est la plus troublante de par l'accueil que la société américaine réserve aux actes de Travis. Non seulement il n'est pas condamné pour les meurtres qu'il a commis mais il est célébré comme un super-héros (car de ses graves blessures, il ne conserve que quelques égratignures). Le film change alors de sens: c'est la société américaine qui est malade et Travis n'en est que le symptôme. En 1975, la guerre du Vietnam venait de se terminer et laissait sur le carreau de nombreux vétérans à jamais traumatisés. Travis qui a été Marine en fait partie. Le film est une analyse quasi-clinique de cet état de rage, d'hébétude et d'isolement qui non pris en charge peut dériver jusqu'à la folie. Il est aussi une critique de la manipulation des masses ignorantes par les hommes politiques, lesquels camouflent sous le "We, the people" et la défense de la nation la recherche de leurs intérêts personnels. Si Travis s'improvise justicier, c'est autant par besoin d'exister et d'agir que par désespoir vis à vis de l'action politique. Le sénateur Palantine (Leonard HARRIS) candidat à la présidentielle est d'ailleurs sa première cible.
Hugo Cabret nous propose une passionnante et émouvante relecture de la genèse du cinéma à l'ère du numérique en 3D. Un automate qui rappelle le robot de Métropolis de Fritz Lang et qui dessine la lune de son créateur Meliès. Méliès, ancien magicien et cinéaste oublié dans les années 30 qui par le biais de deux enfants Hugo et Isabelle "ressuscite" en tant qu'artiste. Hugo suspendu à une horloge à la façon de Harold Lloyd dans Monte là-dessus. Hugo rêvant puis vivant une scène où il se retrouve sur les rails de la gare et voit le train foncer sur lui à la façon de l'arrivée d'un train en gare de la Ciotat des frères Lumière (et de la célèbre photo de l'accident de la gare Montparnasse en 1895, année de la naissance du cinéma et gare où Méliès a vendu des jouets pour survivre après avoir été oublié).
Loin d'être "un cinéma de grenier" naphtalisé comme l'ont proclamé stupidement certains critiques, Hugo Cabret est un hommage vibrant au cinéma, un pont jeté entre les époques et les générations, un rappel du fait que toute oeuvre importante s'appuie sur un solide héritage.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.