Oh non! Avais je pensé, consternée en voyant la bande-annonce. Ils n'avaient pas osé. Et bien si. Et sans la manière en plus, ne cherchant même pas à cacher le cynisme de l'entreprise d'exhumation d'une saga vieille de presque 20 ans. Ce n'était ni fait, ni à faire. Voilà ce que j'ai pensé en me décidant finalement à regarder cette consternante... quoi au juste? Suite? Reboot? Remake? Peu importe au fond. S'il y a quelque chose à retenir de ce film, c'est que les studios hollywoodiens pressent tellement leurs franchises comme des citrons qu'ils en arrivent à des summums d'absurdité. C'est d'ailleurs un cauchemar pour les auteurs de ces univers qui se retrouvent enfermés pour le reste de leur vie avec ces personnages à succès dont ils ne peuvent plus se débarrasser. C'est d'ailleurs je pense ce qu'a voulu maladroitement exprimer Lana WACHOWSKI (sa soeur ayant préféré jeter l'éponge) sous couvert de donner une vision méta au film. Ce qui créé une sensation de malaise, la réalisatrice ne cherchant nullement à cacher son mépris vis à vis de la Warner et de la soupe qu'elle se sent obligé de concocter pour eux et "les spectateurs-moutons" qui veulent toujours qu'on leur serve les mêmes recettes. De fait "Matrix: Résurrection" sent fort le cadavre réanimé à la manière des Inferi de Harry Potter (autre franchise Warner), notamment avec un Keanu REEVES qui semble se demander ce qu'il fait là. On se demande d'ailleurs ce que son personnage a fichu depuis 18 ans ainsi que celui de Carrie-Anne MOSS qui n'est guère mieux en point (et je ne parle même pas du passage-éclair de Lambert WILSON qui s'avère totalement ridicule). Mais eux aussi, ont-ils le choix? Le scénario de "Matrix Revolutions" (2003) les faisait mourir, la nouvelle les ressuscite. Si les acteurs refusent de revenir, on les remplace par d'autres et peu importe que ce ne soient que de pâles copies de Laurence FISHBURNE et de Hugo WEAVING. Ou bien, autre possibilité, on les recréé à l'aide d'effets spéciaux comme dans "Rogue One: A Star Wars Story" (2016). D'ailleurs, la dernière mouture de Matrix s'inspire du VIIe épisode avec une jeune génération de fans de Neo qui cherchent à lui prouver qu'il a changé le monde. Sauf que ces nouveaux personnages sont inconsistants tout comme le nouveau grand méchant, ennuyeux à mourir. L'histoire reprend en fait la trame du premier volet quasiment à l'identique sous une couche de complexification nébuleuse (l'échec à créer une intrigue qui se tient explique les abondantes images d'archives histoire de ne pas totalement perdre le spectateur) et les rares aspects qui auraient pu apporter une plus-value ne sont pas creusés (comme la nouvelle relation de coopération entre humains et certaines machines qui prennent des formes animales). Cette profonde médiocrité se ressent jusque dans les scènes d'action, brouillonnes et paresseuses sans plus rien de ce qui faisait la patte caractéristique de cet univers (car il n'y a pas qu'une partie du casting et l'une des réalisatrices qui a déclaré forfait, c'est le cas aussi du chorégraphe Woo-Ping YUEN, du chef-opérateur Bill POPE, du compositeur Don DAVIS ou du superviseur des effets spéciaux John Gaeta, bref les rats ont quitté le navire avant qu'il ne coule). Lana WACHOWSKI et Lilly WACHOWSKI avaient à l'origine des ambitions mais leur pacte avec le diable a finit par avoir leur peau (créatrice). Ceci étant, l'acte suicidaire de Lana WACHOWSKI a eu au moins une vertu: les spectateurs ont boudé un film qui les méprisait ouvertement ce qui semble être la seule manière aujourd'hui d'arrêter le massacre de l'art populaire (comme d'ailleurs pour les animaux fantastiques, autre saga à rallonge de la Warner mal fichue qui a contribué à ternir l'aura de J.W Rowling).
Bien que "Fumer fait tousser" aurait eu besoin d'avoir un rythme plus soutenu pour libérer toute sa puissance de frappe, le film, à l'image de "Le Daim" (2019) m'a renvoyé à toute une série de références. Le fait d'appartenir à la même génération, celle des "enfants de la TV" des années 80 aide certainement à mieux l'apprécier. En effet j'ai grandi avec les Sentai ("Bioman") (1984) et autres metal heroes japonais ("X-Or") (1982). Je me suis bidonnée devant l'excellente parodie des Inconnus même si elle était mâtinée de la xénophobie antijaponaise propre à l'époque ("toi tu t'appelles Nathalie avec tes yeux bridés et ta face de citron? Tais-toi c'est pour l'exportation en France"). Et je n'ai raté aucun des épisodes de la version amateur franchouillarde des sentai "Les France five" (très appréciée d'ailleurs au Japon), beaucoup plus fun que la déclinaison américaine, pro mais très premier degré alias les "Power Rangers" (2015). Néanmoins le film de Quentin DUPIEUX s'abreuve à d'autres sources. La bande reçoit ses missions à la manière de les "Drôles de dames" (1976) d'un personnage qui ressemble à une version dégoûtante de "Alf" (1986) (qui a la voix de Alain CHABAT donc l'esprit des Nuls) et se déplace à bord d'un véhicule qui n'est pas sans rappeler "Scoubidou" (1969) (sans le flower power mais avec la crétinerie des personnages joués par Gilles LELLOUCHE et Anaïs DEMOUSTIER qui m'ont fait penser à Fred et Daphné). Mais en voyant le film, je me suis dit qu'il était bien dommage que Quentin Dupieux n'ait pas pu collaborer avec Roland TOPOR tant "Fumer fait tousser" m'a rappelé l'esprit absurde, surréaliste, critique et mélancolique de "Téléchat". Ou encore celui des Monty Python (Anthony SONIGO qui se fait broyer par Blanche GARDIN sans moufter c'est un peu Graham CHAPMAN commentant d'un air détaché sa jambe arrachée dans "Monty Python : Le Sens de la vie") (1982). Car "Fumer fait tousser" n'est pas si absurde qu'il en a l'air (comme tous les Dupieux). Il s'agit en réalité d'un film catastrophe mais qui prend le contrepied du blockbuster spectaculaire façon "Le Jour d après" (2004). Le méchant, Lézardin (Benoît POELVOORDE) veut anéantir la "petite planète malade" qu'est devenue la Terre mais en fait elle s'empoisonne très bien toute seule. Chaque membre de la "Tabac force" libère la substance toxique qui lui donne son nom. Le lac autour duquel ils font leur retraite est tellement pollué qu'on y pêche un barracuda qui parle (comment ne pas penser à "The Host" (2006) de BONG Joon-ho?) Les histoires que chacun raconte au coin du feu pour faire peur aux autres évoquent la dissolution prochaine du corps humain dans un monde privé de sens. Et la fin est sans ambiguïté: nulle technologie ne viendra nous sauver. "Le changement de l'époque en cours" s'avère être un vieux disque rayé. Sous le rire perce une angoisse proprement métaphysique.
L'un des premiers numéros de "Blow Up" que j'ai regardé sur Arte en 2014 avait pour thème "les lunettes au cinéma" et citait largement "Invasion Los Angeles", plus précisément la scène assez géniale où John Nada (Roddy PIPER que j'ai longtemps confondu avec l'acteur fétiche de John CARPENTER, Kurt RUSSELL) découvre grâce à elles la véritable nature du monde dans lequel il vit, que l'on peut comparer, en bien plus artisanal (série B oblige) à "Matrix" (1998). Dans ce monde, la grande majorité des hommes sont asservis à leur insu par des extra-terrestres qui ont colonisé la planète en prenant leur apparence, aidés par une élite humaine qui prospère sur le dos des masses laborieuses. Celles-ci sont exploitées et manipulées à coups de messages de propagande subliminaux que la plupart ne veulent pas voir: les lunettes sont alors une métaphore de la prise de conscience comme les pilules de "Matrix". A ceci près que "Matrix" en dépit de ses prétentions intellectuelles initiales a été rapidement récupéré par l'industrie hollywoodienne et est devenu du pur divertissement alors que le film indépendant de Carpenter utilise le cerveau reptilien (au lieu du "Néo"-cortex ^^) pour livrer une satire féroce du libéralisme reaganien qui gangrène les cerveaux à la manière des aliens de "L Invasion des profanateurs de sépultures" (1956). On peut même remonter plus loin dans l'histoire des USA. Le chômage de masse et les bidonvilles ressemblent aux Hooverville de la crise de 1929 (renommés ironiquement "Justiceville" dans le film) et l'arrivée de John Nada à Los Angeles au début du film s'inscrit dans la plus pure tradition du western ("I'm a poor lonesome cowboy"). Cet homme venu de nulle part et n'ayant aucune attache est un énième avatar de "L Homme des vallées perdues" (1953) et de "Pale Rider - Le cavalier solitaire" (1985) en attendant "Drive" (2011), une figure de justicier. Il n'est pas "sans nom" mais c'est tout comme puisque "Nada" son patronyme signifie "rien du tout". Il est donc destiné à disparaître comme il est venu après avoir accompli sa mission (cathartique).
"Paris qui dort" est le premier film réalisé par René CLAIR même s'il n'est sorti faute de distributeur qu'après la diffusion de "Entr acte" (1924) au Théâtre des Champs-Elysées. Les deux films sont de toutes façons aujourd'hui réunis sur un même DVD ce qui est logique car ils ont de profondes affinités. Par ailleurs, les copies originales de "Paris qui dort" (il y aurait eu deux versions du film circulant conjointement, l'une française et l'autre anglaise) ayant été perdues, le DVD propose deux restitutions différentes. La plus réussie selon moi est la plus récente, celle de 2018 réalisée par la fondation Jérôme Seydoux-Pathé à partir de la copie anglaise du film conservée au British Film Institute. Il s'agit d'une version teintée qui offre des images d'une précision incomparable par rapport à l'autre version (dans laquelle les monuments semblent réduits à des silhouettes prises à contre-jour) et surtout qui ajoute des plans inédits (dont je vais reparler) sur la fin insufflant une puissance fantastique, poétique et cinématographique au métrage bien moins présente dans l'autre version.
"Paris qui dort" comme "Entr'acte" témoigne des deux sources d'inspiration majeures du cinéaste à ses débuts: l'avant-garde expérimentale et surréaliste (dans la lignée d'un Jean EPSTEIN par exemple) et le cinéma primitif, celui de Georges MÉLIÈS en particulier, les deux courants ayant l'onirisme pour trait commun. Un oeil dans le rétroviseur et l'autre tourné vers l'avenir en quelque sorte (ce qui s'accorde bien avec son pseudonyme "clairvoyant", son véritable nom étant René Chomette). S'y ajoute dans "Paris qui dort" une fascination pour la tour Eiffel et sa dentelle de métal aux formes géométriques que l'on retrouve dans son court-métrage ultérieur "La Tour" (1928) (que l'on peut voir en bonus sur le DVD ou gratuitement sur la plateforme de streaming de la Cinémathèque HENRI).
"Paris qui dort" n'est pas un film parfait (il y a quelques longueurs au milieu du film en dépit de sa courte durée), néanmoins c'est un film incontournable pour tous les amoureux du cinéma. Le début et la fin (grâce aux plans rajoutés dans la restauration la plus récente) sont d'une immense poésie rétrofuturiste. On y voit le gardien de la tour Eiffel qui en descendant de son perchoir découvre que toute la ville a été mystérieusement pétrifiée à 3h25 du matin. Le sous-titre du film "Le Rayon diabolique" nous laisse deviner par quoi et de fait, ce fameux rayon s'actionne dans un dispositif qui fait penser à celui de "Metropolis" (1927), film rétrofuturiste qui lui est contemporain. On a donc une assez saisissante définition visuelle de ce qu'est le cinéma: un art du mouvement dans l'espace et le temps qui est aussi l'enfermement dans un cadre et la suspension du temps. Le cinéma fabrique de l'éternité en capturant l'instant comme le fait la photographie mais recréé l'illusion du mouvement naturel ce que dissipe René Clair en créant des arrêts sur image à volonté à l'intérieur de son film ou bien au contraire en accélérant leur défilement. Très loin de l'image méprisante que plus tard la nouvelle vague a donné de lui (le fameux "cinéma de papa" destiné aux "vieilles dames" pour reprendre des expressions de François TRUFFAUT), René CLAIR s'avère avoir été un esprit pionnier et un poète de l'image aux visions pas si éloignées de celles d'un Terry GILLIAM (l'influence du rétrofuturisme et de Georges MÉLIÈS est très forte dans leurs deux univers).
Le dernier film de Jean-Pierre JEUNET sorti sur Netflix le 11 février 2022 s'est fait étriller par la presse et de nombreux internautes. Et bien, mon avis sera à contre-courant. Déjà parce que j'ai préféré ce film à la majorité de ceux qu'a réalisé Jean-Pierre JEUNET (je l'ai préféré à "Micmacs à Tire-Larigot" (2009) à "L Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet" (2013) et même à "La Cité des enfants perdus") (1994). Je l'ai préféré aussi et largement au film dystopique comparable qu'a réalisé Terry GILLIAM, "Zero Theorem" (2013) que j'ai trouvé lui complètement raté. En fait je l'ai aimé comme j'avais aimé sa version de Alien, film également très décrié et dévalorisé parce qu'avant tout je l'ai trouvé très drôle! Très drôle mais aussi bien joué, pertinent et agréable à l'oeil. "Bigbug" est une satire rétrofuturiste aux couleurs acidulées de notre monde aliéné par la technologie et le consumérisme se situant quelque part entre "Brazil" (1985) et "Retour vers le futur II" (1989). Un monde dominé par la domotique et la robotique qui enferme les humains sous cloche et les humilie sans que ceux-ci n'aient l'air de s'en apercevoir (sinon ce ne serait plus une comédie). Il faut dire que ces humains-là ne sont préoccupés que par une seule chose: leur libido! Mais sous des formes socialement acceptables que les robots ont la capacité de décoder ce qui créé un décalage très amusant entre le numéro de séduction de Max, feignant d'être intéressé par l'art (Stéphane De GROODT) ou les occupations créatives et romanesques à l'ancienne (lecture, calligraphie, scrapbooking) que Alice lui montre (Elsa ZYLBERSTEIN) alors que tous deux ne pensent qu'à "ça" durant tout le film étant donné qu'ils ne parviennent pas à conclure. Les autres personnages sont à l'avenant, depuis les adolescents jusqu'au couple contrarié dans sa lune de miel (on pense à "Scènes de ménage" en voyant apparaître la cruche hystérique de la série de M6 jouée par Claire CHUST) en passant par la voisine propriétaire d'un chien cloné et d'un robot sextoy (Isabelle NANTY). C'est ce mélange de haute-technologie et d'animalité qui est détonnant dans le film. Bien plus que les allusions (superficielles) au réchauffement climatique ou au covid-19, elles donnent à voir un être humain soumis à une double servitude: celles de ses pulsions primitives et celle des besoins artificiellement créés à son intention par la société moderne qui finit par se retourner contre elle lorsque les Yonix (robots-fachos à l'image de François LEVANTAL) décident de les ravaler au rang d'animaux. Mais il existe une autre sorte de robots, ceux qui servent la famille et qui cherchent au contraire à les aider en s'humanisant: un robot nettoyeur, un robot-jouet, un robot-penseur à l'image d'Einstein et doté de la voix de André DUSSOLLIER, un habitué du cinéma de Jeunet et enfin une androïde bonne à tout faire jouée par Claude PERRON, autre actrice récurrente du cinéma de Jeunet mais aussi de Albert DUPONTEL qui fait une rapide apparition de type caméo ainsi que Nicolas MARIÉ. A la manière de qui? A la manière de Terry GILLIAM dans les films de Albert Dupontel bien sûr, histoire de rappeler que lui et Jeunet sont ses héritiers français directs.
Bertrand TAVERNIER a touché à de nombreux genres. Même s'il est surtout connu pour ses drames historiques et ses polars, il a aussi fait des incursions dans la comédie, le documentaire, le film musical ou comme ici, la science-fiction. Une science-fiction qui relève davantage de l'anticipation visionnaire car "La Mort en direct" se réfère à une émission de télé-réalité, vingt ans avant son apparition en France. Même si le film est dédié à Jacques TOURNEUR, il y a un autre cinéaste qu'admire Bertrand Tavernier et qui est présent implicitement en filigrane tout au long du film. C'est Michael POWELL et son sulfureux "Le Voyeur" (1960) qui inventait "le crime en direct" pour la jouissance de son unique spectateur qui en était aussi l'auteur avec l'aide sa caméra tueuse. Entre Powell et Tavernier, le spectacle de la mort en direct est sorti de sa confidentialité pour devenir un spectacle de masse, à la manière de "The Truman Show" (1998) mais en plus sensationnel. Dans une époque où la mort par maladie est devenue rare, réservée aux vieillards que l'on dérobe aux regards (ce qui est assez conforme à notre réalité), le directeur cynique de l'émission "Dead Watch" (Harry Dean STANTON) échafaude un scénario digne des expériences nazies pour booster ses audiences. Un médecin à sa solde lui déniche le cobaye parfait, une femme encore jeune au profil cinégénique (Romy SCHNEIDER) à qui il annonce qu'elle n'a plus que quelques semaines à vivre. Pour transformer le mensonge en vérité, il lui donne du poison camouflé en médicaments censés soulager son agonie. Et pour contrecarrer toutes les tentatives de fuite de la jeune femme qui a fait semblant d'accepter le contrat, il la fait suivre par un homme qui gagne sa confiance mais qui est en réalité un insoupçonnable caméraman (Harvey KEITEL qui traversait alors un trou d'air dans sa carrière). Et pour cause: l'objectif est directement greffé dans sa rétine. On a donc affaire à un personnage qui est à la fois manipulé (en tant que sujet d'expérience) et manipulateur ce qui lui permet de mettre à la place de la jeune femme comme d'épouser le point de vue de ses tortionnaires. A travers lui, Bertrand Tavernier développe une réflexion sur l'éthique de son métier: jusqu'où filmer sans tomber dans le voyeurisme obscène? On remarque que comme Steven SODERBERGH le faisait en escamotant les scènes de sexe dans "Sexe, mensonges & vidéos" (1989), Bertrand Tavernier refuse de montrer la mort de son héroïne, son pseudo chevalier servant s'étant au passage brûlé les yeux à force de contradictions insurmontables. En prime, le choix de Romy SCHNEIDER s'avère terriblement prophétique puisque un an après le tournage elle perdait son fils et dénonçait les journalistes déguisés en médecin s'étant introduit à l'hôpital pour tenter de photographier son cadavre.
Aussi bien que "La Mort en direct" soit un film imparfait (outre des passages à vide, je trouve l'image très vieillie et le choix de décors sinistres ou désolés dans la région de Glasgow, discutable, dans le sens où rajouter de la misère à l'horreur de la situation détourne l'attention du véritable sujet), l'interprétation de haut vol et la pertinence de la réflexion sur le malheur d'autrui transformé en spectacle mercantile valent le détour.
Bien qu'il ne soit pas complètement réussi, "Jacky et le royaume des filles" est un film original, un conte philosophique subversif qui interroge les stéréotypes et inégalités de genre ainsi que le poids de l'institution familiale dans les dictatures phallocrates en renversant les rôles pour en faire une dictature gynocratique tout aussi abjecte et ainsi faire réfléchir. C'est comme si "1984" de George Orwell (référence avouée et novlangue incluse féminisant les mots liés au pouvoir qu'ils soit économiques comme "argenterie" ou idéologiques comme "blasphèmerie" ou "voilerie" et masculinisant au contraire les mots dévalorisants tels que "culottin" ou "merdin") rencontrait le conte de "Cendrillon" des frères Grimm et la femme-soldat de "Lady Oscar" de Jacques Demy (son pendant masculin étant l'homme enceint de "L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune"). On peut également citer "Les résultats du féminisme" de Alice Guy avec des femmes dans les rôles sociaux masculins (incluant l'initiative dans la séduction et la domination dans les rapports sexuels) et les hommes dans ceux attribués au féminin du début du XX° (ménage, garde d'enfants, couture etc.) ainsi que "Le Dictateur" de Charles Chaplin (la parenté visuelle saute aux yeux bien que la dystopie de "Jacky au royaume des filles" s'inspire aussi à la fois du stalinisme et de l'islamisme) et même "Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais avoir osé le demander" de Woody Allen (aux femmes réduites à des ventres ou des objets de plaisir dans les films au discours misogyne succède ici l'image de milliers de prétendants enveloppés de blanc de la tête aux pieds ce qui les fait ressembler à des spermatozoïdes avec en plus un "laisson" autour du cou en guise de collier/bague de fiançailles.) J'y ajouterais un zeste de "Soleil Vert" avec le monopole de la production d'une nourriture infâme/informe par l'Etat à l'aide d'une centrifugeuse géante aux allures de tour centrale de "Metropolis" qui permet aux élites de contrôler les "gueusards" (les exécutions à la TV tenant lieu de jeux du cirque et le culte au poney, pardon au "chevalin", de religion). Avec une telle cohérence dans la conception de cette "République démocratique et populaire" qui emprunte aussi un peu de sa culture à l'Inde (les animaux sacrés, la médaille creuse pour les célibataires et pleine pour les hommes mariés voire la voilerie qui mélange le tchador et la draperie des moines bouddhistes), beaucoup de bonnes idées notamment dans le domaine visuel et un excellent casting (à commencer par Anémone dans le rôle de la générale impitoyable et de Charlotte Gainsbourg dans le rôle de son héritière qui fait office de prince charmant), il est dommage que la mise en scène du film soit si classique et le ton, si bon enfant comme si tout cela n'était finalement qu'un grand carnaval. Il faut dire que le renversement des rôles produit un résultats troublant voire dérangeant. De la ressemblance des femmes avec leurs homologues masculins lorsqu'elles disparaissent sous l'uniforme et les armes pour détruire autrui jusqu'à la culture du viol dans lequel cet autrui est utilisé comme un objet de plaisir, cette dictature-là apparaît terriblement crédible et montre crûment l'humain dans ce qu'il a de plus laid lorsqu'il devient un prédateur et ce quel que soit son sexe. Peut-être ne fallait-il pas creuser plus loin pour que le miroir ne devienne pas tout bonnement insupportable...
Le titre en soi est un message: "Ne lève pas la tête" sous-entendu, continue à faire l'autruche dans ta réalité alternative créée de toute pièces par l'ère numérique. Chaque époque a ses "Don't look up", ces films lanceurs d'alerte d'une catastrophe imminente faisant aussi l'état des lieux d'un pays et d'une société tournant résolument le dos aux périls leur fonçant dessus, voire contribuant à l'alimenter. Par exemple "La Règle du jeu" de Jean Renoir montrait une société dansant sur le volcan de la seconde guerre mondiale prête à se déclencher alors que "Docteur Folamour" de Stanley Kubrick offrait une désopilante satire de l'Etat américain composé de figures plus grotesques les unes que les autres dont la paranoïa, l'incompétence, le jusqu'au-boutisme patriote ou encore le cynisme provoquait l'apocalypse nucléaire au temps de la guerre froide. "Don't look up" mêle un peu de ces deux influences: on y voit à la fois une société hors-sol abrutie par la surconsommation, la désinformation et la course à la popularité sur les réseaux sociaux qui ne voit rien venir presque jusqu'au bout et une galerie de personnages grotesques incarner le sommet de l'Etat US allant de la présidente ignare obsédée par sa réélection et le profit (Meryl Streep en version féminisée de Trump) à l'infotainment (incarné par deux "journalistes" dont l'un est interprété par Cate Blanchett) en passant par le Folamour 2.0, un milliardaire illuminé joué par Mark Rylance (qui jouait déjà le rôle du cerveau de l'OASIS dans "Ready Player One") espérant faire son petit beurre personnel sur le malheur planétaire. Au milieu de cet énorme barnum, deux scientifiques (joués par Léonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence que j'ai trouvés tous deux très bons et complémentaires alors que je ne suis pas fan d'eux à la base: la jeune doctorante révoltée qui ne mâche pas ses mots et le professeur rongé d'angoisses, un peu veule, prêt au compromis voire à la compromission mais qui a conservé suffisamment les pieds sur terre pour finir lui aussi par péter les plombs devant l'orgie de folie collective à laquelle il assiste) essayent de se faire entendre mais ne maîtrisant pas la com (renommé "media training") personne de les écoute: ils sont ridiculisés, cyniquement récupérés ou bien quand ils s'avèrent incorruptibles, la "raison d'Etat" les fait taire. Là non plus, rien de neuf depuis Cassandre et les jeux du cirque et si on peut trouver que le réalisateur (et certains acteurs) en font trop, que certaines séquences sont trop étirées voire inutiles (le personnage de Timothée Chalamet ne sert franchement pas à grand-chose, certains passages de type télé-réalité ou de concert sont un peu longs, la fin hésite trop entre une sobriété émouvante du type "Mélancholia" et un grand-guignol grinçant proche de "Docteur Folamour") ça n'empêche pas le film de taper souvent dans le mille. Par exemple les spéculations des Etats et des entreprises sur l'exploitation des ressources d'une comète qu'ils laissent heurter la terre en espérant contrôler sa chute fait penser à celles qui favorisent l'accélération de la fonte des glaces ou la déforestation alors que les conséquences pourraient être tout aussi apocalyptiques. Ou encore l'indifférence de l'opinion vis à vis des lanceurs d'alerte qui échouent à éveiller les consciences et la décrédibilisation de la science au profit des fake news nourrissant les théories du complot en raison de la plus grande popularité de ces dernières sur les réseaux sociaux. Même ça ce n'est pas nouveau: la majorité des gens préfèrent des réponses faciles plutôt que celles qui prennent la tête avec cependant une tendance au zapping que l'on ressent dans beaucoup de films actuels (dont celui-ci, très bavard, rapide et aux images bourrées d'informations). Bref une énième illustration de la maison qui brûle pendant que la majorité regarde ailleurs et qu'une minorité privilégiée surfe sur la catastrophe en perfectionnant un plan B chimérique de fuite sur une autre planète au cas où ça tournerait mal.
N'ayant jamais vu "Soleil Vert" et ne sachant pas ce qu'il renfermait, j'ai ressenti d'autant plus la puissance de ses images et ce, dès le générique. Epousant la forme d'un diaporama, celui-ci émancipe le film du contexte seventies dans lequel il a été tourné pour tracer une perspective de l'histoire américaine allant de l'invention de la photographie au XIX° jusqu'au futur bouché (2022 soit notre présent) qu'il place en continuité d'une industrialisation de plus en plus agressive et déshumanisée durant les 30 Glorieuses. Horizon en forme de terminus post-apocalyptique qui a aussi le visage d'une Amérique qui ne peut plus se projeter au-delà d'une frontière qui a atteint ses limites. Les limites physiques de la planète, celles que nous sommes en train d'éprouver, c'est déjà ce que "Soleil Vert" anticipe avec l'épuisement des ressources, la pollution, le surpeuplement, la canicule perpétuelle (aspect terriblement tangible pour nous et que l'on ressent à travers les images par le fait que les personnages sont en sueur) et par conséquent, l'accroissement des inégalités avec une minorité pouvant s'offrir de l'espace, du confort (la climatisation par exemple), des produits naturels et de jolies filles (confondues avec le mobilier) et une majorité de sans-abri réduite à l'état de bétail cuit à petit feu sous la chaleur, nourri aux aliments de synthèse et que l'on ramasse à la pelle quand il se révolte ou dans la benne à ordures quand il meurt. Mais ce que "Soleil Vert" à a offrir de plus fort, c'est le contraste(comme dans "La Jetée") (1963) entre cette science-fiction dystopique cauchemardesque et le souvenir de l'époque révolue où l'être humain, ancré dans la nature et la culture pouvait réellement s'épanouir et non survivre dans un ersatz totalitaire. Et pour donner chair et âme à ce passé, Richard FLEISCHER choisit de rendre un hommage bouleversant à l'un des acteurs les plus emblématiques de l'âge d'or d'Hollywood: Edward G. ROBINSON dont il savait (tout comme Charlton HESTON qui pleure réellement dans la scène de sa mort) qu'il était condamné par la maladie et que ce serait son dernier rôle. Edward G. ROBINSON incarne Sol le fidèle assistant du héros, Thorn (Charlton HESTON), un flic qui n'a connu que le monde régi par la firme Soylent (qui donne son titre en VO au film, Soylent n'étant d'ailleurs pas lié au soleil mais au soja et à la lentille, rapporté au fait qu'elle produit la nourriture de synthèse dont dépendent désormais les humains). Sol a gardé la mémoire du passé qu'il entretient avec d'autres vieillards dans une bibliothèque clandestine qui représente l'un des derniers pôles de résistance d'un monde d'où les livres ont disparu. Mais à la manière de Stefan Zweig, il finit par capituler devant la barbarie en marche (car on ne peut pas ne pas songer devant les dernières scènes à la Shoah et à son infâme système d'exploitation des corps) et décide de se rendre au "foyer" qui est une clinique d'euthanasie dans laquelle on entoure celui qui a décidé de mourir de ses images et sa musique préférée. Rarement au cinéma, réalité et fiction auront ainsi fusionné, donnant à la scène une portée émotionnelle et philosophique immense.
Plus je vois de versions de "Dune", plus je me dis qu'il faut que je lise le roman de Frank Herbert tant ce que j'en perçois est dense, intelligent et pertinent, y compris de nos jours. Je ne pense pas seulement à la géopolitique du pétrole dont j'ai parlé dans mon avis sur le film de David LYNCH mais aussi à la répartition des pouvoirs masculin/féminin et occidentaux/colonisés avec aux côtés des figures de pouvoir patriarcales blanches traditionnelles des femmes puissantes qui agissent dans l'ombre et la résistance souterraine d'un peuple du désert basané au regard bleu dont l'allure dans le film de Denis VILLENEUVE fait penser aux touareg (surnommés "les hommes bleus").
Si je n'ai pas retrouvé dans la version de Denis VILLENEUVE ce qui m'avait agacé dans "Blade Runner 2049" (2017) à savoir le côté prétentieux du "film qui s'écoute penser" et si le récit est dans l'ensemble bien mené, j'ai tout de même constaté qu'il lissait toutes les aspérités qui donnait sa personnalité au film de David LYNCH avec ses monstres et ses délires kitsch et trash. Résultat: un film beau, très beau, stylé même (beau travail de design sur l'allure des vaisseaux-libellules par exemple ou sur l'écosystème du désert) mais complètement aseptisé. Je rejoins de ce point de vue l'avis de Céleste BRUNNQUELL qui comparait esthétiquement le film à une pub Cartier. "Dune" version 2020 est symptomatique d'un cinéma grand public qui se fond dans une imagerie impersonnelle de papier glacé sur laquelle posent des acteurs-mannequins interchangeables. Je préfère de loin une oeuvre imparfaite mais qui exprime l'âme d'un artiste que celle qui est techniquement parfaite mais stérile.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)