Le "Parrain" a des accents de tragédie grecque, celle où les personnages sont victimes d'une fatalité qui les dépasse. La scène d'exposition, d'une durée de vingt-trois minutes nous présente les personnages et les enjeux de façon magistrale. Le côté lumineux avec la grande réunion de famille à l'occasion du mariage de Connie (Talia SHIRE), la fille du Parrain Don Vito Corleone (Marlon BRANDO) et le côté sombre avec en montage alterné, le ballet des obligés qui défile dans le bureau du patriarche. Les deux dimensions s'entremêlent jusqu'à former un écheveau inextricable. Dans une autre scène admirable située vers la fin du film, on assiste en parallèle au baptême du fils de Connie dont le frère cadet Michael (Al PACINO) est le parrain et au massacre des chefs rivaux de la pègre commandité par lui-même en tant que nouveau "Parrain" qui condamne le père du bébé, rallié à eux, à subir le même sort. Chez les Corleone la justice se confond avec la vengeance, l'amitié avec la sujétion, les liens familiaux avec l'exigence de loyauté. Michael le fils cadet, préservé du monde de la pègre par son père qui espère pour lui une carrière plus respectable (mais le film démontre que la mafia arrose toutes les institutions "respectables", du journalisme à la police en passant par les juges et les politiques et que la différence entre ces milieux d'influence est très ténue) finit lorsque son père est abattu par révéler sa nature profondément sicilienne derrière sa façade d'américain acculturé. C'est le passage du retour aux racines, bercé par la lumière méditerranéenne et la musique de Nino ROTA. Il se dépouille alors de sa personnalité propre ("C'est ma famille Kay, ce n'est pas moi" est un écho à ce leitmotiv "ce sont les affaires, il n'y a rien de personnel") pour endosser le costume de son père diminué dont il est le seul à avoir l'étoffe. Tout l'art de Coppola est de nous entraîner au-delà de la condamnation morale, dans un système où l'individu se sacrifie et sacrifie les autres pour respecter un code d'honneur qui tient lieu de fatum. Prendre ses responsabilités, restaurer l'honneur bafoué de la famille, venger son père et restaurer son autorité mise à mal par les trahisons et les dissensions l'entraîne dans une spirale d'inhumanité dont les liens familiaux sont les premiers à faire les frais. Il n'y a plus ni frère, ni gendre à partir du moment où ils ont pris parti contre la Famille. Dans un tel système, il n'y a pas non plus de place pour les femmes, sinon celle de reproductrices. Elles sont tenues à l'écart des "affaires", trompées et manipulées. Le Parrain est un homme seul. Là est sa plus grande tragédie.
Avant la toute dernière séquence du film, on peut penser que "Taxi Driver" nous offre juste le point de vue d'un homme malade. Dépressif, insomniaque, solitaire, misanthrope, Travis Bickle (composition magistrale de Robert De NIRO dont le regard fou et hanté poursuit le spectateur bien après la projection)vit retranché dans son appartement sordide ou dans son taxi avec lequel il parcourt les bas-fonds de New-York la nuit sur une bande-son jazzy envoûtante signée du génial Bernard HERRMANN, compositeur favori de Alfred HITCHCOCK (Un score testamentaire puisqu'il disparaîtra avant l'achèvement du film). Les scènes de déchéance qu'il contemple renvoient à sa propre déchéance. Le dégoût que cette société lui inspire renvoie au dégoût qu'il a de lui-même. Travis est un homme désintégré de l'intérieur et enfermé en lui-même qui cherche désespérément à exister, à être reconnu, à trouver une place. Un baril de poudre qui ne s'extériorise qu'en tête à tête avec lui-même ("You're talking to me?") et qui finit par exploser lors d'une séquence sanglante qui fit date mais aussi polémique à l'époque.
Mais Travis n'est pas seulement intéressant en lui-même, il l'est aussi par ce qu'il représente et ce qu'il révèle de la société américaine. Entre lui et les autres il y a des vitres d'incommunicabilité et nul espoir. Les nantis rejettent ce paumé inculte qui se complaît dans sa fange alors même qu'il vomit la "racaille" qu'il transporte d'un lieu glauque à un autre avec souvent des relents racistes, l'afro-américain concentrant tout son dégoût. A l'inverse, la jeune femme blonde représente une promesse de salut, alors qu'elle est froide et inaccessible (Betsy, jouée par Cybill SHEPHERD) ou déchue elle aussi (Iris, jouée par Jodie FOSTER qui n'avait alors que douze ans). Cette représentation manichéenne du bien et du mal émane des tréfonds de l'Amérique puritaine religieuse et esclavagiste dont "Naissance d une Nation (1915) est le parfait exemple.
Cependant c'est la scène finale, profondément ironique qui est la plus troublante de par l'accueil que la société américaine réserve aux actes de Travis. Non seulement il n'est pas condamné pour les meurtres qu'il a commis mais il est célébré comme un super-héros (car de ses graves blessures, il ne conserve que quelques égratignures). Le film change alors de sens: c'est la société américaine qui est malade et Travis n'en est que le symptôme. En 1975, la guerre du Vietnam venait de se terminer et laissait sur le carreau de nombreux vétérans à jamais traumatisés. Travis qui a été Marine en fait partie. Le film est une analyse quasi-clinique de cet état de rage, d'hébétude et d'isolement qui non pris en charge peut dériver jusqu'à la folie. Il est aussi une critique de la manipulation des masses ignorantes par les hommes politiques, lesquels camouflent sous le "We, the people" et la défense de la nation la recherche de leurs intérêts personnels. Si Travis s'improvise justicier, c'est autant par besoin d'exister et d'agir que par désespoir vis à vis de l'action politique. Le sénateur Palantine (Leonard HARRIS) candidat à la présidentielle est d'ailleurs sa première cible.
Kenneth Branagh étant peu apprécié en règle générale des critiques français, il n'est guère étonnant que son dernier film ait été fraîchement accueilli. Pourtant cette adaptation contemporaine du roman policier d'Agatha Christie ne m'a pas ennuyée une seconde. Tout simplement parce que Branagh qui a le sens de l'image et du rythme a eu la bonne idée de retourner la veste du roman en rendant intérieur ce qui était extérieur et vice-versa. L'intrigue policière centrale dans le roman étant éventée depuis longtemps, elle est un peu sacrifiée en dépit de son prestigieux casting faisant écho au film de Sidney LUMET (Judi DENCH, Michelle PFEIFFER, Penélope CRUZ, Daisy RIDLEY,Willem DAFOE, Johnny DEPP etc.)
Le principal intérêt du film repose donc sur les épaules du personnage de Hercule Poirot, revu et corrigé par Kenneth BRANAGH. Simple rouage de l'intrigue sans consistance dans le roman, il devient ici un héros à la fois surdoué et tourmenté, en inadéquation avec son environnement. Le prologue à Jérusalem dans la lignée des James Bond, Ethan Hunt ou Indiana Jones campe fort bien sa personnalité. Une perception manichéenne du monde, l'obsession de la perfection, la hantise du déséquilibre et de la faille qui est à l'origine de ses dons exceptionnels pour débusquer les coupables mais aussi de son « splendide isolement ». Son voyage à bord de l'Orient Express symbolise son cheminement vers l'acceptation en lui des zones grises de l'âme humaine, celles qui fracturent l'âme et brouillent les frontières entre le bien et le mal. L'avalanche qui bloque le train et fissure le verre du cadre contenant la photo du grand amour perdu constitue de ce point de vue un tournant irrémédiable. Poirot se retrouve pris au piège d’un dilemme moral sans autre issue que l’acceptation d’un déséquilibre dans le balancier de la justice. Ou il dénonce les coupables et cautionne une institution défaillante qui non seulement n’a pas joué son rôle mais a aggravé l’étendue du mal en faisant de nouvelles victimes. Ou il les couvre et doit mentir à l’institution judiciaire. Dans les deux cas, il y perd son intégrité. On comprend qu’il soit tenté un moment par le suicide. C’est cette dimension tragique, ce déchirement tout shakespearien « to be or not to be » qui m’a scotché au film. Branagh a réussi à faire sienne une œuvre qui a priori était très éloignée de lui. Il lui a insufflé une nouvelle vie en faisant de l’humanisation du détective un enjeu central.
Un fleuve, une île déserte, un bateau niché dans un arbre, un mystérieux personnage au passé trouble qui y a trouvé refuge (son surnom "Mud" renvoie aussi bien à son opacité qu'au Mississippi). Il n'en faut pas plus pour être embarqué dans un récit d'aventures aux fortes résonances mythologiques. On pense aux récits de Mark Twain dont s'est inspiré Jeff Nichols. Ellis (Tye SHERIDAN) et Neckbone (Jacob LOFLAND), les deux adolescents inséparables qui vivent sur ses rives sont des avatars de Tom Sawyer et d'Huckleberry Finn alors que Mud (Matthew McCONAUGHEY) renvoie quant à lui à Joe l'indien de par son statut de paria et le parfum de danger qui l'entoure. Quoique le pasteur Powell de la "La Nuit du chasseur (1955)" de Charles LAUGHTON ne soit pas non plus très loin (les mains tatouées appartiennent à la copine de Mud, ce dernier ayant préféré avoir un serpent sur le bras et un flingue dans sa poche ^^). Et puis il y a Tom Blankenship (Sam SHEPARD), un vieil homme solitaire qui vit sur l'autre rive et dont le nom renvoie à l'ami d'enfance de Mark Twain (il aurait inspiré le personnage de Huckleberry). D'autre part Tye SHERIDAN et la photographie contemplative deAdam STONE qui magnifie la beauté de la nature évoquent l'univers de Terrence Malick.
"Mud" offre donc un univers signifiant mais le message qui se dégage de ce récit initiatique laisse perplexe. Passe encore que Ellis cherche un modèle positif qu'il ne trouve pas dans sa propre famille et qu'il se heurte à des adultes fuyants et/ou irresponsables. Son foyer se désagrège à cause de la mésentente de ses parents. Mud qui lui sert de père de substitution est immature, violent et manipulateur. Il est peut-être attaché à lui mais il l'implique dans ses problèmes d'adulte ce qui le met dans des situations trop lourdes pour son âge. Là où le réalisateur charge carrément la barque, c'est dans l'accumulation d'échecs amoureux ou d'amours impossibles (Mud et Juniper jouée par Reese WITHERSPOON, Tom et sa femme, Ellis et sa copine, l'oncle de Neckbone joué par Michael SHANNON) et l'ajout de pénibles histoires de fausse couche, de bébé mort né, de stérilité, de fils assassinés ou à l'inverse d'orphelin. Il n'y aurait pas eu besoin de tout ces éléments mélodramatiques pour expliquer les agissements des personnages s'ils avaient eu plus de profondeur.
"La Loi du silence" est considéré à tort comme un film mineur d'Hitchcock. Encore qu'au sein des cinéastes de la Nouvelle Vague, il ait eu dès l'origine de fervents supporters. Aujourd'hui, bien que toujours dans l'ombre de ses chefs-d'œuvre ultérieurs, il suscite davantage d'intérêt de la part des cinéphiles et tend à être réévalué.
Il serait dommage en effet de sous-estimer cette véritable petite pépite qui se situe directement dans le prolongement de son prédécesseur "L'inconnu du Nord-Express". En effet, il y est également question d'un transfert de culpabilité sur fond de frustration sexuelle le tout généré par le catholicisme, la religion dans laquelle a été élevé Hitchcock.
Si l'on en reste au niveau de l'interprétation religieuse, le père Logan (Montgomery CLIFT) est un martyr qui au nom de la foi et de ses principes moraux accepte de prendre sur lui le fardeau de son domestique, Keller (Otto E. HASSE). En refusant de révéler l'aveu du meurtre entendu en confession, le père Logan endosse la culpabilité que Keller ne veut pas assumer afin de racheter sa faute, dans la lignée du sacrifice christique.
Mais Hitchcock sait d'autant mieux la limite d'une lecture seulement religieuse que le catholicisme est minoritaire aussi bien en Angleterre qu'au Etats-Unis (bien que le film ait été tourné dans la ville de Québec): « L’idée de base n’est pas acceptable pour le public. Nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques pensent : "C’est ridicule de se taire ; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille." »
C'est pourquoi le film atteint une dimension universelle dans son deuxième niveau de lecture qui est psychanalytique. Le père Logan n'est un faux coupable qu'au niveau des faits. Il ne l'est plus dès que l'on analyse le niveau des pulsions et des désirs. En tuant l'avocat véreux Villette (Ovila LÉGARÉ), Keller n'a fait que réaliser le souhait inconscient du père Logan, l'argent servant de substitut au sexe comme le souligne "L'interprétation des rêves". En effet Villette menaçait de révéler la liaison secrète entretenue par Michael Logan avant son ordination avec une femme mariée, Ruth Grandfort (Anne BAXTER). Une relation sur laquelle nous n'avons que le point de vue idéalisé de Ruth mais que Michael Logan n'a cessé de fuir, d'abord en allant à la guerre, puis en se faisant ordonner prêtre.
Si le scénario n'avait pas été doublement censuré, le film aurait été encore plus radical et subversif. Logan et Ruth devaient à l'origine avoir un enfant naturel, preuve irréfutable que leur liaison avait été consommée. Le film tel qu'il est reste évasif sur cette question, on comprend pourquoi alors qu'aujourd'hui encore le tabou entourant la sexualité des prêtres catholiques a bien du mal à être levé. D'autre part, le prêtre devait aller jusqu'au bout de son sacrifice masochiste et être pendu. Cette fin tragique a été refusée au profit d'une fin plus consensuelle et commerciale.
En dépit de ces réserves scénaristiques qui altèrent un peu la lisibilité du film, celui-ci se distingue évidemment par la qualité de sa mise en scène, de sa photographie expressionniste et de son interprétation. Montgomery CLIFT tout en intériorité tourmentée est particulièrement intense. Son antagoniste, le rationnel et déterminé inspecteur Larrue est tout aussi finement joué par Karl MALDEN. Hitchcock donnait beaucoup d'importance aux regards et à l'introspection lui qui disait qu'un mauvais film était un film de gens qui parlent. Les films d'Hitchcock sont des films de gens qui pensent.
"Jackie Brown" est considéré comme le mal-aimé de la filmographie de Tarantino. Rien n'est plus faux. Il existe des fans absolus de ce film, dont je fais partie. Ces fans là, ce sont des femmes mûrissantes qui n'aiment pas spécialement (voire pas du tout) l'univers de Tarantino mais qui sont profondément touchées par le portrait de femme d'une incroyable justesse qu'il nous donne à voir.
Si "Jackie Brown" sonne si juste, c'est parce qu'il s'appuie sur un substrat fort qui donne au film son authenticité. Le film est un hommage à la blaxploitation, un courant cinématographique américain des années soixante-dix qui mis sur le devant de la scène des acteurs et actrices d'origine afro-américaine, leur culture et leurs préoccupations (à mettre en relation avec les combats des années soixante pour les droits civiques et la révolution culturelle du "black is beautiful"). Ceux-ci étaient jusque-là cantonnés la plupart du temps à des rôles secondaires de faire-valoir dans l'industrie cinématographique WASP (white anglo-saxonne protestante) dominante.
Néanmoins ces films étaient fabriqués dans une logique communautariste (ils n'engageaient que des noirs et ne s'adressaient qu'à eux) et pour la plupart, ils relevaient de la série B ce qui au bout de quelques années épuisa le filon. Quant aux films déjà tournés, ils sombrèrent dans l'oubli. Pam Grier qui était l'une des icônes du genre eu alors beaucoup de difficultés à continuer sa carrière dans les années quatre-vingt où elle dû se contenter le plus souvent de simples apparitions.
Tarantino, fan de "Blaxploitation" a conçu "Jackie Brown" comme un hommage à Pam Grier. Et une revanche éclatante sur l'adversité. Pour lui donner le premier rôle, il a remanié le roman dont le film est adapté "Punch Créole" car l'héroïne était blanche à l'origine. Et afin de lui donner un alter ego masculin digne d'elle, il a choisi un autre acteur vétéran du cinéma bis, Robert Forster qui n'avait lui non plus, jamais accédé au vedettariat mainstream en dépit de son talent. Ce sont les moments entre eux qui font toute la force de "Jackie Brown". Ceux où ils parlent évidemment car les dialogues sont nourris par leur vécu (comment faire face au vieillissement, à la perte des illusions, comment repartir à zéro après une carrière brisée). Mais tout autant ceux où ils ne parlent pas. Car si "Jackie Brown" est si atypique dans la filmographie de Tarantino, c'est parce que les non dits, les silences l'emportent sur les bavardages. La scène où Max (Robert Forster) voit Jackie (Pam Grier) pour la première fois lorsqu'elle marche vers lui est une scène de reconnaissance où tout se joue dans le regard. La complicité est immédiate, une atmosphère intimiste magique s'installe entre eux qui imprègnera tout le film. Le rythme lent, cool, bercé de musique soul et de gros plans accentue cette sensation cosy dans laquelle le spectateur se sent bien, si bien qu'il peut y revenir, encore et encore. La comparaison, souvent faite, y compris par Tarantino avec "Rio Bravo" d'Howard Hawks est totalement justifiée. "Jackie Brown" est un film qui se donne un genre (dans lequel évoluent ironiquement les acteurs les plus connus comme Samuel L. Jackson et Robert De Niro, mis volontairement au second plan) mais où l'essentiel se joue à hauteur d'homme, au niveau des yeux et du coeur.
1942-1943 est un tournant dans l'histoire du IIIeme Reich. Alors que l'Allemagne nazie baigne encore dans le mythe de son invincibilité, elle connaît ses premiers revers militaires, en Afrique du nord, en Sicile et surtout à Stalingrad qui égratigne au passage un autre mythe, celui du surhomme aryen. Cette fragilisation radicalise encore un peu plus le régime, lancé dans une guerre totale à outrance depuis l'invasion de l'URSS en juin 1941 qui se traduit notamment par l'extermination des juifs d'Europe mise en œuvre en URSS puis étendue à toute l'Europe en 1942.
C'est dans ce contexte que se situent les événements racontés par le film. La résistance intérieure était très difficile en Allemagne à cause de la répression impitoyable et de la puissance de l'embrigadement des esprits. Cependant, elle existait, notamment dans les milieux chrétiens dont les convictions humanistes étaient foulées aux pieds par les agissements du régime hitlérien. Le milieu universitaire à la longue tradition critique n'était pas non plus totalement asservi. C'est d'ailleurs sans doute pour neutraliser ces deux institutions qu'Hitler embrigadait les jeunes dans les organisations nazies. Sans toujours cependant parvenir à les lobotomiser. Sophie Scholl, une étudiante âgée d'une vingtaine d'années avait fondé en juin 1942 avec son frère Hans et d'autres étudiants un mouvement antinazi baptisé "La Rose blanche". Leur activité consistait principalement à imprimer et distribuer des tracts, à écrire des slogans sur les murs et collecter du pain pour les prisonniers des camps de concentration.
Le film se concentre sur les six derniers jours de la vie de Sophie Scholl, de son arrestation le 17 février 1943 à son exécution le 22 février. Il se base sur une abondante documentation historique, notamment les procès-verbaux d'interrogatoires de la Gestapo de Hans et Sophie longtemps dissimulés dans les archives est-allemandes et rendus accessibles après la fin de la guerre froide. Cela se traduit dans la plus grande partie du film par un dispositif théâtral épuré où une héroïne aux convictions humanistes inébranlables tient tête à un policier de la gestapo dont l'argumentaire idéologique s'effrite pour laisser place à des motivations bien connues dans la victoire d'Hitler (la revanche sur la France avec l'humiliation du traité de Versailles) ou bassement humaines (l'ambition carriériste). Ce policier est néanmoins montré sur un jour bien trop favorable par rapport à la réalité historique. Le film passe en effet complètement sous silence le fait que Sophie Scholl est sortie de l'interrogatoire avec la jambe cassée. De même, son frère et leur ami restent propres sur eux jusqu'à la fin. L'édulcoration de la réalité passe également par les gestes d'humanité des geôlières de Sophie ou le silence penaud des témoins nazis du procès lorsque Sophie parle en leur nom "Vous en avez assez de cette guerre mais vous n'osez pas le dire". Cet adoucissement est dommageable car il rend moins évident le courage dont Sophie a fait preuve, témoignant que quelles que soient les circonstances, l'être humain garde toujours son libre-arbitre.
Quand Patricia Highsmith rencontre Hitchcock cela donne "L'Inconnu du Nord-Express". Deux rails parallèles qui convergent en un même point avant de se dénouer au terme d'une course folle à bord d'un manège qui s'emballe. A bord d'un train, un homme sans histoire (en apparence), Guy Haines rencontre son double inversé, Bruno Antony pour qui il éprouve des sentiments ambivalents (ça c'est pour Highsmith). En dépit de ses réticences, il accepte de déjeuner avec lui, signant tacitement un pacte faustien (ça c'est pour Hitchcock). Bruno propose de tuer l'épouse encombrante de Guy et demande à ce dernier en échange de le débarrasser de son père qu'il déteste. Bien entendu Guy n'assume pas sa part du contrat et tente de fuir Bruno mais son ombre le poursuit.
Les pulsions sexuelles refoulées et transmuées en pulsions meurtrières sont comme souvent chez Hitchcock au cœur du film. Guy a un problème avec les femmes. Il est pris en tenaille entre "la vierge et la putain" c'est à dire une promise frigide et une épouse lubrique qui "ne pense qu'à ça" (avec d'autres, suggérant ainsi que le pauvre Guy ne la satisfait pas). Tout dans la mise en scène suggère son attraction-répulsion pour Bruno, cet "obscur objet du désir" qu'il refoule mais qui revient toujours le hanter quelque part dans un coin de l'image. Bruno quant à lui est piégé au cœur d'un conflit oedipien. Il souhaite tuer son père par procuration pour (inconsciemment) pouvoir coucher avec sa mère abusive selon un schéma très proche de celui de Norman Bates dans "Psychose". Comme Norman, Bruno est un psychopathe qui éprouve une haine meurtrière vis à vis des femmes, surtout lorsqu'elles sont désirables. L'attirance qu'il éprouve pour Guy est carnassière: il veut le dominer, le manipuler, le dévorer et la fin sur le manège avec le va et vient du sabot du cheval et sa position au-dessus de sa victime métaphorise le viol.
Comme il est impossible dans les années 50 d'exprimer directement de telles turpitudes, tout est en effet suggéré par la mise en scène, les lieux et les objets. Le train et le tunnel ("of love") sont une métaphore bien connue de l'acte sexuel comme dans "La Mort aux trousses" mais comme Hitchcock fusionne l'amour et la mort, le "tunnel of love" devient le "tunnel of death" lorsque l'ombre de Bruno recouvre celle de la femme qu'il s'apprête à étrangler. Un acte qui est filmé comme un baiser et vu à travers les lunettes de la jeune femme, métaphore du regard voyeuriste de la mère castratrice (c'est la même métaphore que la longue-vue de "Fenêtre sur cour" dont le personnage principal a la jambe -c'est à dire sa virilité- dans le plâtre). Et de même que Bruno est le double maléfique de Guy (comme Tom l'était de Jonathan dans "L'Ami Américain" autre transposition d'Highsmith), la femme que Bruno pense avoir détruit renaît à travers un double (joué par Patricia Hitchcock, la fille de Sir Alfred qui a droit à deux zooms saisissants), preuve que la mère est indestructible. Quant aux relations entre les deux hommes, la mise en scène suggère combien elle se développe dans le refoulement et la clandestinité avant que leurs pulsions n'explosent dans la scène du manège, celle-ci étant une scène de violence et de plaisir coupable entremêlés débouchant sur la mort, la petite et la grande.
Si en dépit de toutes ses qualités le film n'est pas tout à fait un chef d'œuvre, c'est la faute de l'interprétation, très inégale. Si Robert Walker est excellent dans le rôle de Bruno, Farley Granger est catastrophique dans celui de Guy. Il est totalement inexpressif, ne semble jamais être vraiment concerné par ce qui lui arrive ce qui affadit le film, celui-ci reposant en partie sur ses épaules.
La majorité des critiques français qui se sont exprimés sur "L'Ami américain" ont souligné son caractère morbide, inscrit dans les décors, l'atmosphère et la trajectoire de son personnage principal dont on apprend dès le début qu'il est condamné. Certains critiques plus finauds ont souligné à quel point il était inclassable, à mi chemin entre le film noir américain et le film d'auteur européen. Peu, très peu en revanche ont souligné que le film tout entier était parcouru de tensions contradictoires parfaitement gérées qui le rendent fascinant, surtout dans sa deuxième partie.Le morbide et le cafardeux se mêlent à des aspects comico-ludiques quelque peu régressifs (comme dans "Si Loin si proche!" qui a également un aspect néo-noir) même si le film est bien plus sombre que le titre du roman original de Patricia Highsmith dont il est adapté "Ripley s'amuse".
Le personnage principal de l'histoire, c'est Jonathan Zimmermann (joué par Bruno Ganz), un petit artisan de Hambourg sans histoire vivant modestement avec sa femme et son fils. Ce qui le détruit à petit feu, c'est justement d'être sans histoire. Alors va lui tomber dessus une histoire complètement invraisemblable "bigger than life" qui va peut-être (on ne le saura jamais vraiment) précipiter sa fin mais aussi lui permettre de vivre dangereusement, c'est à dire intensément ses derniers moments. Et dans le rôle du père noël/ange gardien/ange de la mort, "l'ami américain" alias Tom Ripley, alias Dennis Hopper, le symbole de la contre-culture US. Ce monstre de charisme est habillé et filmé de façon à encore amplifier son statut de mythe vivant.
La relation Zimmermann/Ripley, intime et complexe est faite d'attraction-répulsion. Zimmermann refuse de lui serrer la main pour ensuite mieux tomber dans ses bras pour ensuite mieux le fuir. Et Ripley est celui qui précipite Zimmermann dans un cauchemar éveillé à base de diagnostics médicaux truqués et de contrats criminels à remplir tout en intervenant pour le protéger. Le jeu outrancier de Dennis Hopper tire son personnage vers le burlesque, un genre qui occupe une place importante dès le début du film avec une allusion au "Mecano de la General" de Buster Keaton. Il faut dire que la séquence du train ou l'on voit le tueur amateur allemand et son doppelgänger américain multiplier les tours de passe-passe dans les toilettes pour éliminer un truand et son garde du corps est 100% jouissive (et le train est présent dans un autre livre de Patricia Highsmith adapté par Hitchcock pour le cinéma, "L'inconnu du Nord-Express"). Comme dans d'autres films de Wenders, les personnages fonctionnent en miroir l'un de l'autre. Ripley est pour Zimmermann "l'autre soi", ce soi inconnu sauvage, violent, fou que seule l'approche de la mort peut faire sortir du bois. La femme de Zimmermann (Lisa Kreuzer) est mise à l'écart par ce couple Eros-Thanatos qu'elle a bien du mal à briser.
Film sur le pouvoir du cinéma, "l'Ami américain" est rempli de références cinéphiles. Pas moins de sept réalisateurs y font des apparitions de Nicholas Ray à Samuel Fuller en passant par Jean Eustache dans les trois villes où se déroule le film (Hambourg, Paris et New-York).
John Huston est un cinéaste qui aime les gens. Son cinéma se situe à leur hauteur. Il capte en gros plan les moindres expressions de leurs visages ce qui donne un relief saisissant aux personnages et aux acteurs qui les interprètent. Ce préambule pour souligner le fait que si "Quand la ville dort" est un tel chef d'œuvre "copié mais jamais égalé" (expression discutable d'ailleurs, les polars de J.P Melville peuvent en témoigner) c'est parce qu'il dépasse son sujet. S'il ne l'avait pas dépassé il serait resté dans l'histoire du cinéma comme le premier film de casse montrant avec une grande maîtrise cinématographique toutes les étapes d'un cambriolage. Mais le titre en VO du film est "The Asphalt Jungle". L'aventurier adepte des contrées exotiques qu'est Huston braque sa caméra sur la faune urbaine nocturne qui peuple les villes américaines au temps de la grande Dépression et nous en extrait quelques saisissants portraits:
- L'avocat véreux Emmerich (Louis Calhern) qui s'enfonce dans le crime par goût du luxe (et de la luxure, sa très jeune maîtresse Angela n'étant autre que Marilyn Monroe alors âgée de 24 ans). Criblé de dettes, il est aux abois ce qui le rend peu fiable. Avec Ditrich le flic (Barry Kelley), il symbolise la corruption qui gangrène la ville et ses institutions les plus respectables. Mais Louis Calhern donne une interprétation nuancée de son personnage qui apparaît faible et désemparé face à une situation dans laquelle il s'est enfermé et qui le dépasse.
-Le petit bookmaker Cobby (Marc Lawrence) qui avec Emmerich est le financier du casse. C'est un homme nerveux, angoissé, peureux qu'il est facile de faire craquer.
- Le cerveau du casse Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) véritable "gentleman cambrioleur" dont l'intelligence, la distinction et le sang-froid imposent le respect. Tout juste sorti de prison, il rêve de prendre sa revanche sur la vie. Huston nous montre d'autant mieux sa vulnérabilité: il joue de malchance ("Que peut-on contre la fatalité?") et son penchant pour les jeunes filles le perd.
- L'homme de main Dix Handley (Sterling Hayden) dont la famille a été chassée de sa ferme par la crise et qui rêve de retrouver ses racines rurales. C'est avec Doc le personnage le plus approfondi de l'histoire et sans doute le plus tragique. Son apparence rustre et ses actes criminels sont contrebalancés par son sens de l'honneur et de l'amitié (avec Gus le bossu et son formidable interprète James Withmore qui en fait un homme écorché à la fois capable d'une grande tendresse et d'explosions de violence). Cependant c'est son penchant autodestructeur qui l'emporte. Il perd systématiquement tout ce qu'il gagne et ironiquement, ne s'arrache de l'asphalte que pour venir agoniser dans la prairie sous les yeux impuissants de la femme qui l'aime, Doll (Jean Hagen dans un rôle aux antipodes de celui qu'elle jouera deux ans plus tard dans "Chantons sous la pluie").
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.