"Mes petites amoureuses" (d'après le poème de Arthur Rimbaud qui a incarné à lui seul l'adolescence rebelle bien avant Jean-Pierre LEAUD) aurait dû être un tremplin pour son réalisateur, Jean EUSTACHE comme l'avait été "Les Quatre cents coups" (1959) pour Francois TRUFFAUT. Mais cela ne fut pas le cas. Sans doute parce que le ton du film était trop âpre, trop amer bien que détaché. On y voit un jeune garçon de treize-quatorze ans qui sans doute renvoie au réalisateur étant donné que le film a une forte résonance autobiographique faire l'apprentissage de la vie sous l'angle des désillusions. Ce qui m'a frappé, c'est le contraste entre la vitalité et les aspirations de Daniel et les déceptions que la vie lui réserve. Le film s'ouvre pourtant sur de belles promesses. Daniel a été déclaré apte pour le collège, il ressent ses premiers émois, il a des amis et une grand-mère bienveillante jouée par la merveilleuse Jacqueline DUFRANNE que j'ai tant aimé chez Maurice PIALAT (lequel vient d'ailleurs jouer une petite scène dans le film). Hélas pour lui, sa mère le ramène chez elle à Narbonne où elle vit avec un ouvrier espagnol mutique sans avoir rien à lui offrir sinon de la promiscuité, de l'indifférence et de l'aigreur. Elle lui coupe les ailes en le mettant en apprentissage chez un mécanicien qui ne pense qu'à l'exploiter ce qui transforme Daniel en tire-au-flanc. En amour ce n'est pas mieux, ses initiatives maladroites se heurtent à une société encore très pudibonde et il en est réduit la plupart du temps à jouer les voyeurs. Le seul refuge de Daniel est le cinéma, le rêve à défaut d'une vie réelle mais décevante. Ce qui n'empêche pas d'apprécier la beauté de la photographie, les paysages solaires et bucoliques et 1001 détails de la vie d'autrefois saisis avec réalisme.
"Le Garçu" est le dernier film de Maurice PIALAT qui n'a d'ailleurs de sens qu'au regard du reste de sa filmographie. Pris isolément, le film est peu intelligible pour le néophyte ce qui est problématique en soi: un film doit pouvoir fonctionner de façon autonome. En effet si Maurice Pialat revient à une veine autobiographique et brasse la plupart des thèmes récurrents de sa filmographie (la mort d'un parent, le rapport contrarié à l'enfant, un couple qui se défait), il créé surtout un album de famille qui le reflète. Et comme sa mise en scène est selon son habitude une juxtaposition de blocs de séquences non reliées entre elles, l'absence de fil directeur clair rend l'ensemble particulièrement décousu et brouillon à l'image du petit Antoine, le très jeune fils de Pialat dont on a du mal à comprendre les paroles ou de sa mère jouée par Géraldine PAILHAS qui s'appelle tantôt Sophie et tantôt Sylvie (le prénom de la véritable mère d'Antoine). Ce ne sont plus des tranches de vie mais de simples fragments éparpillés dans différents lieux (Paris, Sables-d'Olonne, île Maurice, Auvergne) qui empêchent les personnages et les enjeux de véritablement se déployer. Le film donne par conséquent un sentiment d'inachèvement certain. Il n'en reste pas moins que Maurice PIALAT conserve son talent pour capter le réel dans toute sa complexité ce qui donne lieu à des scènes très fortes comme celle dans laquelle Gérard (Gérard DEPARDIEU, son double à l'écran) débarque à l'improviste et en pleine nuit chez son ex et son nouveau compagnon Jeannot (Dominique ROCHETEAU que je connaissais comme footballeur mais pas comme acteur) pour offrir un camion à son fils aussi lourd, bruyant et encombrant que lui. Cette scène en dit plus que des discours sur le caractère imprévisible, instable et égoïste de Gérard, un être toxique qui surgit et disparaît de la vie des autres quand ça lui chante tout en se plaignant d'en être exclu.
Le meilleur film de Maurice PIALAT est la mini-série qu'il a tourné pour l'O.R.T.F en 1971 grâce à "L Enfance nue" (1968) qui avait tapé dans l'oeil de l'adjoint du responsable des programmes d'Antenne 2. Grâce lui soit rendue car les immenses qualités du premier film de Maurice Pialat se retrouvent intactes dans "La maison des bois" avec en plus une ampleur romanesque, historique et picturale inédite permise par le format de la mini-série. Avec cette chronique d'une sensibilité à fleur de peau de trois enfants, Michel, Albert et Hervé, recueillis par une famille d'accueil dans un petit village de l'Oise pris dans la tourmente de la première guerre mondiale, Maurice Pialat au sommet de son art enchante et bouleverse. On y retrouve son talent à diriger des enfants (dont Michel TARRAZON, le petit garçon de "L'Enfance nue"), à capter la vie dans son plus simple appareil (les grandes peines et les petites joies du quotidien), à mêler harmonieusement acteurs amateurs et professionnels (dont lui-même dans le rôle de l'instituteur, tout un symbole!), à jouer dans de superbes plans-tableaux sur le premier plan et l'arrière-plan, la petite et la grande histoire. Pour ne donner qu'un exemple, dans une scène se déroulant dans un café où des soldats jouent au billard, on voit l'un d'entre eux en retrait, assis à une table tenter de consoler sa mère en pleurs. Derrière l'image d'Epinal, une scène poignante et lourde de sens quand on connaît la suite. Le caractère impressionniste de la série éclate dans le troisième épisode en grande partie consacré à un déjeuner sur l'herbe qui est un hommage explicite à "Une partie de campagne" (1936) et que l'on retrouve dans "Van Gogh" (1991) (ainsi que la chanson anti-guerre "La Butte rouge"). Mais on pense aussi à un autre film de Jean RENOIR, "La Règle du jeu" (1939) lorsque les deux pères de substitution d'Hervé, un marquis et son garde-chasse se retrouvent pour aller traquer le braconnier dans les fameux bois du titre. Albert Picard (Pierre DORIS), le garde-chasse et sa femme Maman Jeanne (Jacqueline DUFRANNE qui joue également la mère de "Loulou") (1980), la famille d'accueil de Hervé, Michel et Albert sont rayonnants de bonté et d'amour tandis que Maurice Pialat met une certaine part de lui-même dans le rôle du marquis (Fernand GRAVEY), un homme solitaire et réprouvé qui voit en Hervé, enfant délaissé qui fuit la ferme des Picard à chaque visite des mères de ses camarades un alter ego.
Mais Maurice Pialat n'oublie jamais d'inscrire ces histoires individuelles dans la grande histoire, celle-ci venant régulièrement s'inviter à la table des Picard, donnant souvent le ton des débuts et encore plus des fins d'épisode. Par exemple la musique jouée in extenso occupe une grande place dans la série, toujours liée à la guerre. La belle chanson du générique (début et fin) est "Trois beaux oiseaux de paradis" composé par Maurice Ravel en 1914-1915 en hommage aux français tués. L'un des épisodes se termine sur l'hymne national allemand joué lors d'une veillée funèbre en l'honneur d'un pilote abattu dans son avion. Un autre commence avec l'armistice et sa fanfare claironnante qui n'oublie pas pour autant la sonnerie aux morts. Quant à la redoutée fin du cinquième épisode, elle se fait significativement dans le silence avec un simple fond d'écran pour générique.
Découvrir les films de Maurice PIALAT dans l'ordre (je n'avais vu avant la rétrospective que Arte lui consacre que "À nos amours" (1983) et "Police") (1985) s'avère éclairant. En effet de "L Enfance nue" (1968) jusqu'à "À nos amours" (1983), l'inspiration autobiographique saute aux yeux et offre une fresque humaine d'un naturalisme saisissant d'âpreté allant de l'enfance à la mort en passant par l'adolescence et la vie de couple. A partir de "Police" (1985) si le style et certaines obsessions restent parfaitement reconnaissables, les sources d'inspirations deviennent exogènes, puisant dans le genre du polar, dans le roman et ici dans la biographie d'un peintre célèbre. Cependant on peut se demander dans quelle mesure Maurice Pialat ne se dépeint pas lui-même au travers de sa chronique des derniers jours de Vincent Van Gogh: c'est lui-même qui tient le pinceau dans les rares moments du film où son personnage s'adonne à la peinture et il lui prête par moment des réactions qui étaient les siennes (par exemple un certain agacement face aux contingences de la vie qui l'entravent dans son acte de création). On peut ajouter également l'amertume de l'artiste incompris et le caractère revêche voire goujat d'un Van Gogh amateur de femmes mais antipathique qui n'est pas sans rappeler le Jean de "Nous ne vieillirons pas ensemble" (1972) (qui était faut-il le rappeler un cinéaste raté). Bref, on est pas loin de l'autoportrait de Maurice Pialat en Van Gogh d'autant que si la peinture occupe une place très périphérique dans le film, celui-ci est conçu comme une série de tableaux vivants, chaque scène étant d'une grande beauté visuelle rappelant la peinture impressionniste (celle de Auguste Renoir surtout avec les plans de guinguette au bord de l'eau avec en toile de fond des barques à voile blanche ou bien le rouge d'une robe se détachant sur la végétation). On adhère ou non à la vision désacralisée, anti-spectaculaire du peintre ramené à une certaine trivialité du quotidien. Personnellement, j'ai trouvé que la principale limite du film résidait dans la façon dont est retranscrite la relation entre Van Gogh (Jacques DUTRONC très crédible) et Marguerite (Alexandra LONDON), la fille du docteur Gachet (Gérard SÉTY). Montrer une jeune fille bourgeoise avoir une liaison avec un homme pauvre deux fois plus âgé qui l'amène au bordel* et fornique avec elle en public sous les yeux d'un père furieux mais impuissant relève de l'imaginaire (ce qui semble correspondre à la biographie de l'artiste) mais Pialat montre cela comme une réalité ce qui jure grossièrement avec l'époque retranscrite.
* Les filles de la bourgeoisie étaient élevées au XIX° pour être livrées vierges et frigides à leur mari, les prostituées assurant la satisfaction de leur libido. Deux rôles bien distincts que Pialat s'amuse à brouiller. dans une optique qui lui est propre (la romance entre une bourgeoise et un prolo rappelle "Loulou") (1980) mais qui ne fonctionne pas ici.
Un seul mot me vient à l'esprit pour qualifier ce film: pénible. J'aime beaucoup Maurice PIALAT quand il reste proche de son vécu mais justement, cela n'est pas le cas ici puisqu'il adapte une oeuvre littéraire de Georges Bernanos. Ne l'ayant pas lue, je ne sais pas si le sentiment d'étrangeté et de lourdeur qui émane du film provient de l'écrit ou bien de son adaptation. Mais le fait est qu'en dépit de l'interprétation habitée de Gérard DEPARDIEU (mais elles le sont toujours), j'ai eu l'impression que réalisateur et acteurs restaient extérieurs au sujet et par conséquent, le spectateur aussi. En effet ni l'aridité du propos, ni l'austérité de la mise en scène, ni le sujet de l'histoire, ni même le jeu théâtral des acteurs ne sont en soi rédhibitoires. Les films de Robert BRESSON traitent eux aussi de questions religieuses, le péché, la damnation, la rédemption, de la grâce, le tout avec un minimalisme extrême et un jeu blanc des acteurs et pourtant ça passe crème parce que les histoires racontées tout comme les propos restent du niveau de la parabole ou du conte avec des enjeux parfaitement lisibles et qui peuvent toucher aussi bien le croyant que le non croyant. Alors que "Sous le soleil de Satan" ne s'incarne pas dans une histoire simple mais en reste au niveau du discours de théologie appliqué. Quelques belles idées formelles sur le traitement de la lumière ne suffisent évidemment pas à donner de la consistance aux propos abscons que l'on entend sur 1h30.
Le fait est que si Maurice PIALAT n'avait pas dérogé à son univers habituel, il n'aurait très certainement pas reçu la Palme d'or et sa réaction devenue célèbre faisait passer comme un vent de revanche (ou de règlement de comptes). "Les Ailes du désir" (1987) étant l'un de mes films préférés (pourtant pas dénué de spiritualité non plus!), je ne peux que souscrire aux réactions indignées qui ont suivi l'attribution de cette palme. Ce n'est guère surprenant cependant, le nombre de jurys qui ont rendu un verdict recherchant le sensationnel plutôt que la qualité intrinsèque d'une oeuvre étant monnaie courante. Cela n'a pas dû cependant réconcilier Maurice PIALAT avec sa vision cynique de la vie. Pour découvrir la beauté de son oeuvre, il faut absolument éviter de commencer par celle-ci et se tourner plutôt vers "L Enfance nue" (1968) son véritable chef-d'oeuvre.
A première vue, "Police" ne ressemble pas aux autres films de Pialat. D'abord c'est un film de genre (le seul de sa filmographie). Ensuite, il met en scène des acteurs célèbres et populaires. Depardieu pour la deuxième fois après "Loulou" mais aussi Sophie Marceau qui s'était crédibilisée dans le cinéma d'auteur après "L'Amour Braque" et enfin Richard Anconina qui s'était fait reconnaître avec "Tchao Pantin". Enfin, auréolé de son succès avec son précédent film, "A nos amours", Pialat disposait d'un budget confortable (qui n'est pas étranger au fait d'employer autant d'acteurs connus).
Néanmoins, un examen plus approfondi dément cette première impression. Comme dans la plupart de ses films, Pialat mêle des acteurs professionnels et des amateurs qui sont ici des professionnels du milieu. Pour plus de véracité, lui et sa compagne de l'époque, Catherine Breillat qui écrivit l'essentiel du scénario allèrent enquêter auprès d'avocats de la pègre (pour lui) et de voyous (pour elle). Le tournage ne fut pas non plus une partie de plaisir, Pialat et Depardieu menant la vie dure à Richard Anconina et surtout à Sophie Marceau qui en prit plein la figure, au sens propre comme au sens figuré. Pialat n'était pas sadique mais voulait que les acteurs sortent de leur zone de confort et se donnent à fond. Le fait est que Sophie Marceau a donné l'une des meilleures prestations de toute sa carrière.
Mais c'est surtout dans son thème de fond que le film ne peut être signé que par Pialat. En effet de quoi parle-t-il vraiment ce film sinon du brouillage des frontières entre malfrats, flics et avocats au point qu'il devient parfois difficile de démêler les rôles de chacun. Ce brouillage des frontières va de pair avec celui des identités. Les voyous sont tunisiens mais se font appeler avec des prénoms français, Mangin le flic n'a pas de prénom et Noria qui elle porte bien son prénom fait la navette entre tout le monde en restant insaisissable pour chacun. Sophie Marceau est d'ailleurs parfaitement crédible en maghrébine, faisant penser à Isabelle Adjani. La porosité de son personnage énigmatique (comme l'était Suzanne dans "A nos amours") est néanmoins une illusion qui se brise lorsqu'elle cesse de mentir. Pour s'y être laissé prendre ("j'y ai cru, un instant, j'y ai cru"), Mangin finit par se fracasser contre le mur du réel. Son regard perdu dans le vide nous poursuit longtemps.
"Loulou" est le cinquième long-métrage de Maurice PIALAT. Il est marqué par la rencontre avec Gérard DEPARDIEU avec lequel il tournera trois autres films. Quant à Isabelle HUPPERT, c'est la deuxième fois qu'elle tourne avec Gérard DEPARDIEU après "Les Valseuses" (1974). Et bien que Bertrand BLIER soit un réalisateur très différent, beaucoup plus axé sur le théâtre et les dialogues, il y a comme une forme de continuité entre ces deux films, lié au contexte post soixante-huitard et au milieu social opposé d'où sont issus les deux acteurs*. Ainsi Isabelle Huppert (issue d'une famille aisée du XVI° arrondissement de Paris) joue une adolescente puis une jeune femme bourgeoise qui envoie valser les conventions sociales en se rebellant contre ses parents (dans le film de Bertrand Blier) et contre son mari (dans celui de Maurice Pialat) pour sortir avec un voyou issu du prolétariat (alias Gérard Depardieu à qui ce rôle proche de son vécu collait à la peau dans sa jeunesse). Le thème de la lutte des classes à travers l'étude d'un couple qui ne parvient pas à s'accorder n'est pas nouveau chez Pialat, il était déjà présent dans "Nous ne vieillirons pas ensemble" (1972). Mais dans "Loulou" c'est avec André (Guy MARCHAND dans un rôle récurrent de mari macho et cocu ce qui ne l'empêche pas d'être remarquable et sachant que Pialat se dépeint lui-même dans le personnage d'André, on ne peut une fois de plus que saluer son courage et son honnêteté) que Nelly a une relation violemment conflictuelle alors qu'avec Loulou, elle s'éclate, du moins au lit. En dehors de la relation charnelle, ils n'ont pas grand chose à se dire. Tout au plus peut-on souligner chez l'un et chez l'autre beaucoup d'immaturité, tous deux se comportant comme des adolescents entretenus par André. Lorsque pointe l'heure des responsabilités et de la transmission, le couple Nelly-Loulou se retrouve dans une impasse et leur avenir, bien incertain. Comme dans ses autres films, Maurice PIALAT s'approche au plus près du réel et nous restitue des moments de vérité dont le plus frappant est celui du repas dans la famille de Loulou qui rappelle aussi bien le milieu social et la générosité de la famille d'accueil de "L Enfance nue" (1968) que les colères de Jean dans "Nous ne vieillirons pas ensemble" (1972) sans parler du fait que l'on retrouve à l'identique l'acteur jouant le rôle de Bernard dans "Passe ton bac d abord" (1978) comme si "Loulou" en était la suite directe.
* Qui ont été récemment réunis dans "Valley of Love" (2015) de Guillaume NICLOUX qui se situe implicitement dans la continuité de Pialat, donnant à Depardieu un rôle à résonance autobiographique.
Après l'échec commercial de "La Gueule ouverte (1974), Maurice PIALAT resta quatre ans sans tourner. "Passe ton bac d'abord", son quatrième film jette les bases de ses deux films suivants. "Loulou" (1980) et "À nos amours" (1983) reprennent de façon plus approfondie le thème des jeunes paumés qui montent zoner à Paris et le comportement rebelle d'Elisabeth, une adolescente jouée par Sabine HAUDEPIN en conflit ouvert avec sa mère et qui nargue son copain officiel en essayant tous les garçons de sa bande.
En rupture en effet avec les chroniques adolescentes enjolivées de l'époque, Maurice PIALAT décrit un milieu ouvrier situé à Lens, ville charbonnière du Nord alors ravagée par la pauvreté et le chômage lié à la désindustrialisation. Dans ce paysage morne, les jeunes du film sont privés de perspective d'avenir, l'injonction des adultes (impuissants, démissionnaires ou eux-mêmes douteux) qui sert de titre au film leur semblant vide de sens. La plupart désertent donc les bancs de l'école au profit du seul bar du coin, de chambres d'hôtels d'où ils sont vite délogés, du camping sauvage et de la rue. D'ailleurs l'école n'apparaît que lors du générique de début, une scène reprise ensuite à la fin sous un autre angle qui enferme dans une boucle les deux jeunes filles qui tentent de reprendre leurs études. Mais on sait déjà que c'est peine perdue, l'une étant démotivée et l'autre enceinte. Face à cet horizon bouché, les ados du film conjurent leur peur de l'avenir en vivant l'instant présent avec une apparente insouciance, ne cessant de changer de partenaire sexuel (Elisabeth et Bernard étant les champions de la polygamie avant que la première ne "se range") et n'ayant dans leur logiciel que deux ou trois issues: le mariage précoce vu comme une bonne planque mais qui tourne rapidement à l'enfer conjugal; les boulots non qualifiés donc mal payés et minés par l'oppression patronale (bien avant "La Loi du marché" (2014), Maurice PIALAT montre le flicage que subissent les hôtesses de caisse) ou bien qui dissimulent des intentions douteuses (la proposition de séance photos dans une villa avec piscine à une adolescente de 16 ans); et enfin l'exode incertain vers Paris comme ultime échappatoire.
Avec "Cris et chuchotements" (1972) de Ingmar BERGMAN (auquel j'ai pensé en regardant le film) "La gueule ouverte", troisième film largement autobiographique de Maurice PIALAT est celui qui s'approche le plus près de la réalité de l'agonie et de la mort. On remarque d'ailleurs que leurs dates de sortie sont très proches et que depuis cinquante ans, le cinéma s'est plutôt éloigné de cette expérience terrible et banale à la fois (si on excepte les films évoquant les ravages du SIDA). Il faut dire que le sujet n'est pas porteur (le film de Maurice PIALAT a été un échec commercial). Mais là où "Cris et chuchotements" donnait lieu à un règlement de comptes entre soeurs, "La gueule ouverte" montre plutôt des personnages lâches, fuyants et enfermés en eux-mêmes. Philippe (Philippe LÉOTARD) se situe dans la continuité de Jean et de François, les protagonistes des deux premiers films de Maurice PIALAT, la violence en moins. Pourtant "La gueule ouverte" est plus violent en soi que "L Enfance nue" (1968) et "Nous ne vieillirons pas ensemble" (1972) puisque son fil conducteur est la dégradation très rapide de l'état de santé de Monique, la mère de Philippe et l'incapacité de celui-ci ainsi que de son père, Roger à l'accompagner vers la mort, le processus étant montré dans toute sa crudité. Ce que Maurice PIALAT montre également de façon magistrale, c'est la solitude de chacun dans un même espace c'est à dire dans le même plan. Le réalisateur ne fait pas dialoguer ses personnages en champ-contrechamp mais à l'intérieur du même tableau (j'emploie ce mot à dessein, Pialat ayant une sensibilité de peintre) et montre ainsi leur difficulté à nourrir le lien, à se parler vraiment. Les regards se fuient, les paroles sont convenues, les gestes, mécaniques, les émotions, réprimées (sauf à la fin quand Roger exprime son chagrin mais il est trop tard). Il en va de même dans la relation entre Philippe et Nathalie (Nathalie BAYE) dont on a bien du mal à croire qu'ils forment un couple (alors que Philippe LÉOTARD et Nathalie BAYE en formaient un dans la vraie vie et que leurs personnages portent leurs prénoms). Comme dans les autres films de Pialat, il se dégage de "La gueule ouverte" une impression de grande authenticité et ce jusqu'au moindre détail: Roger et sa clope vissée au bec par exemple est tellement représentatif des français moyens de cette époque! Quant à son comportement de chaud lapin, imité par Philippe (et montré crûment là aussi) il peut s'interpréter comme un moyen de conjurer la mort ou comme une diversion dans un contexte bien différent du notre (un poids beaucoup plus fort du catholicisme mais bien plus faible du féminisme tel qu'il s'exprime aujourd'hui).
Deuxième long-métrage de Maurice PIALAT, "Nous ne vieillirons pas ensemble" peut être vu comme une suite informelle de "L Enfance nue" (1968). Pas seulement sur la forme caractéristique de ce cinéaste, âpre, brute, rugueuse et sans souci de transitions entre les moments de vie retranscris (très scénarisés mais donnant l'impression d'être pris à l'improviste). Mais aussi sur le fond. Le petit François était un enfant de l'assistance. Le comportement invivable de Jean (à résonance fortement autobiographique) est en grande partie lié à sa peur de l'abandon. D'ailleurs Jean se comporte plus comme un enfant inadapté que comme un adulte. Inadapté car ne tolérant pas la frustration, incapable de s'engager et de faire des choix clairs donc également de renoncer, se servant de l'autre pour se défouler, obligé de s'expliquer, penaud devant les parents de sa maîtresse comme un enfant pris en faute et au final subissant logiquement les événements. Jean n'a pas plus de prise sur sa vie et sur lui-même que François n'en avait, tous deux oscillants d'ailleurs entre des moments d'intense demande affective et des moments de grande violence incontrôlable. Face à lui, non des assistants sociaux et des familles d'accueil (encore que les parents de Catherine jouent un peu ce rôle) mais une épouse (Macha MÉRIL) assez effacée et une maîtresse (Marlène JOBERT) sur laquelle va se concentrer le film qui raconte la fin de leur relation. Epoque oblige, la question du mariage pèse comme une épée de Damoclès (on ne dirait pas qu'il s'agit d'un film post soixante-huitard à entendre les références récurrentes à la Sainte-Catherine -prénom par ailleurs de l'héroïne- qui "coiffait" les femmes qui n'étaient pas encore mariées à 25 ans, âge limite des jeunes célibataires des films de Jacques DEMY par exemple, c'est dire si la pression sociale modelait les comportements) et on a presque l'impression que c'est davantage l'indécision de Jean qui pousse celle-ci à le quitter une fois l'âge "limite" atteint que son comportement de harceleur contre lequel elle se défend très mollement. Et pour cause, elle le supporte presque sans broncher depuis six ans. D'ailleurs on comprend tout de suite devant la répétition cyclique de leurs disputes et de leurs réconciliations que leur relation toxique est bien installée. Même si Jean est un cinéaste raté (Pialat noircit le tableau), son ascendant intellectuel et social sur Catherine (qu'il ne cesse de rabaisser et d'humilier) est suffisant pour empêcher celle-ci de lui mettre des limites (comme il faudrait le faire avec l'enfant qu'il est). Le fait que la majeure partie de leurs rendez-vous et donc de leurs disputes se déroule dans la voiture de Jean souligne à la fois le caractère clandestin de leur relation et le fait que Jean la domine (pour ne pas dire l'écrase). Jean YANNE pourtant habitué aux rôles de sales cons (j'ai encore en mémoire son rôle de père indigne dans "Enfants de salaud") (1995) haïssait son personnage et la façon dont Maurice Pialat voulait qu'il l'interprète, pourtant il est confondant de naturel et donne vraiment l'impression d'être le double du cinéaste, ce paradoxe vivant d'exécrable ours mal léché et d'enfant démuni profondément mélancolique. Marlène JOBERT n'aimait pas beaucoup non plus son personnage de potiche (ce qu'on remarque le plus au départ, outre la passivité de Catherine, ce sont ses petites tenues) mais elle réussit pourtant finalement à se libérer de l'emprise de Jean en prenant des décisions qui contrairement à lui sont irrévocables, c'est à dire en prenant sa vie en main. Et dans la réalité, c'est Marlène JOBERT qui a réussi à mettre de l'huile dans les rouages entre un réalisateur arc-bouté contre le monde (comme l'a bien montré sa réaction à Cannes pour la Palme d'or de "Sous le soleil de Satan") (1987) et une équipe remontée contre lui, permettant au film de se faire. Le tout pour un résultat unique car profondément vrai. Un vrai qui dérange d'ailleurs (le film pourrait-il se faire aujourd'hui? J'en doute).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.