Quelle bonne idée a eu Arte de diffuser dans une copie restaurée la première version de "Manon des sources", film-fleuve de près de quatre heures scindé en deux parties (comme "Les Enfants du paradis") (1943) réalisé par Marcel PAGNOL en 1952. Je l'avais vu enfant mais je n'en avais plus que des souvenirs flous. C'est à mon avis son chef-d'oeuvre avec la trilogie marseillaise. Une véritable tragédie grecque où se succèdent les morceaux de bravoure dont certains se répondent comme celles des cérémonies (l'eau qui s'arrête dans le premier volet, l'eau qui repart dans le second) et des procès où les personnages intervertissent les rôles entre le premier et le second volet. On est frappé aussi par l'alternance entre deux types de scènes. D'un côté d'amples séquences villageoises où triomphe avec délice le verbe pagnolesque porté par toute une galerie de personnages plus savoureux les uns que les autres: une sorte de choeur dont chaque membre apporte sa contribution à une logorrhée drôle et poétique. De l'autre des scènes filmées dans un arrière-pays sauvage époustouflant où se sont réfugiés les "étrangers" ou plutôt les étrangères bannies par la communauté et qui se vengent en lui jetant une malédiction: Baptistine, vieille piémontaise outrée par la destruction de la sépulture de son mari et Manon (Jacqueline PAGNOL, la femme du cinéaste), jeune bergère dont le père est mort par la faute de la cupidité d'un homme et du silence du reste du village. Lequel homme, Ugolin ( RELLYS) est ensuite frappé par un atavisme familial le conduisant à aimer à mourir celle qui le rejette à son tour.
Contrairement à la version de Claude BERRI qui s'appuie sur "L'Eau des collines", diptyque romanesque écrit postérieurement à son film par Marcel PAGNOL et qui raconte l'intrigue chronologiquement à partir de l'histoire du père de Manon, Jean de Florette, ce dernier n'est évoqué dans "Manon des sources" qu'au travers des souvenirs des personnages (Manon, Ugolin, les gens du village). Le spectateur est conduit à adopter le point de vue d'un personnage extérieur à la communauté, l'instituteur (Raymond PELLEGRIN) qui comme lui découvre et observe les us et coutumes de cette faune aussi pittoresque que parfois inquiétante et rude tout en menant l'enquête.
César est le troisième et dernier volet de la trilogie marseillaise de Pagnol. Le seul réalisé par Pagnol lui-même. Mais hélas, il est bien en deçà des deux premiers films de la trilogie.
Il y a d'abord le fait que contrairement à "Marius" et "Fanny", "César" n'est pas l'adaptation d'une pièce de théâtre. Cela se ressent au niveau des dialogues, moins travaillés ainsi que de l'intrigue qui comporte beaucoup de redites (pour n'en citer qu'une, la partie de pêche entre Marius et Césariot se résume à un récit de Marius copié-collé de la fin du deuxième film).
Ensuite la tonalité assez funèbre de ce film (à moins que ce ne soit la lassitude?) a une influence sur la prestation des acteurs. Ils n'ont pas l'énergie et l'allant qu'ils manifestaient dans les deux premiers comme si leur ressort était cassé. C'est particulièrement frappant chez Raimu qui manifeste plus de retenue que d'ordinaire mais Orane Demazis est tout aussi morose. Seul Paul Dullac de retour dans le rôle d'Escartefigue conserve une certaine fraîcheur avec son personnage quelque peu infantile et gros sabots.
Mais le véritable boulet du film, c'est Césariot et la façon assez irritante dont André Fouché l'interprète. Ce personnage complètement hors-sol est la négation de ce qu'est la trilogie. Vide, fade et moralisateur, il méprise sa famille et la juge sans arrêt avec des propos cyniques débités sur un ton hautain et détaché. On peut comprendre qu'il souffre d'avoir été élevé dans le mensonge mais César et Marius attribuent son comportement à l'instruction qu'il a reçue et non à son éducation ce qui est une façon de se déresponsabiliser. Plus grave encore, l'enfant est perçu par sa famille comme un vampire et non comme une source de bonheur. Une vision noire et désespérée qui heureusement est compensée par la scène finale qui ouvre in-extremis une perspective de bonheur et d'avenir quand César réintègre son fils dans la famille.
"Fanny" est le deuxième volet de la trilogie marseillaise de Pagnol. C'est Marc Allégret qui après Alexandre Korda en assure la réalisation. Bien que "Fanny" reprenne la dernière scène de "Marius", assurant ainsi la continuité de l'histoire, il y a des différences sensibles entre les deux films.
Tout d'abord, il s'agit d'une réalisation beaucoup plus dynamique et vivante que "Marius" dont beaucoup de scènes assez statiques avaient été réalisées en studio avec un effet boîte et carton-pâte qui disparaît ici. Peut-être pour des raisons liées à l'amélioration de la prise de son, on voit apparaître des scènes extérieures de foule (le tramway stoppé par la partie de boules) et des scènes de rue dont celle, marquante du long travelling sur Fanny en train de marcher qui annonce le courant néoréaliste. Même la traditionnelle scène statique des 4 amis (César, Panisse, Escartefigue -joué par Auguste Mouriès et non plus par Paul Dullac- et Monsieur Brun) assis autour de la table se déroule dehors avec le bruit du vent et les effets d'ombres et lumière du soleil dans les arbres.
Ensuite, la disparition temporaire de Marius permet à d'autres personnages de passer au premier plan. C'est surtout Panisse qui en profite. Son personnage gagne considérablement en épaisseur lorsqu'il ouvre son cœur à Fanny et dévoile ses failles intérieures. On découvre également que derrière ses manières courtoises il s'agit d'un personnage franc (sauf lorsqu'il s'agit de rouler des clients dans la farine), capable d'aborder des sujets délicats sans pudibonderie. Le film étonne d'ailleurs par sa modernité concernant le traitement de la sexualité. Si le poids des mœurs de l'époque se fait sentir (le déshonneur de la grossesse hors-mariage et la nécessité sociale de cacher la faute par un mariage arrangé) il refuse de juger les personnages en restant toujours empathique à leur égard. Charpin fait une composition remarquable. Il est épaulé par un Raimu toujours aussi truculent dans le rôle de César dont la fierté dissimule bien mal qu'il se ronge les sangs pour son fils. Ses débordements gestuels et langagiers sont un régal. Enfin si Pierre Fresnay ne réapparaît qu'à la fin, il nous bouleverse lors d'une séquence d'anthologie qui l'oppose à son père sur la question de la filiation. "Le père c'est celui qui aime" répond-il à son fils qui prétend avoir des droits sur le bébé de Fanny parce qu'il est le père biologique. "Moi j'ai donné la part, elle aussi mais celui qui lui a le plus donné c'est Panisse. Et toi qu'est ce que tu lui as donné?"
"Marius, à quoi tu penses?" dit Fanny (Orane Demazis) le visage tourné vers celui qu'elle aime. "Eh! Peut-être à toi!" répond Marius (Pierre Fresnay), le regard littéralement aimanté par le lointain. Et la caméra de renchérir par un long travelling en nous montrant ce qu'il regarde: un bateau sur le point d'appareiller. "Menteur, va!" répond Fanny, pas dupe.
Rarement entrée en matière aura aussi bien ramassé l'identité et les enjeux d'un film, le premier de la trilogie marseillaise de Pagnol réalisé par Alexandre Korda. Marseille, actrice à part entière de l'histoire, le vieux port, théâtre de l'action, la sieste des vieux piliers de boutiques et les petits jeunes qui en profitent pour flirter. Sauf qu'à ce quotidien débonnaire se greffe une dimension tragique: le désir éperdu de Marius pour la mer et le désir non moins éperdu de Fanny pour Marius. C'est sur cet équilibre miraculeux entre deux dimensions de l'expérience humaine (le quotidien et l'évasion, le comique et le tragique, le léger et le grave, le local et l'universel) que fonctionne le film. Un vrai film de cinéma en dépit de ses racines théâtrales. D'une part parce qu'il nous fait sentir l'atmosphère d'un port du sud de la France (l'utilisation du parlant qui permet de faire vibrer l'accent mais aussi de savourer des dialogues aux petits oignons, le vent qui gonfle les voiles, les marins en goguette, le marché aux poissons etc.) de l'autre parce qu'il est pétri d'humanité en magnifiant les acteurs par une foison de gros plans sur leurs visages. Et quels acteurs! Raimu bien sûr, véritable "bête fôve" à la présence hallucinante, excessif dans la tendresse comme dans la colère. Mais aussi Charpin, plus policé en apparence mais non moins complexe dans un rôle du barbon rival de Marius (thème littéraire par excellence de Molière à Beaumarchais). Pierre Fresnay que Raimu ne peut s'empêcher de chambrer dans le film en prenant l'accent alsacien mais qui apparaît plus marseillais que les marseillais et dont le déchirement se traduit par une fièvre qui le ronge de l'intérieur. Non moins fiévreuse est Orane Demazis, véritable tragédienne dans l'âme. Des acteurs de cette trempe, capables de cette passion venue du fond des tripes, on n'en trouve plus guère aujourd'hui.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.