"Lemming" a beaucoup de points communs avec "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000), le film qui révéla Dominik MOLL qui est l'un des rares cinéastes français à s'aventurer avec bonheur dans le genre du thriller psychologique aux frontières du fantastique. Outre la présence de Laurent LUCAS dans le rôle principal d'Alain Getty, un "mari modèle" subissant le violent retour du refoulé de son inconscient, il brasse en effet quasiment les mêmes références: une grosse pincée de Alfred HITCHCOCK (une attaque de lemmings qui fait penser à celle de "Les Oiseaux" (1962) , un oeil-caméra voyeur qui fait un clin d'oeil à Harry et à Norman Bates), un nuage de David LYNCH (l'extérieur de la maison* de "Lost Highway" (1996), le conduit de "Blue Velvet" (1986) reliant la surface et les profondeurs), un soupçon de Stanley KUBRICK (l'odyssée de Alain Getty en eaux troubles s'apparente à celle du personnage de Tom CRUISE dans "Eyes wide shut" (1999), les toilettes et la salle de bains nid de fantasmes à "Shining") (1980)). Et pour remplacer la "bête de sexe" semeuse de mort Sergi LÓPEZ, Dominik MOLL nous sert une Charlotte RAMPLING grandiose dans le rôle de la croqueuse d'hommes à face de spectre venant jeter le trouble dans la vie bien rangée du couple formé par Alain et Bénédicte. Un prénom qui sent la religiosité confite à plein nez alors que leur libido refoulée s'appelle comme par hasard Alice qui commence par envoyer à la figure de son mari (André DUSSOLLIER) un verre de "Saint-Joseph" (^^) à la figure lors d'un dîner d'anthologie à la Claude CHABROL avant de s'offrir à Alain en lui susurrant qu'il peut "tout lui faire". La métaphore du petit rongeur venu du froid bouchant la tuyauterie prend tout son sens.
Hélas, "Lemming" contrairement à "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000) ne parvient pas à remplir toutes ses promesses. Après un début en fanfare, le film s'avère moins convaincant dans sa deuxième partie. En effet Alice disparaît trop tôt physiquement et Charlotte GAINSBOURG qui incarne Bénédicte ne parvient pas tout à fait à nous faire croire qu'elle est "possédée" par son fantôme, même s'il s'agit vraisemblablement des hallucinations et fantasmes de son mari. Il en va de même pour André DUSSOLLIER dont le personnage est dépourvu de ce grain de folie qui donne tout son sel à celui de son épouse. On ressent alors un flottement allant croissant, la scène de fin parachevant cette déception en donnant une explication rationnelle à tout ce que l'on vient de voir alors que le mot d'ordre est "retour à la normale".
* Etant originaire de Toulouse, j'ai deviné que la maison se situe dans un quartier de la ville et non en banlieue, plus précisément sur les hauteurs de la colline de Pech David qui offre une vue imprenable sur le reste de la ville et que l'on peut survoler aujourd'hui en Téléo (téléphérique faisant partie de l'offre de transport en commun de Toulouse).
Dominik MOLL a une filmographie en dents de scie. Avec "La Nuit du 12", film à petit budget qui a rencontré un succès-surprise en salles avant de s'imposer aux César, il signe son grand retour, plus de vingt ans après "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000). Les deux films ont en commun leur inquiétante étrangeté au sens freudien du terme, c'est à dire une menace qui surgit là où on ne l'attend pas, du quotidien le plus familier et le plus banal et qui prend l'allure de l'inconscient refoulé, qu'il soit individuel comme dans "Harry un ami qui vous veut du bien" (2000) ou collectif comme dans "La Nuit du 12". Et ils ont également en commun une structure circulaire avec un début et une fin qui se répondent. Si le meurtre figurant au centre de l'intrigue de "La Nuit du 12" reste irrésolu (ce qui nous est annoncé d'emblée, désamorçant les attentes du spectateur à ce niveau-là et lui signifiant que les enjeux sont peut-être ailleurs), le fait est que Yohan, le capitaine de la P.J. chargé de l'enquête (Bastien BOUILLON) parvient à sortir de la boucle obsessionnelle dans laquelle il tourne en rond comme un poisson dans son bocal depuis la première image du film. A la nuit succède le jour, à la piste succède le col qu'il lui faut gravir en pédalant rageusement. Symboliquement, le cercle est brisé parce qu'une issue a quand même été trouvée.
En effet le film nous montre deux cercles. D'une part, la ronde formée par les anciens amants de la victime comme autant de déclinaisons possible du même problème fondamental: celui de l'incapacité de ces jeunes hommes à éprouver la moindre émotion à l'égard de la victime qui fait de chacun d'eux un coupable potentiel même s'il n'existe pas de preuve à même de les confondre. La plupart ont eu une relation opportuniste avec la jeune femme, perçue comme une récréation entre deux plages avec leur copine officielle, tous sont immatures et égocentriques, certains sont en prime jaloux et violents. Des primates sans coeur et sans cervelle. L'ensemble forme un portrait assez terrifiant de la masculinité toxique. Face à eux, un autre cercle, celui de la brigade criminelle de la P.J. elle aussi entièrement masculine, capable elle de réflexion et d'émotions mais tout aussi bourrée de préjugés du moins jusqu'à la dernière demi-heure du film qui se déroule trois ans après le meurtre. Le collègue de Yohan (Bouli LANNERS) ayant été muté pour faute professionnelle, il a été remplacé par Nadia (Mouna SOUALEM que j'avais trouvé formidable dans "Oussekine") (2022) qui souligne justement que les meurtriers sont majoritairement des hommes et ceux qui enquêtent aussi. Quelle place reste-il alors aux femmes? Peut-être celle de l'espoir de faire enfin un jour bouger les choses. C'est le sens du personnage de juge d'instruction joué par la trop rare Anouk GRINBERG qui parvient à débloquer les fonds dont la brigade manque cruellement pour reprendre l'enquête, aidant ainsi Yohan à s'échapper de sa prison mentale. C'est dans sa dialectique entre précision documentaire et échappées dans l'inconscient (les flashs sur le lieu du crime et le corps carbonisé) que le film trouve aussi sa force.
Thriller bien foutu en forme de puzzle dont on reconstitue peu à peu les divers morceaux sans baisse de rythme jusqu'à la fin. Mais outre que le procédé n'a rien de novateur, l'intrigue est invraisemblable à force de coïncidences forcées à gros traits et surtout il s'agit d'un film se complaisant dans une atmosphère malsaine et mortifère. Tous les personnages ont pour point commun d'être de grands solitaires masochistes à force de tordre le cou vers un fac-similé d'amour qui s'appelle le miroir aux alouettes. Mais comme (je cite le film) "l'amour, c'est donner ce qu'on a pas", il est remplacé par l'argent et se transforme en exploitation économique ou en transaction financière. Une vision très sombre des rapports humains, nourrie par les inégalités sociales et géographiques. C'est par exemple une grande bourgeoise d'âge mûr (Valeria BRUNI-TEDESCHI) qui s'offre une jeune serveuse (Nadia TERESZKIEWICZ) le temps d'une escapade mais lorsque celle-ci a le malheur de s'attacher, elle l'arrose de billets pour s'en débarrasser. C'est cette assistante sociale (Laure CALAMY) victime du syndrome de l'infirmière qui croit réchauffer par ses étreintes le paysan rustre qu'elle aide (Damien BONNARD) alors que celui-ci ne rêve que d'étreindre le cadavre bien froid d'un substitut de sa mère. C'est le mari de l'assistante sociale (Denis MÉNOCHET) qui sous couvert de comptabilité tchate avec une superbe "Amandine", laquelle s'appelle en réalité Armand, vit à Abidjan et utilise un faux profil (celui de la jeune serveuse) pour lui soutirer de l'argent. Armand espère ainsi reconquérir la mère de sa fille, laquelle a fait le choix de la sécurité financière en se maquant avec un blanc, lequel s'avère lié aux autres personnages et la ramène bien sûr au point de départ c'est à dire dans le Causse Méjean. La boucle est parfaitement bouclée avec au passage plusieurs coeurs brisés, un suicide et un meurtre. Bref un film maîtrisé mais plombant avec sa mauvaise conscience de riche blanc qui croit devoir expier ses privilèges en s'accablant de tous les maux de la terre.
C'est en regardant "l'Ami américain" de Wim Wenders que j'ai repensé à "Harry, un ami qui vous veut du bien" de Dominik Moll. Et pour cause, les deux films ont une origine commune qui se nomme Patricia Highsmith. "L'Ami américain" s'inspire de deux de ses romans et Dominik Moll avoue avoir été très influencé par "L'inconnu du Nord-Express". Ce qui évidemment souligne le caractère très hichcockien de son film, une vraie pépite du cinéma français, hélas trop avare de ce genre de thriller psychanalytique. Le titre fait penser à "Mais qui a tué Harry?", les plans de la maison ont des relents de "Psychose" tout comme l'œil qui espionne par le trou de la serrure, Le nom de Harry, Ballesteros est très proche de celui de Manny Balestrero, le personnage principal du "Faux Coupable" etc.
Ce qui rapproche également le film de Moll et celui de Wenders, c'est le concept de double (selon Freud) ou encore d'ombre de la personnalité (selon Jung). Une partie refoulée de la personnalité d'un personnage apparemment sans histoire mais en réalité miné par la frustration surgit comme par magie dans le monde réel et bouleverse sa vie. Celle-ci devient plus excitante mais aussi plus dangereuse, jalonnée de crimes. Dans "Harry, un ami qui vous veut du bien", Michel (Laurent Lucas) est entravé dans son accomplissement personnel par la présence envahissante de ses parents, la jalousie de son frère, sa vie de famille qui le "bouffe" et les soucis d'argent. Harry (Sergi Lopez), son inconscient se matérialise dans les toilettes (une des nombreuses allusions à "Shining" de Kubrick, une autre des grandes références du film de Moll), non pour lui suggérer -du moins dans un premier temps- d'assassiner sa femme et ses filles mais pour lui parler de ses talents d'écrivain. Talents bien enfouis au fond d'un vieux carton oublié et laissés en friche depuis des années. Plus le film avance, plus on jubile de voir les désirs refoulés de Michel jaillir à la surface et briser la fragile barrière du moi et de la "normalité". Une pièce symbolise le basculement progressif de Michel dans une autre dimension: la salle de bains dans laquelle il se retranche pour reprendre l'écriture. Sa couleur rose qui contraste violemment avec le reste de la maison fait penser à l'intérieur d'un cerveau. On peut y voir l'influence de Lynch et également de Kubrick (la fin de "2001, l'Odyssée de l'espace".)
La remontée à la surface de ce qui est enfoui a toujours un aspect ambivalent et "Harry, un ami qui vous veut du bien" ne fait pas exception à la règle. Harry est un tueur (altruiste certes mais cela ne change rien au caractère mortifère de son personnage) mais c'est aussi une bête de sexe pleine aux as. Sa remontée à la surface permet à Michel de se reconnecter à sa libido et à sa créativité en berne, de retrouver sa puissance personnelle perdue pour aller de l'avant (l'œuf étant le symbole de ce renouveau). L'enjeu est cependant d'empêcher cette pulsion vitale de se transformer en pulsion autodestructrice en la renvoyant à temps dans les tréfonds du subconscient (bien au fond du puisard enfin rebouché).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.