"Le Héros sacrilège" est une oeuvre particulière dans la filmographie de Kenji MIZOGUCHI. D'abord parce qu'il s'agit de son second (et dernier) film en couleur après "L Impératrice Yang Kwei Fei" (1955). Ensuite parce qu'il s'agit d'un film à grand spectacle avec des scènes d'action que n'aurait pas renié Akira KUROSAWA. La raison est qu'il s'agit d'une adaptation, celle du roman historique de Eiji Yoshikawa, "Shin heike monogatari" qui raconte la montée en puissance des samouraï dans un contexte politique de luttes de pouvoir entre nobles et moines au sein du Japon féodal du XII° siècle. Au sein de ce genre assez étranger à l'univers de Kenji MIZOGUCHI, celui-ci parvient tout de même à en faire une oeuvre personnelle que j'ai trouvé très moderne. En effet l'histoire se focalise sur un jeune homme, le fameux "héros sacrilège" élevé dans un clan de samouraï mais à l'origine incertaine (sa mère étant une courtisane, il ne sait s'il est le fils d'un empereur, d'un moine ou de son père adoptif samouraï) qui se construit en rupture avec l'ordre ancien fondé sur les superstitions et les privilèges de caste. Kiyomori n'accepte pas (à juste titre) l'injustice dont est victime son père adoptif, Tadamori qui n'est pas récompensé pour ses bons et loyaux services en raison de l'opposition de la cour qui craint de perdre ses privilèges. Avec l'aide d'une famille de nobles désargentés "félone" dont il épouse la fille, Kiyomori va donc briser le "plafond de verre" qui empêche sa famille de s'élever et décider en toute liberté qui il est et avec qui il veut être. Si une fois n'est pas coutume, c'est un garçon qui est le héros du film, les femmes occupent une position loin d'être négligeable dans l'histoire que ce soit la mère indigne de Kiyomori, odieuse certes dans ses préjugés de caste et son indifférence à ses enfants mais qui démontre elle aussi son indépendance de caractère en prenant son destin en main ou bien Tokiko, la fille du noble sans le sou qui travaille de ses mains en teignant et en tissant. A ce contenu très riche s'ajoute la beauté formelle du film, sa mise en scène parfaite que ce soit dans les scènes intimistes ou dans celles de groupe avec de nombreux figurants et un usage splendide de la couleur qui exacerbe les sentiments.
Grâce à la sortie du coffret Capricci de 8 films de Kenji MIZOGUCHI début novembre, "Une femme dont on parle" est désormais disponible en DVD en France. Réalisé la même année que deux de ses chefs d'œuvre, "L Intendant Sanshô" (1954) et "Les Amants crucifiés" (1954), "Une femme dont on parle" est plus modeste et moins dramatique. Il n'en est pas moins d'une grande acuité d'observation. L'histoire a pour théâtre une maison de geishas, univers typique des films de Kenji MIZOGUCHI centrés sur l'oppression de la femme japonaise par le système patriarcal doublée d'une inégalité économique et sociale. Les geishas sont pour la plupart des filles de paysans venus en ville pour faire vivre leur famille et se tuent (littéralement) au travail. Leurs clients sont montrés sous leur jour le plus pathétique, des patrons et des salarymen mariés pour la plupart qui lorsqu'ils arrivent sur les lieux ont déjà fait la tournée des bars et sont complètement ivres. Les portraits masculins de façon plus générale sont très négatifs. Quant ce ne sont pas des clients venus tirer au sort leur partenaire pour la nuit, ce sont des voyous bagarreurs, des snobs plein de préjugés sur les femmes liées de près ou de loin aux "lieux de plaisir" ou encore des lâches incapables d'avoir une ligne de conduite digne de ce nom. C'est ainsi que le personnage masculin principal, le docteur Kenji Matoba qui a une relation avec la patronne, Hatsuko et lui a fait de vagues promesses se retrouve à courtiser sa fille Yukiko, une étudiante venue se ressourcer après une tentative de suicide à Tokyo suite à une déception sentimentale. Bien que le triangle amoureux relève davantage de la comédie que du drame (la scène où la mère surprend les amoureux sans être vue est presque vaudevillesque), les conséquences elles sont implacables. En mettant à genoux l'homme qui l'a trompée avec une paire de ciseaux pointée sur lui, Yukiko renverse les rapports de force du moins symboliquement. Elle choisit alors d'épauler sa mère et ses employées alors que son éducation à l'occidentale lui avait fait prendre tout d'abord en horreur leur métier dont tout nous rappelle le caractère aliénant, des surcadrages permanents aux costumes qui engoncent et aux geta (socques) juchées sur d'énormes dents en bois qui gênent la marche comme deux boulets aux pieds. Passage à l'âge adulte? Renoncement aux idéaux et acceptation de la réalité? Une conclusion bien pessimiste en tout cas.
Film admirable (et injustement méconnu) de Kenji MIZOGUCHI, "Les musiciens de Gion" (titre français sans queue ni tête) démontre d'une manière implacable comment le métier de Geisha a été dévoyé et avili par les rapports de force économiques à l'œuvre dans la société patriarcale japonaise de l'après seconde guerre mondiale. Car si les occidentaux confondent allègrement la Geisha et la prostituée (confusion née de la fréquentation par les GI des bars à hôtesses au lendemain de la guerre et entretenue par les prostituées japonaises elles-mêmes), c'est aussi en raison de la vulnérabilité économique et sociale de la femme japonaise non mariée, et particulièrement de la Geisha. Artistes de haut niveau fournissant des prestations d'accompagnement et de divertissement pour la clientèle huppée lors de soirées privées, ces femmes incarnant la beauté et l'art à l'état pur excite les convoitises de leurs clients, masculins forcément puisque le pouvoir de l'argent est de leur côté. Le tout avec la complicité d'une mère maquerelle propriétaire d'une maison de thé qui a le pouvoir de blacklister quiconque ne se soumet pas aux désirs et aux caprices de cette élite dirigeante. Kenji MIZOGUCHI qui dénonce inlassablement de film en film l'injustice faite aux femmes, dépeint dans celui-ci la relation bouleversante qui s'établit entre une Geisha confirmée, Miyoharu et son apprentie (Maiko en japonais), Eiko. Les désillusions de la seconde qui découvre l'étendue du piège dans lequel elle est tombée (et de l'hypocrisie sociale japonaise) font écho à la triste résignation de la première qui apparaît "cassée" par le système patriarcal (dont Kenji MIZOGUCHI donne de beaux exemples de lâcheté ou de concupiscence). La mise en scène épouse la sensation d'enfermement et d'oppression permanente dont elles sont victimes. Le caractère rebelle d'Eiko et celui plus soumis de Miyoharu font écho à un autre film de Mizoguchi réalisé 17 ans auparavant "Les Soeurs de Gion" (1936) (Gion est le quartier des plaisirs de Kyoto où officient encore les Geishas de nos jours). A ceci près que Miyoharu et Eiko n'ont aucun lien de sang et que leur sororité est liée à leur dilemme moral commun: se résoudre à accepter de se prostituer pour vivre ("seules celles qui savent se vendre réussissent") ou conserver leur intégrité morale et être réduites à la misère.
"Miss Oyu" est un film assez méconnu de Kenji MIZOGUCHI qui démontre comment la rigidité sociale extrême de la société japonaise de l'ère Meiji débouche sur une situation tordue et inextricable de ménage à trois sur fond de sexualité réprimée. La méprise de départ (Shinnosuké tombe amoureux de celle qu'il croit être sa promise mais c'est la petite sœur de celle-ci qu'on lui destine) précipite le trio dans un mode de relation infernal ou chacun épouse un rôle qui ne correspond pas à ce qu'il désire vraiment. Shinnosuké épouse Shizu parce qu'il ne peut pas avoir Oyu qui selon les codes patriarcaux en vigueur dans la société japonaise appartient à sa belle-famille qui lui interdit de se remarier pour se consacrer à l'éducation du fils qu'elle a eu avec son mari défunt. Oyu travaille au mariage de Shizu et Shinnosuké pour pouvoir maintenir un lien avec ce dernier. Et Shizu, sans doute la plus névrosée des trois accepte de se sacrifier par amour pour sa grande sœur dont elle veut le bonheur, du moins c'est ce qu'elle prétend. Elle conclut une sorte de mariage blanc avec Shinnosuké qui se résigne à l'accepter et va jusqu'à encourager l'adultère entre sa sœur et son mari. Son comportement franchement masochiste conduit à se demander si son refus de la consommation du mariage avec Shinnosuké ne relève pas d'une sorte d'interdit incestueux du fait qu'elle le considère comme l'époux de sa sœur (et que cette sœur ressemble davantage à une mère qu'à une sœur). Il y a en effet en elle une peur de la sexualité, un refus de grandir qui rend son comportement quelque peu infantile. Elle est écrasée, littéralement par Oyu qui est celle qui attire tous les regards alors qu'elle reste dans l'ombre. Et elle s'interdit tellement de la dépasser qu'elle préfère mourir, en reconnaissant d'ailleurs qu'enfiler le costume de Oyu est bien trop lourd à porter. Si Shizu et Shinnosuké partagent une même résignation, un même masochisme, une répression du désir qui les attire vers la mort (par l'engloutissement, la noyade étant un motif récurrent de Kenji MIZOGUCHI), Oyu ne se comporte quant à elle pas en victime. En dépit du fait qu'elle ne puisse vivre selon ses désirs, elle dispose d'un espace de libre-arbitre bien à elle que personne ne peut lui ravir, c'est son don pour la musique. Les récitals de koto qu'elle donne révèlent que l'art est sa force et son refuge. Pas étonnant que ce soit elle qui soit la seule capable d'élever la descendance de Shizu et Shinnosuké.
Ajoutons que cette intrigue mélodramatique est complètement transcendée par la finesse de la mise en scène de Kenji MIZOGUCHI. La beauté de ses plans fait penser à des estampes et la disposition des personnages dans l'espace et leurs postures sont souvent plus parlantes que les mots échangés.
Basé sur une légende chinoise, "L'Impératrice Yang Kwei-Fei" est le premier film en couleurs de Kenji Mizoguchi. Le résultat est d'un raffinement extrême. Comme dans son film précédent "Les Amants crucifiés", Kenji Mizoguchi oppose deux groupes de personnes: ceux qui n'aspirent qu'à la beauté, au bonheur et à l'amour le plus pur comme l'empereur et Yang Kwei-Fei et ceux qui ne pensent qu'à les exploiter et les manipuler pour leurs ambitions personnelles. L'empereur est montré comme un esthète et un romantique. Inconsolable après la mort de son épouse, il se réfugie dans la contemplation des beautés éphémères de la nature dont il cherche à traduire l'émotion en jouant du luth. Mais il est sans cesse interrompu par ses ministres qui cherchent à le ramener sur terre et au présent en lui rappelant ses devoirs et en lui présentant des femmes. Mais peine perdue. S'il finit par faire de Yang Kwei-Fei sa nouvelle épouse (ou concubine, on ne sait pas trop ce que recouvre le terme de "plus haute dame"), c'est parce qu'elle ressemble à la femme qu'il a perdue. Une veine morbido-érotique très hitchcockienne (j'avais déjà fait le rapprochement entre les deux cinéastes pour "Les Amants crucifiés"). Celle-ci, d'origine modeste, a été promue par un général aux dents longues (tellement longues d'ailleurs qu'il projette d'être calife à la place du calife) et a parfaitement conscience de n'être qu'un jouet entre ses mains (un peu comme une Ruy Blas au féminin d'autant qu'elle va être obligée de se mêler de politique ce qui la perdra). Elle s'avère être l'âme sœur de l'empereur envers lequel elle éprouve une grande tendresse (les deux acteurs, Machiko Kiyo, une habituée des films de Kenji Mizoguchi et Masayuki Mori formaient déjà un couple dans "Rashomon" de Akira Kurosawa). Tous deux vont voler de beaux moments de liberté, notamment en partant se fondre dans la foule lors d'une sublime scène de fête populaire où lui joue du luth pendant qu'elle danse dans une harmonie totale. Mais bien entendu, ils vont être rattrapés par les agissements sordides de leurs entourages respectifs. Pendant que la famille de Yang Kwei-Fei se vautre dans le luxe, suscitant la colère du peuple, le général, furieux de ne pas avoir obtenu ce qu'il espérait fomente un complot destiné à renverser le régime. Finalement Yang Kwei-Fei décide de se sacrifier pour sauver l'empereur, faisant face avec beaucoup de dignité à son destin. Son exécution est un modèle de mise en scène épurée et pudique, jouant sur le hors-champ avec la caméra qui filme le sol jonché peu à peu des oripeaux de richesse dont elle se délivre avant que l'on voit le bas de sa robe s'élever lorsqu'elle se pend*. Mais comme dans "Les Amants crucifiés", l'amour s'avère plus fort que la mort, les âmes délivrées des deux amoureux communiant dans une insouciance rieuse qu'elles n'ont jamais pu connaître de leur vivant.
* Il y a un plan assez comparable dans "Les Amants crucifiés", épuré et pudique ou avec une simple barque arrimée au rivage, des traces de pas sur le sol menant à une hutte située sur la droite, Kenji Mizoguchi suggère le passage à l'acte de Mohei et de O'San, non celui qui était prévu au départ (la mort) mais celui qui est advenu par le biais d'une simple confession (la petite mort).
Un très grand Kenji MIZOGUCHI dont les deux dimensions sont si intriquées qu'elles s'éclairent l'une l'autre. D'une part une féroce satire sociale avec la description d'un Japon féodal pourri jusqu'à la moëlle par l'argent et les normes sociales rigides, de l'autre une folle échappée romantico-mystique qui semble sans issue mais qui permet aux deux protagonistes de se libérer de toutes leurs entraves et de découvrir la joie jusqu'au seuil de la mort. Cela peut paraître paradoxal mais cela ne l'est pas du tout. Leur parcours fictionnel fait penser à celui, bien réel d'Etty Hillesum qui en tant que juive persécutée et déportée par les nazis a été témoin et victime des pires horreurs et pourtant c'est dans cette souffrance qu'elle a découvert la joie au travers d'un parcours spirituel qui lui a fait considérer la souffrance comme une simple circonstance, une quantité négligeable. Or ce sont les mêmes mots que l'on trouve dans l'analyse de la page Wikipédia consacrée à la fin du film de Kenji MIZOGUCHI: "Ils rayonnent de joie quand ils sont conduits au supplice (…) car à l'intérieur d'eux, il n'y a que de l'amour et à l'extérieur des circonstances inessentielles." Ce rayonnement intérieur, cette force spirituelle, cette vie intérieure place ceux qui l'émettent hors de portée des persécuteurs et constitue une formidable force de résistance à l'oppression.
Pourtant au début du film, Mohei l'employé modèle servile et O-San, l'épouse soumise du grand imprimeur du Palais impérial étaient à des années lumières de toute idée de rébellion. La première partie du film les décrit comme de bons petits soldats du système, tellement aliénés qu'ils ne s'en rendent même pas compte et ont épousé les idées de leurs oppresseurs. Ainsi lorsqu'au bout de un quart d'heure de film on assiste à une première scène de crucifixion, Mohei l'approuve en émettant des jugements moralisateurs. Pourtant quelque chose ne tourne pas rond dans leurs vies respectives. Mohei est malade (c'est un signe qui ne trompe pas!) et O-San est triste et accablée. On découvre très vite que, comme beaucoup d'héroïnes de Kenji MIZOGUCHI, elle a été vendue par ses parents à un homme beaucoup plus âgé pour qu'il éponge leurs dettes en échange de leur particule de noblesse. Elle continue à payer cette transaction sordide quand son frère irresponsable et feignant vient lui demander de l'argent alors que son mari s'avère être un grippe-sou de la pire espèce. Elle se tourne naturellement vers Mohei qui lui promet de parvenir à trouver l'argent dont elle a besoin, déclenchant un engrenage à base de quiproquos (presque comiques, le film oscille en effet souvent entre comédie et tragédie) qui va les pousser elle et lui à prendre la fuite presque à leur corps défendant (du moins au début) alors que le mari Ishun va payer son avarice originelle au prix fort. Le plus drôle, c'est qu'en la soupçonnant d'adultère et en lui étant infidèle alors qu'elle n'a alors même pas conscience de son insatisfaction en tant qu'épouse et encore moins du fait qu'il peut exister autre chose, il la pousse dans les bras de Mohei, lequel met beaucoup de temps également à se débarrasser de son complexe d'infériorité, de ses peurs vis à vis de la sexualité et des injonctions au sacrifice qui frappent tous ceux qui sont soupçonnés de "déshonorer" leur famille. C'est ainsi que la scène phare du lac, annonciatrice de mort chez Kenji MIZOGUCHI se mue en grande scène d'amour, Mohei conjurant le double suicide avec l'aveu de son désir auquel répond immédiatement O-San avec une passion qui les embrasera tous les deux. C'est à partir de ce moment là que plus personne n'aura plus la moindre emprise sur eux, leur couple transgressif étant désormais impossible à dissocier (en dépit de la volonté du mari qui espère les retrouver et les séparer morts ou vifs, en dépit des injonctions des parents). On pense encore à Alfred HITCHCOCK et à ses enchaînés devant ces corps entremêlés qui s'aimantent tellement que Mohei ne parvient pas à rester plus de quelques secondes loin de O-San lorsqu'elle l'appelle alors même qu'il a essayé de s'enfuir pour qu'elle ait une chance de s'en sortir. Alors même si l'ordre social l'emporte à la fin, on jubile de voir la maison-prison de l'imprimeur bâtie sur des bases pourries s'effondrer et les badauds se demander d'où peut venir l'expression de béatitude qui illumine les visages de ceux que l'on va crucifier.
"La Vie d'O'Haru, femme galante" est le film qui révéla Kenji MIZOGUCHI en occident et lui valut le lion d'argent au festival de Venise en 1952, quatre ans seulement avant sa mort. Il faut dire que le cinéma japonais commençait à peine à être découvert hors de l'archipel puisque le film de Kenji MIZOGUCHI n'était que le deuxième à obtenir un tel degré de reconnaissance (le premier, "Rashômon" (1950) de Akira KUROSAWA avait reçu le lion d'or seulement l'année précédente). Si les deux films ont pour point commun de posséder une intrigue se déroulant dans le Japon féodal (contrairement à Yasujiro OZU et Mikio NARUSE qui situent les leurs dans le Japon contemporain et qui furent découverts bien plus tard), Akira KUROSAWA est le grand peintre du samouraï alors que Kenji MIZOGUCHI est le grand cinéaste de la condition féminine japonaise avec un thème récurrent, celui de la prostituée. Kenji MIZOGUCHI avait assisté à la vente de sa soeur à une maison de geishas par leur père et était un client régulier des lieux de plaisir. Il avait donc des liens particuliers avec le milieu.
"La Vie d'O'Haru, femme galante" est une authentique tragédie. On y assiste à un long flashback durant lequel l'héroïne se souvient des événements qui l'ont amené à se prostituer. Contrairement aux idées reçues, ce n'est ni pour des raisons morales (O'Haru a des principes auxquels elle est forcée de renoncer les uns après les autres sous le poids des contraintes qui pèsent sur elle) ni sociales (elle est issue de la noblesse). Deux facteurs expliquent sa progressive déchéance: le système social japonais patriarcal et ultra rigide et une malchance qui transforme son destin en véritable fatalité. Le point de départ de son chemin de croix est sa brève aventure avec un homme de basse condition (joué par l'acteur fétiche de Akira KUROSAWA, Toshiro MIFUNE) qu'elle aime et dont elle est aimée. Mais il est interdit de suivre son coeur et ses désirs et O'Haru paiera sa "faute" toute sa vie. Chassée du palais impérial avec ses parents, elle est vendue plusieurs fois par son père et endosse différents rôles plus humiliants les uns que les autres: mère porteuse pour un daimyo dont l'épouse est stérile, apprentie-geisha, prostituée à son compte, mendiante. Entre ces différents stades de déchéance, elle trouve des emplois plus gratifiants comme employée d'un drapier, apprentie-nonne et épouse d'un commerçant mais rien de tout cela ne dure bien longtemps. S'il y a un fil directeur dans la vie de O'Haru, c'est bien l'exil, l'exclusion et la solitude. Elle ne parvient jamais à trouver sa place, étant systématiquement chassée des fonctions qu'elle occupe, soit parce qu'elle est rattrapée par son passé soit parce qu'elle ne sait pas "rester à sa place" et dérange ceux qui l'emploient. Son destin révèle la profonde hypocrisie du système japonais qui l'exploite comme objet sexuel et mère porteuse tout en rejetant sur elle l'entière responsabilité de sa déchéance et en la chassant au nom de "l'honneur de la maison" qu'elle souillerait de sa présence. Les quelques hommes qui s'attachent à elle sont soit eux-mêmes victimes du système hiérarchique impitoyable, soit frappés par le malheur.
Cette destinée tragique est cependant exempte de tout pathos. C'est lié à la mise en scène très esthétique de Kenji MIZOGUCHI notamment la composition de ses cadres et ses travellings ainsi qu'au jeu retenu de Kinuyo TANAKA qui incarne l'héroïne aussi bien à 20 qu'à 60 ans (alors qu'elle avait la quarantaine à l'époque). Les conventions du théâtre japonais transposées au cinéma donnent au film un caractère épuré et presque abstrait, instaurant une distance avec le spectateur alors même que les événements dépeints s'apparentent à du réalisme social. Une des séquences du film est reprise quasi à l'identique dans "Le Voyage de Chihiro" (2001) de Hayao MIYAZAKI. Il s'agit de la séquence où un client déverse des monceaux d'or sur le sol de la maison de geishas où est employée O'Haru provoquant une ruée du personnel sur les pièces répandues au sol et une servilité confinant au ridicule jusqu'à ce que cet or s'avère être de la fausse monnaie. Une manière de dénoncer l'argent corrupteur, considéré comme un fléau social au même titre que l'honneur, la hiérarchie et le patriarcat.
"L'intendant Sansho" est une œuvre aussi belle que profonde et émouvante. Deux visions du monde et deux systèmes de valeurs s'y opposent. D'un côté, le Japon féodal fondé sur l'exploitation des faibles par les forts et où le crime le plus terrible est la désobéissance aux supérieurs. Une société fondée sur la verticalité symbolisée par l'impitoyable intendant Sansho (Eitarô SHINDO), mielleux avec les puissants, cruel avec tous les autres. De l'autre, les valeurs humanistes issues du bouddhisme portées par le gouverneur Taira Masauji (Masao Shimizu) défenseur des opprimés et qui enseigne à son fils de 13 ans Zushio (Masahiko TSUGAWA) que "un homme sans pitié n'est pas un être humain". Mais est-il possible de rester humain lorsqu'on est en proie aux pires avanies, aux plus grands malheurs? Oui répond Kenji MIZOGUCHI et en grand cinéaste des femmes, il célèbre une fois de plus leur courage, leur fidélité, leur force, leur solidarité et leur compassion dans l'adversité. Si Zushio une fois adulte (Yoshiaki Hanayagi) rétablit la justice dans sa province en faisant libérer les esclaves et retrouve sa mère Tamaki (Kinuyo TANAKA) exilée dans l'île de Sado, il le doit à sa sœur Anju (Kyôko KAGAWA) qui contrairement à lui est restée fidèle à leur père et s'est sacrifiée pour le sauver. Le film regorge de scènes magnifiques comme la séparation des enfants et de leur mère ou le suicide d'Anju (mainte fois repris dans des œuvres japonaises ultérieures) mais l'une de celles qui m'a le plus remuée est celle où Zushio et Anju préparent un abri pour une esclave que ses maîtres veulent abandonner dans la montagne et qui leur a servi de mère de substitution. Par sa seule mise en scène, Kenji MIZOGUCHI fait monter l'émotion en reproduisant les mêmes gestes et les mêmes cadrages qu'au début du film lorsque Zushio et Anju enfants fabriquaient une cabane pour les abriter avec leur mère. C'est cette scène qui permet à Zushio victime du syndrome de Stockholm (il a embrassé la cause de ses bourreaux et renié l'héritage de son père) de se reconnecter à son enfance et par là même, à son humanité perdue. Il est intéressant de constater également que si Taro (Akitake Kono), le fils de Sansho est profondément révulsé par les actes de son père, il choisit de se retirer du monde en devenant moine alors que Zushio choisit d'agir en tant que gouverneur pour humaniser le monde.
Le triste sort des femmes au Japon est le sujet de prédilection de Kenji MIZOGUCHI. Pour ce qui fut son dernier film, il dresse le portrait magistral de cinq prostituées du quartier de Yoshiwara à Tokyo (le "quartier de la lumière rouge" du titre en VO, celui de la VF introduisant un jugement de valeur étranger à la pensée de Kenji MIZOGUCHI) à la fin des années 50. Ironiquement surnommé "Le Rêve", le bordel où travaillent ces femmes est un microcosme entrepreneurial à travers le lequel il explore les ravages de cette variante de l'exploitation marchande de l'être humain par son semblable que sont les relations tarifées entre les femmes et les hommes. Le tout dans un remarquable style néo-réaliste quasi documentaire alors que les décors ont dû être reconstitués en studio, les patrons des maisons closes refusant d'ouvrir leurs portes aux caméras. Mais Kenji MIZOGUCHI n'en a pas besoin car étant un client régulier de ces lieux, et sa sœur, une ancienne victime, il les connaît par cœur.
Le film aborde toutes les facettes du problème que constituait la prostitution au Japon en 1956 et qui selon Kenji MIZOGUCHI ne peut être réglé par une loi l'interdisant (en débat au moment du tournage du film qui l'évoque en arrière-plan et adoptée un peu plus tard):
- La misère et l'absence d'un Etat-providence protégeant les citoyens des aléas de la vie. Hanaé (Michiyo KOGURE) est contrainte à la prostitution pour faire vivre son foyer composé d'un mari tuberculeux et d'un enfant en bas âge. Yorie (comme la sœur de Kenji MIZOGUCHI) est vendue à une maison de geishas pour rembourser des dettes ou comme moyen de subsister pour une famille rurale très pauvre. Yumeko qui est veuve a dû se prostituer pour élever son fils.
- L'attrait de l'argent facile. Yorie veut s'en sortir par le mariage ou un métier honnête mais elle déchante quand elle découvre qu'au sein du mariage la femme n'est qu'une esclave domestique et que le travail honnête ne rapporte pas assez pour couvrir les goûts de luxe qu'elle a contracté au contact du monde de la prostitution.
- Le patriarcat oppresseur et la pression sociale aliénante. Mickey (Machiko KYÔ) surnommée ainsi parce qu'elle est l'ancienne maîtresse d'un G.I., s'est révoltée contre son père, un homme d'affaires entretenant de nombreuses maîtresses mais qui s'est vite remarié après la mort de sa femme. Il veut également ramener Mickey dans le droit chemin, non parce qu'il l'aime mais parce que pour lui, rien n'est plus important que la réputation de sa famille et que le métier de Mickey pourrait empêcher sa sœur de faire un beau mariage et son frère une excellente carrière. On comprend pourquoi de toutes les filles, Mickey est la plus cynique et la plus lucide. Même si elle est endettée jusqu'au cou et que les patrons du bordel l'exploitent sous couvert de paternalisme (on rappelle bien dans le film que les filles ne touchent que 40% des gains).
C'est la combinaison de tous ces facteurs qui explique que Yasumi (Ayako WAKAO) soit la seule des cinq filles à parvenir à se sortir du monde de la prostitution. Elle est en effet avare, manipulatrice et sans scrupules, utilisant des moyens crapuleux pour parvenir à ses fins. De quoi définitivement éteindre le "Rêve".
En dépit de scènes psychologiquement difficiles, le film est dénué de tout pathos. Il est plutôt trempé dans une colère froide, clinique, que soulignent tous les plans où l'on voit ces femmes dont Mizoguchi nous a dévoilé l'intimité jetées en pature dans la rue, contraintes de s'avilir en racolant lourdement et vulgairement les passants. C'est toute l'humanité qui en ressort salie et amoindrie. Une colère soulignée également par la musique dodécaphonique dissonante de Toshiro Mayuzumi.
"Les sœurs de Gion" réalisé en 1936 appartient à la période naturaliste de Kenji MIZOGUCHI et devait faire partie d'une trilogie qui ne vit jamais le jour (cependant il forme un diptyque avec le film réalisé juste avant, "L'Elégie d'Osaka"). Dans sa jeunesse, Kenji MIZOGUCHI avait dévoré la littérature sociale européenne du XIX° (Zola, Maupassant, Tolstoï) et développé une conscience sociale aigue, nourrie par son enfance dans des quartiers pauvres de Tokyo où sévissait alors la misère et la prostitution.
Mais surtout, les "sœurs de Gion" est comme beaucoup d'autres œuvres du cinéaste une critique de l'oppression dont sont victimes les femmes. Kenji MIZOGUCHI est un grand cinéaste de la condition féminine. Bien que situé dans le contexte culturel et historique du Japon, le féminisme de Kenji MIZOGUCHI est universel et intemporel. Cette sensibilité lui est venue elle aussi de son enfance misérable sous la férule d'un père violent. Un événement l'a particulièrement marqué: la vente à une maison de geishas de sa sœur Suzu après la faillite du commerce paternel. "Les soeurs de Gion" montre comment l'argent pervertit les liens affectifs et détruit la famille. La première séquence montre justement la vente aux enchères des biens de Furusawa (Benkei SHIGANOYA), un marchand qui a fait faillite et qui fuit femme et enfant (laquelle lui reproche d'avoir dilapidé sa dot) pour une maison de geishas de troisième catégorie c'est à dire plus proches de la prostituée que de l'artiste.* Tout est dit en quelques minutes de la vénalité des rapports humains, de la lâcheté des hommes et de la sujétion économique des femmes.
Le simple fait que le film soit centré sur deux soeurs et que les hommes ne soient que des satellites en fait toujours à l'heure actuelle une oeuvre moderne, voire avant-gardiste. Face aux hommes qui détiennent le pouvoir économique, elles adoptent deux stratégies opposées qui elles aussi sont toujours d'actualité. Umekichi la soeur aînée (Yôko UMEMURA) adopte une stratégie de soumission. Elle espère à force de dévouement que son protecteur quittera son épouse pour elle. Combien de femmes se laissent encore aujourd'hui malmener dans l'espoir qu'un homme va enfin les aimer? Omocha la soeur cadette (Isuzu YAMADA) est en revanche une rebelle qui veut se venger des hommes en les séduisant et les manipulant. Mais aucune de ces stratégie ne s'avère payante. Umekichi est abusée et abandonnée et Omocha doit subir la terrible vengeance de l'homme qu'elle a floué parce qu'il est plus fort qu'elle et qu'il peut l'écraser comme un insecte.
* Une geisha aujourd'hui désigne une jeune artiste japonaise qui anime des soirées privées pour VIP à l'aide de son savoir-faire dans les arts traditionnels. Mais autrefois la distinction entre ces artistes-hôtesses et les prostituées n'étaient pas si claire. Toutes vivaient dans les mêmes quartiers de plaisir (Gion, quartier traditionnel de Kyoto est aujourd'hui l'un des derniers bastions de geishas), participaient aux mêmes soirées et les prostituées se faisaient appeler "geishas" pour redorer leur blason auprès de la clientèle et ainsi augmenter leur prix.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.