Comme nombre de grands classiques de la littérature populaire, "Les quatre filles du docteur March" a été adapté de nombreuses fois au cinéma mais aussi à la télévision. Ma génération, celle qui a grandi avec la Cinq se souvient du générique de la série de la Nippon Animation chanté par Claude LOMBARD "Toutes pour une, une pour toutes". Mais la BBC a également sa version en mini-série de trois épisodes réalisée un an avant le film de Greta GERWIG. Pas de stars dans les rôles principaux, hormis la fille de deux célébrités* dans le rôle de Jo (à quand son "Marcello Mio"?) (2023) mais un casting particulièrement relevé pour les rôles secondaires. Emily WATSON dans le rôle de Mary March, Michael GAMBON dans celui de James Laurence, le grand-père de Laurie (pour rappel, c'est lui qui interprète Dumbledore dans la saga Harry Potter à partir de "Harry Potter et le prisonnier d'Azkaban") (2004) et enfin dans le rôle de la tante March, Angela LANSBURY dans son dernier rôle où elle s'avère aussi drôle qu'émouvante. La série est comme la plupart des adaptations de la BBC particulièrement soignée, très fidèle au roman de Louisa May Alcott mais avec une touche de finesse psychologique en plus dispensée ici et là autour des "démons intérieurs" que chaque soeur doit tenter de surmonter comme l'impulsivité, la colère, la coquetterie ou la timidité. Jo y écrase en effet moins ses soeurs que dans d'autres adaptations. S'il est difficile de développer un personnage aussi conventionnel que celui de Meg, la scénariste Heidi THOMAS s'appuie beaucoup sur les caractères antinomiques de Beth et d'Amy qui représentent également deux facettes de la personnalité de Jo. Elle partage avec la première un lourd sentiment d'inadaptation au monde étriqué promis aux femmes du XIX° siècle alors qu'elle est en rivalité avec la seconde à qui tout semble mieux réussir qu'à elle, que ce soit au niveau artistique ou relationnel.
* Maya HAWKE est la fille de Uma THURMAN et Ethan HAWKE.
La dernière version (en date) du célèbre roman de Louisa May Alcott, déjà portée de multiples fois à l'écran est aussi l'une des plus réussies. Rien de révolutionnaire, la réalisatrice reste fidèle au roman d'origine y compris dans certaines de ses valeurs surannées dont on pourrait maintenant je pense se passer (les oeuvres de charité dévolues aux femmes par exemple, le sens du sacrifice utilisé comme moyen d'édification et la mort doloriste de Beth qui en résulte comme si cette pauvre fille n'avait de place qu'au cimetière. Mais c'est normal puisqu'elle incarne la sainteté qui n'est pas humaine). Néanmoins, il y a une belle vivacité dans le jeu des acteurs et des actrices qui secoue un peu l'aspect corseté de la société dans laquelle les personnages vivent. Le scénario qui fonctionne par flashbacks réagence intelligemment le roman de façon à éviter les redondances ou à créer un système d'échos entre le premier (l'adolescence) et le second volume du roman original ("le docteur March marie ses filles" alias trois mariages et un enterrement). Mais l'aspect que j'ai trouvé le plus intéressant c'est la mise en abyme du travail d'écrivain de Jo comme étant celui de l'auteure du roman qui n'a jamais caché que son héroïne était un double d'elle-même (et celle-ci devient également une projection de Greta GERWIG). Lorsque Jo est amenée à raconter sa véritable histoire plutôt que de s'évader dans des intrigues fantaisistes, elle se décrit comme une indécrottable célibataire qui refuse les propositions de mariage et souhaite rester vieille fille (ce qu'a été Louisa May Alcott). Mais son éditeur l'oblige à modifier la fin pour que le roman soit "bankable". Et Jo (et à travers elle Louisa et Greta) de souligner alors combien le mariage n'est qu'une opération financière et d'exiger logiquement en échange de cette concession l'intégralité des droits d'auteur (négociation qui a réellement eu lieu entre Louisa May Alcott et son éditeur). Jo reste donc célibataire comme l'aurait voulu son auteure et est même montrée comme légèrement queer avec ses faux airs de Virginia Woolf. Un petit coup de griffe bien senti, tout comme celui d'Amy à propos de ceux (et non de celles) qui jugent la qualité des oeuvres d'art et en écartent presque systématiquement celles qui sont réalisées par des femmes.
Depuis les origines du cinéma, on compte au moins une version cinématographique ou télévisuelle des "Quatre filles du docteur March" par génération. Celle de Gillian ARMSTRONG qui date des années 90 était la plus récente du moins au cinéma jusqu'à la nouvelle adaptation de Greta GERWIG attendue pour janvier 2020. On peut souligner qu'il s'agit dans les deux cas de versions réalisées par des femmes ce qui est la moindre des choses avec un roman écrit par une femme sur des femmes (Le titre en VO est d'ailleurs "Little Women"). S'il a fallu attendre si longtemps, c'est que la transposition s'est effectuée dans une forme d'art longtemps monopolisée par les hommes. Comme le dit la regrettée pionnière Agnès VARDA dans "Visages, villages (2017)", "Une femme pour 78 hommes [dans la réalisation au cinéma], c'est à peu près la proportion, oui". La "grande" littérature a elle aussi été longtemps accaparée par les hommes contrairement à la littérature dite "de genre/de gare" considérée comme moins prestigieuse qui a laissé plus de place aux femmes que ce soit par exemple le roman champêtre (George Sand), le roman policier (Agatha Christie, Patricia Highsmith, Elizabeth George, Fred Vargas, Mary Higgins Clark etc.), le romantisme gothique/horrifique (Daphné du Maurier) ou encore la littérature jeunesse (Enid Blyton, la Comtesse de Ségur, JK Rowling, Frances Hodgson Burnett etc.) genre dans lequel s'est également illustré Louisa May Alcott. La version de Gillian ARMSTRONG atténue au maximum les aspects les plus obsolètes du roman (la morale judéo-chrétienne béni oui oui) pour mettre le plus possible en valeur ce qu'il a de définitivement et d'inaltérablement moderne: la quête d'identité et de reconnaissance de jeunes filles qui veulent vivre, penser et se définir par elles-mêmes. Jo est bien évidemment la figure de proue de ce féminisme combatif avant la lettre. Double de l'auteur, elle se heurte à un monde de l'édition masculin qui veut la cantonner aux magazines féminins ou aux sous-genres pré cités. Ce rôle en or est bien servi par la fougue de Winona RYDER et face à elle, les personnages masculins sont particulièrement bien écrits. Laurie (Christian BALE qui l'interprète comme un jeune blanc-bec) est englué dans les conventions propres à son milieu et débite des platitudes sentimentales ce qui donne au refus de Jo tout son relief. Ce qu'elle refuse, c'est justement une vie dictée par les conventions. A l'inverse le professeur Bhaer joué de façon remarquable par Gabriel BYRNE est pétri d'humanité et il fait tout pour que Jo se réalise, quitte à s'effacer du paysage. C'est d'ailleurs cette attitude humble qui touche le cœur de Jo. Il faut dire qu'à l'inverse de Laurie, Bhaer n'est pas un héritier, il est même sans le sou ce qui le complexe. C'est Jo qui est l'héritière d'une maison qu'elle veut transformer en école et qui lui propose un travail à ses côtés en même temps que le mariage. Une approche très moderne! Les 3 autres personnages féminins sont en revanche moins bien mis en valeur. Meg l'aînée (Trini ALVARADO) est des quatre filles la plus formatée socialement et donc la moins intéressante. C'est la seule qui n'a d'ailleurs pas de violon d'Ingres. Il est donc logique qu'elle soit un peu sacrifiée, comme dans les autres versions. Claire DANES dans le rôle de Beth joue avec beaucoup de sensibilité mais son physique de belle plante s'accorde mal avec l'aspect souffreteux du personnage qui disparaît faute de trouver sa place dans le monde. Enfin Amy jeune est formidablement interprétée par Kirsten DUNST mais comme celle-ci n'avait que 12 ans au moment du tournage, elle est remplacée pour la deuxième partie de l'histoire par Samantha MATHIS qui n'a pas le même charisme.
"Les Quatre filles du docteur March" a quasiment droit à une nouvelle adaptation pour le cinéma ou la télévision à chaque génération depuis un siècle. Celle de Mervyn LeROY qui date de 1949 est la troisième après celle de Harley KNOLES en 1918 et celle très célèbre de George CUKOR en 1933 avec Katharine HEPBURN dans le rôle de Jo. La version de Mervyn LeROY est très fidèle au roman de Louisa May Alcott mais elle est alourdie par des conventions surannées (les costumes empesés et surchargés, le tournage en studio, l'aspect moralisateur de l'histoire avec sa sanctification des valeurs de la famille, de la patrie, du courage et du sacrifice). Elle bénéficie heureusement d'un casting trois étoiles avec Janet LEIGH dans le rôle de Meg, June ALLYSON dans celui de Jo, Margaret O BRIEN dans celui de Beth et Elizabeth TAYLOR (blonde pour l'occasion!) dans celui d'Amy avec Mary ASTOR dans le rôle de la mère. Il est amusant de voir les deux bombes sexuelles que sont déjà Janet LEIGH et Elizabeth TAYLOR (âgées respectivement à l'époque de 22 et 17 ans) jouer les poupées de cire en robe à fanfreluche et boucles anglaises ^^. Celle qui tire le mieux son épingle du jeu est Margaret O BRIEN (la seule qui ait l'âge du rôle!), impressionnante de finesse et de sensibilité. Elle rend justice au personnage plutôt effacé de Beth que l'on découvre sous un autre jour car c'est la seule qui s'avère radicalement incapable de trouver sa place dans un monde aux perspectives étriquées ce qui la condamne. On comprend mieux à travers cette prestation la place privilégiée qu'elle possède dans le cœur de Jo, l'autre "vilain petit canard" de la famille bien que sous des dehors radicalement opposés à ceux de Beth (ce qui l'oblige tôt ou tard à rentrer dans le rang). Il y a une belle mélancolie qui traverse le personnage lorsqu'elle sort de son déni et accepte de faire le deuil de son enfance à jamais perdue.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.