Voilà un film qui n'existait dans ma mémoire que par sa formidable BO que, à l'image de "Arizona Dream" (1993), je n'ai cessé d'écouter en boucle. A cela s'ajoutait quelques images oxymoriques d'une mariée volant à l'intérieur d'une cave. Mais l'histoire, je l'avais complètement oubliée car je n'avais sans doute pas à l'époque compris les enjeux. "Underground" est une fresque historique de la Yougoslavie s'étirant sur plus d'un demi-siècle, de la seconde guerre mondiale jusqu'à la guerre de Bosnie (qui n'était pas terminée quand Emir KUSTURICA a tourné le film) par le biais d'un traitement allégorique, celui de la caverne platonicienne. En effet comme le titre l'indique, la majeure partie des personnages du film vivent confinés dans une cave pendant près de deux décennies, manipulés par un profiteur qui par intérêt personnel les maintient dans l'illusion que la seconde guerre mondiale n'est pas terminée. On pense à "Goodbye Lenin" (2001) qui repose sur un postulat semblable (un fils cache à sa mère alitée les changements historiques en cours en inventant un monde parallèle dans lequel le communisme ne se serait pas effondré) et plus près de nous à "Onoda, 10 000 nuits dans la jungle" (2021) où en vertu des ordres qui lui ont été donné et de son abandon par l'armée japonaise sur une île isolée, Onoda se persuade pendant trente ans que la guerre n'est pas finie. Cette manière de produire un récit uchronique à l'intérieur d'un récit historique est une évidente métaphore du cinéma créateur de fictions au coeur du monde réel. D'ailleurs à la manière d'un Robert ZEMECKIS, Emir KUSTURICA retouche les images d'archives pour y introduire ses personnages de fiction. La confusion entre les deux dimensions est telle que lorsque Blacky et son fils Jovan sortent enfin de la cave, ils tombent en plein tournage d'un film qui reconstitue leur histoire pendant la guerre mais croient qu'il s'agit de la réalité. Et d'une certaine manière, ils ont raison. Car l'imaginaire slave mis sous cloche durant un demi-siècle par la dictature communiste a rejoué sans cesse la même partition belliqueuse qui lui a tenu lieu d'identité. C'est encore le cas en Russie qui vit dans la nostalgie de l'URSS et des victoires contre le nazisme. Aussi l'image des partisans fabriquant de façon immuable des armes à la chaîne sur un atelier circulaire ou bien l'orchestre tzigane tournant sur lui-même comme une toupie illustre bien la folie autarcique s'étant emparé des peuples de l'est emmurés vivants et coupés de l'histoire en marche. Peuples qui une fois déconfinés retournent leur folie guerrière contre leurs semblables sous forme de règlements de comptes et de fractures religieuses, métaphoriquement illustrée par la dérive des continents. Mais le film-somme de Emir KUSTURICA se caractérise aussi par son caractère baroque, ses images oniriques (à l'exemple de la mariée qui vole ou qui nage au fond des eaux) et son rythme frénétique martelé par une fanfare tzigane qui est un personnage du film à part entière. Film paradoxal ayant existé en amont sous forme de pièce de théâtre (grâce à son unité de lieu) et en aval sous forme de mini-série (grâce à son caractère de fresque historique). Oeuvre définitivement hors-norme et quelque peu ogresque qui a valu à son réalisateur d'obtenir sa deuxième Palme d'or en 1995.
Je n'ai pas lu le livre de Daniel Pennac mais je pense le faire très prochainement (voire toute la saga) car ce qui m'a plu dans le film provient de l'intrigue, sombre et loufoque à la fois avec une petite touche surréaliste (la girafe dans le magasin) et des dialogues réjouissants. Depuis mon passage à Nice, je comprends mieux d'où vient le nom "Malaussène". Et j'aime beaucoup la référence à Emile Zola et à son "Bonheur des Dames" ainsi que son décor, celui de la Samaritaine, diablement cinématographique. Mais pour le reste, le film ne casse pas des briques: la réalisation qui se veut baroque est confuse (n'est pas Jean-Pierre Jeunet qui veut) et s'essouffle sur la durée en dépit de quelques moments comiques bien ajustés, les effets numériques sont un peu trop voyants même si les couleurs pop sont agréables à voir et l'interprétation est inégale. Le pire selon moi est le personnage de Louna et son actrice (Mélanie Bernier) au sourire figé qui est purement décorative. C'est d'ailleurs le problème de la grande profusion de personnages au mètre carré, il n'y a pas le temps de les approfondir, on les caractérise à gros traits et basta. Le duo Raphaël Personnaz avec son visage perpétuellement ahuri et la pétillante Bérénice Béjo s'en sortent plutôt bien, d'autres beaucoup moins (on a la plus grande peine à distinguer les agents de sécurité les uns des autres sauf celui joué par Kusturica et il en va de même avec les policiers). Enfin à trop vouloir divertir, le film relègue la violence en toile de fond ce qui le rend superficiel.
C'est la première fois que je revois "Chat noir, chat blanc" de Emir Kusturica, réalisateur incontournable des années 90, et c'est toujours aussi bien. Son talent se mesure au fait qu'en dépit du rythme endiablé du film, celui-ci reste toujours lisible grâce à une mise en scène profondément étudiée. Résultat, au lieu d'être accablé par l'hystérie ambiante, on est galvanisé par toute cette énergie dévorante que le réalisateur orchestre de main de maître. Entre musique frénétique, agitation burlesque et esthétique du joyeux chaos, le monde sans âge des tziganes des Balkans avec leurs installations de bric et de broc se mêle aux objets modernes "customisés" au milieu d'un ballet d'oies, de cochons dévoreurs de carcasses de Trabant (histoire de rappeler qu'on est dans un monde post-guerre froide) et d'un couple de chats antagonistes et inséparables à la fois (le vrai titre est "chatte noire, chat blanc", évidemment intraduisible tel quel). L'histoire sur fond de petits et de gros trafics mafieux d'une noce arrangée que les jeunes mariés sont bien décidés à déranger avec la complicité de papys faussement refroidis dans le grenier ^^ se transforme en vaste bouffonnerie avec des personnages qui semblent sortis d'une BD ou d'un cartoon: Ida* a l'allure d'Olive dans "Popeye", Zare avec son chapeau de paille fait penser à Tom Sawyer au bord d'un Danube qui pourrait être le Mississippi, la minuscule mais charmante Bubamara ("coccinelle") aux faux airs d'Elodie Bouchez se cache sous des souches d'arbre comme R2D2 et flashe sur Grga Veliki le géant, sans parler de l'inénarrable grand frère bling-bling de Bubamara accro à la techno et à la coke, "pitbull... terrier-ier-ier". Et tout ça est en plus une merveille pour les oreilles (les fanfares des BO de Kusturica sont mythiques) et pour les yeux (la scène d'amour dans les champs de tournesols par exemple).
* Branka Katić dans un rôle burlesque aux antipodes de celui qu'elle a joué peu de temps après dans "Warriors, l'impossible mission" sur la guerre de Bosnie (d'ailleurs tous les acteurs serbes y interprétaient des bosniaques et vice-versa).
La seule chose que j'avais retenu de ce film, c'était sa BO que j'avais énormément écouté à l'époque et que je connais par coeur. Mais le film en lui-même, je l'avais oublié et pour cause: le scénario, extrêmement faiblard est décousu et répétitif et les personnages sont parfaitement creux. D'ailleurs ils se ressemblent tous. Les jeunes sont des losers paumés assez pathétiques quand ils ne sont pas carrément suicidaires alors que leurs parents qui se comportent en grands enfants vivent dans le déni de leur âge en transgressant les barrières générationnelles. Elaine (Faye DUNAWAY) croque les jeunots pendant que Leo (Jerry LEWIS) épouse une jeune fille qui a le presque le même âge que son neveu, Axel (Johnny DEPP) qui est aussi l'amant d'Elaine, au grand dam de sa belle-fille, Grace (Lili TAYLOR) qui se consume de désespoir pour cet homme qu'elle ne peut pas avoir. Emir KUSTURICA superpose maladroitement leurs rêves (s'envoler, s'évader) avec ceux qui ont fondé la civilisation des USA (la Cadillac, le western, le voyage lunaire et bien sûr le cinéma qui est abondamment cité, de "Autant en emporte le vent" (1938) à "La Mort aux trousses" (1959), "Le Parrain, 2e partie" (1974) et "Raging Bull") (1980). Tout cela fonctionne en autarcie sans guère de lien avec la réalité (le métaphore du ballon est assez explicite) et ne mène nulle part sinon à la mort. Même les quelques effets spéciaux paraissent datés. Bref c'est l'exemple d'un film qui a marqué son époque mais qui avec le temps a révélé sa vacuité.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.