Orange mécanique, les rouages de la violence
Benoît Felici, Elisa Mantin (2023)
Arte consacre une série de documentaires aux grands romans qui ont fait scandale à leur sortie, soit parce qu'ils ont été l'objet de malentendus voire de contresens, soit parce qu'ils étaient en avance sur leur époque. Comme "Lolita" de Nabokov, autre roman incompris (et adapté au cinéma par Stanley KUBRICK), "Orange mécanique" est un roman "extralucide" qui s'avère aujourd'hui d'une brûlante actualité. Hélas, il a voyagé dans le temps avec le contresens tenace consistant à y voir une apologie du crime. Contresens qui pour mémoire (le documentaire ne l'évoque pas) avait conduit à la censure du film jusqu'à la mort de Stanley KUBRICK. Un contresens largement basé sur une vision tronquée de l'oeuvre. Que ce soit le livre ou le film, c'est la première partie, celle des exactions de Alex et de sa bande qui absorbe la lumière alors que la suite montre la violence infiniment plus grande qu'exerce l'Etat vis à vis des individus déviants. Une occultation significative puisqu'elle permet aux sécuritaires d'instrumentaliser l'oeuvre (par exemple dans "La France Orange Mécanique") pour réclamer d'un Etat supposé laxiste davantage de mesures coercitives. Or nous dit Anthony Burgess dont le catholicisme irrigue philosophiquement le livre, qu'est ce qu'un individu privé de la liberté de choisir sinon un être privé d'humanité?
Le documentaire se penche sur l'histoire personnelle de l'auteur marquée par plusieurs drames (dont une agression sur son épouse qui fait écho à celle de l'écrivain dans "Orange Mécanique" et ce d'autant plus que cet écrivain est en train de rédiger le roman que l'on est en train de lire, une redoutable mise en abyme) mais aussi sur le contexte socio-culturel du Royaume-Uni des années cinquante et soixante marqué par l'acculturation américaine et la fin de l'Empire colonial. Une crise existentielle qui a favorisé la montée en puissance d'une jeunesse rebelle et nihiliste avec la formation de gangs violents, le tout attisé par la consommation de drogues. Une énergie créative retournée en pulsion destructrice, voilà comment Anthony Burgess définit Alex et sa bande qui n'incarne pas seulement la jeunesse britannique. Le fameux argot "nadsat" étant une manière d'effacer le rideau de fer ou plutôt de le déplacer d'une frontière géopolitique vers une frontière générationnelle, Anthony Burgess ayant remarqué lors d'un séjour en URSS que le mal-être de la jeunesse était tout aussi important à l'est qu'à l'ouest. Mais la plus grande préoccupation de Burgess et ce qui rend son oeuvre intemporelle est son profond humanisme. Le documentaire se penche sur un manuscrit inachevé retrouvé récemment, "A Clockwork Condition", dans lequel Burgess livre son inquiétude sur le monde à venir. Un monde "freak control" où le mécanique (dont fait partie le conditionnement pavlovien ayant servi de modèle au programme Ludovico) réussirait à dompter l'organique. Avec à la clé certes, la disparition du "mal" mais aussi du "bien", l'un n'allant pas sans l'autre et l'être humain ne l'étant que parce qu'il est doté de la capacité de choisir. En inhibant le mal chez Alex, le programme étouffe également le bien en lui, son potentiel artistique lié à son amour de la musique. Cette réflexion n'est pas très éloignée de celle du géographe François Terrasson qui montrait dans ses livres sur la civilisation anti-nature que l'homme occidental détruisait tout ce qu'il ne pouvait contrôler et que son idéal était un monde minéral et non un monde vivant. Il suffit de regarder l'allure de nos métropoles avec leurs alignements de tours de verre et d'acier pour comprendre ce que cela signifie. Burgess était tout simplement visionnaire.