A l'origine du Navigator il y eut le Buford. Ce paquebot joua un sombre rôle lors de la première crise de paranoïa anticommuniste et xénophobe que traversèrent les USA en 1919. 250 étrangers furent arrêtés lors des Palmers Raids et expédiés sur le Buford jusqu'en Finlande. Le maître d'œuvre de cette opération n'était autre que John Egard Hoover le futur patron du FBI.
C'est pour un usage bien différent qu'il fut ensuite loué par Buster Keaton qui le rebaptisa le Navigator et ainsi lui redonna son "innocence". Il transforma en effet le navire en gigantesque terrain de jeu pour son nouveau film qui fut son plus grand succès avec le "Mécano de la Général" tourné deux ans plus tard.
Tout dans ce film suggère le point de vue enfantin des protagonistes. Rollo (Buster KEATON) est un jeune homme très riche dont les premières séquences nous offrent une satire de son mode de vie oisif. Comme un petit enfant, il n'a pas la moindre autonomie. Un domestique lui sert son déjeuner, un autre lui prépare ses habits et son chauffeur le conduit pour traverser la rue (c'est peut-être une coïncidence mais cette séquence fait penser à celle où dans "Toy Story 2" (1999) Al prend sa voiture pour traverser la route qui sépare son domicile de son magasin de jouets). Sa demande en mariage est puérile puisqu'il en a eu le désir en voyant un couple de mariés dans la rue (comme les enfants qui voient un beau jouet et exigent le même). Sa "fiancée" (Kathryn McGUIRE) est une fille à papa gâtée issue du même monde.
Tous deux se retrouvent (d'une manière un peu invraisemblable d'ailleurs) à bord d'un paquebot désert à la dérive. Conçu pour 500 personnes, l'échelle du navire est démesurée par rapport à eux ce qui entretient le lien avec l'enfance. Par exemple la plupart des ustensiles de cuisine sont beaucoup trop grands et ces deux enfants gâtés qui ne savent rien faire de leurs 10 doigts multiplient les bourdes (celle du café à l'eau salée rappelle un peu le thé à la craie des "Malheurs de Sophie"). Peu à peu, ils vont s'adapter à leur nouvelle vie et trouver d'ingénieuses solutions à leurs problèmes. La machinerie qui permet de faire les déjeuners est une extension de celle du court-métrage "L Épouvantail" (1920) où Buster KEATON expérimentait déjà d'ingénieux systèmes de cordes et de poulies pour faciliter la plupart des tâches ménagères de la maison. Il est probable que Robert ZEMECKIS s'en est inspiré pour les machines à petit-déjeuner de "Retour vers le futur" (1985) et Retour vers le futur III" (1990).
Et puis d'autre part, le couple habite le bateau comme s'il s'agissait d'un parc d'attractions, suscitant tantôt du plaisir et tantôt de la peur, une ambivalence typique de l'enfance. Côté plaisir il y a les courses-poursuites chrorégraphiées utilisant toutes les possibilités horizontales et verticales offertes par l'espace du bateau un peu comme une sorte de parcours aventure avant la lettre, les déguisements, les pétards, le mini-canon, le jeu de cartes et le plus spectaculaire, l'attaque des cannibales qui fait penser à un assaut de château-fort. Côté peur, le bateau prend la nuit un caractère de manoir hanté avec des fantômes invisibles qui ouvrent les portes des cabines (une illusion d'optique très réussie), font apparaître un visage grimaçant par le hublot et entendre des voix sinistres. Pas étonnant que Rollo et sa dulcinée finissent par faire leur nid dans le ventre du navire, bien à l'abri dans la salle des machines.
Il y a enfin dans ce film de très beaux moments de poésie liés à l'émotion amoureuse (le désir dont l'ombre s'affiche sur le mur, la cabine du sous-marin qui chavire à 360° lorsque ce désir se concrétise) qui rappellent que ces enfants sont aussi à la frontière de l'âge adulte et que leur périple à bord du Navigator les a aidés à grandir.
"Malec champion de tir" est le premier film que Buster Keaton a lui-même réalisé, du moins officiellement. En réalité, il avait prêté main-forte anonymement à certaines des réalisations de son ami Roscoe Arbuckle comme "Fatty chez lui" en 1917. "The High Sign" (en VO) est son premier film en solo. Comme il n'en était pas pleinement satisfait, il n'est cependant sorti qu'un an plus tard après six autres courts-métrages alors qu'il venait d'avoir son accident sur le tournage de "Frigo à l'Electric Hôtel".
Les réticences de Keaton peuvent s'expliquer par le fait que ce court-métrage est une sorte d'essai de l'oeuvre à venir, forcément imparfait quoique déjà de très bon niveau. "The High Sign" possède un rythme trépidant dès son ouverture sur les chapeaux de roues, et par la suite celui-ci ne faiblit jamais. Il est aussi d'une grande inventivité dans les gags. La course-poursuite finale dans la maison remplie de trappes est un grand moment qui met en lumière son sens de l'espace et de la chorégraphie ainsi que ses talents d'ingénieur tout comme la machine qu'il met au point pour faire croire aux gens qu'il est un grand tireur.
Néanmoins il manque incontestablement à "The High Sign" la profondeur métaphysique de ses meilleurs films. Comme Keaton était d'une grande exigeance, il jugeait les gags trop "faciles". Et son personnage n'avait pas encore acquis ses caractéristiques définitives. Dans ce film, il est une sorte de cousin du vagabond de Chaplin ("venu de nulle part, il n'allait nulle part et échoua quelque part") qui cherche avant tout à survivre en recourant au système D. Par conséquent, il n'hésite pas à voler (un journal, un pistolet) et à rouler les gens dans la farine avec sa machine à tirer. Une amoralité incompatible avec l'idée que Keaton se faisait de son personnage, honnête, travailleur et encaissant avec un stoïcisme à toute épreuve les pires épreuves.
Film vertigineux que "Sherlock Junior" à cause du nombre ahurissant de niveaux de réalités emboîtées les unes dans les autres grâce au pouvoir du cinéma. Il y a de quoi perdre pied et c'est d'ailleurs exactement ce qui arrive au héros.
Psychologiquement d'abord. Keaton est un petit projectionniste de cinéma sans le sou. Logiquement à force de (se) passer des films, il a des rêves de grandeurs et s'imagine en super détective. Cela le rend vulnérable, aveugle et passif comme le montre la séquence où il est accusé d'avoir volé la montre. Au lieu de combattre son malhonnête rival, il le fuit en se plongeant dans un livre puis en s'endormant lors de la projection. Si bien que la résolution de l'énigme du vol dans le monde réel n'est pas le fait de Keaton mais de sa fiancée. Amusant renversement des stéréotypes sexués où le rêveur passif est masculin et celui qui agit, féminin.
Là où les choses deviennent bien plus complexes, c'est quand la projection onirique de Keaton entre dans le film en train d'être projeté. Un film qui se transforme sous l'influence de son activité onirique en double de ce qu'il vient de vivre (mais avec un tout autre scénario). La mise en abime est vertigineuse. Le réel c'est nous, spectateurs en train de regarder le film réalisé et joué par Keaton. Il y a ensuite un premier niveau de représentation, celui d'un homme qui rêve devant un écran projetant un film dans le film que nous regardons. Et au final, un deuxième niveau de représentation qui est le "film" de son rêve et qui finit par se confondre avec le premier niveau. La perte de repère devient alors visuelle.
Le passage du premier au deuxième niveau se fait par une série de situations d'entre deux qui ouvre un abîme de réflexions dont Keaton donne une traduction visuelle éblouissante. Le film projeté sur l'écran est une représentation certes, mais qui a sa propre réalité objective. Les conditions de sa projection, l'ambiance de la salle mais aussi le film lui-même sont autant d'éléments sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir. Il nous est impossible par exemple de modifier l'intrigue, même si elle prend une direction qui nous déplaît. Il est donc logique qu'en tant que miroir réflexif, le film dans le film résiste d'abord à la projection onirique de Keaton et le rejette comme un corps étranger. Avant que l'on assiste à cette séquence ahurissante où les deux entités tentent de s'ajuster l'une à l'autre avec des changements de plans nécessitant de la part de la projection du personnage joué par Keaton des capacités d'adaptations exceptionnelles (et du vrai Keaton des talents de monteur pour faire les raccords d'un plan à l'autre).
La fin du film revient à une situation "simplement" dualiste avec le réveil du personnage qui tente de calquer ses agissements sur ce qu'il voit sur l'écran. Les plans en champ-contrechamp et l'effet cadre dans le cadre suggèrent très bien cet effet miroir. Jusqu'à ce que l'illusion soit brisée lors d'une de ces chutes fulgurantes dont Keaton a le secret. Une chute à plusieurs niveaux car ce qui vole en éclat, c'est aussi l'illusion romantique qui masque la réalité de la vie de couple. chute à plusieurs niveaux car ce qui vole en éclat, c'est aussi l'illusion romantique qui masque la réalité de la vie de couple. ne chute à plusieurs niveaux car ce qui vole en éclat, c'est aussi l'illusion romantique qui masque la réalité de la vie de couple. Une chute là aussi à plusieurs niveaux car c'est aussi l'illusion romantique qui masque la réalité de la vie de couple qui vole en éclat. Une chute là aussi à plusieurs niveaux car c'est aussi l'illusion romantique qui masque la réalité de la vie de couple qui vole en é
Un court-métrage scindé en deux parties. La première relève du pur génie et nous montre une maison condensée dans une seule pièce grâce à des systèmes ingénieux, fonctionnels et parfaitement rationnalisés. Chaque objet a un double emploi: la table est aussi un cadre, la bibliothèque cache un garde-manger et le gramophone un fourneau, le bureau contient un évier, la baignoire se transforme en canapé-lit, l'autre lit faisant aussi office de piano. De nombreux objets nécessaire aux repas descendent du plafond attachés à des ficelles, la corbeille à pain va et vient le long d'un rail. De plus il s'agit d'une maison écologique où l'on pratique le recyclage des déchets avec quatre-vingt ans d'avance. Les restes sont versés dans l'auge des porcelets et les eaux usées deviennent une mare aux canards.
La deuxième partie qui se déroule à l'extérieur de la maison n'atteint pas ce niveau de créativité, elle est beaucoup plus classique avec des rivalités amoureuses entraînant des chutes, acrobaties, déguisements, gifles et coups de pied aux fesses et enfin courses-poursuite (celle de Keaton et du "chien enragé" est toutefois très enlevée et drôle, ledit chien appartenant en réalité à Roscoe Arbuckle) .
Au vu de l'aspect décousu et passablement perché de ce court-métrage on peut légitimement se demander quel genre de substance avait fumé Buster Keaton. Ou plutôt bue, l'eau étant l'élément prédominant du film en dépit de la présence des autres éléments (l'air avec le voyage en ballon, la terre sur laquelle Buster Keaton chute lourdement et le feu qui brûle le fond de son embarcation). Cependant quand on y regarde de plus près, l'histoire fait sens.
La première partie du film se situe en ville, dans une fête foraîne où Keaton essaye vaguement de dragouiller les jupons qui passent à sa portée en profitant notamment des situations d'intimité permises par les attractions (une maison hantée, une promenade en barque sous un tunnel). Comme il ne fait qu'accumuler les rateaux, il s'éloigne un peu pour prendre du recul et se retrouve à la faveur d'un concours de circonstances perché au sommet d'une mongolfière qui l'entraîne au coeur de la montagne. Dans cet environnement sauvage, Keaton se ressource en faisant preuve d'inventivité pour dompter les éléments et se nourrir. Néanmoins le résultat manque d'efficacité car Keaton n'a pas trop l'esprit pratique. Heureusement pour lui, il est sauvé de la noyade par une jeune campeuse (Phyllis Haver, une des "bathing beauty" de Mack Sennett). Après s'être quelque peu frités, les deux adeptes du camping sauvage flashent et finissent dans le même bateau, planant au-dessus de la cascade qui les auraient engloutis si le fameux ballon ne s'y retrouvait pas accroché. Une très belle fin poétique et surréaliste en forme de septième ciel.
"The Frozen North" est un court-métrage qui a perdu une partie de sa saveur de nos jours, sauf si l'on se replonge dans le contexte de sa réalisation. Le personnage de Keaton est une parodie de l'acteur de western William S. Hart qui était à l'époque une célébrité. Keaton l'avait pris pour cible car il avait été un des plus virulents à accuser Roscoe Arbuckle (ami et ancien partenaire de Keaton) de mauvaises mœurs dans l'affaire qui brisa sa carrière alors qu'il ne le connaissait même pas. D'autre part Keaton apparaît un bref instant aux yeux de la belle qu'il convoite déguisé Karamzin, faux comte russe mais vrai Don Juan dans "Folies de femmes" d'Erich Von Stroheim sorti en 1922 et qui avait fait scandale.
Même sans avoir ces références en tête, le film reste très agréable à voir de par son côté surréaliste et ses nombreuses trouvailles (je recommande particulièrement les guitares-raquettes et l'hélice montée à l'envers qui fait partir le véhicule en arrière). Le choix d'un milieu sauvage est un bon moyen de libérer les pulsions refoulées. Le personnage de Keaton est un cow-boy sans foi ni loi (logique au vu de celui qui l'a inspiré), voleur, roublard et assassin. Son comportement avec les femmes est primaire et brutal, il prend celle qui lui plaît après avoir neutralisé le mari et jette celle qui ne lui plaît plus comme une vieille chaussette.
Un western burlesque et politique très réussi. Sur le plan de l'efficacité comique, "Malec chez les indiens" (plus connu aujourd'hui sous le titre "Buster chez les indiens") n'est peut-être pas le meilleur court-métrage de Keaton mais il comporte des scènes de cascades vraiment impressionnantes ainsi que des gags très drôles. Mais surtout il résonne de façon très actuelle sur le plan politique. En effet il s'agit d'un film engagé pro-indien (ce qui contredit au passage l'opinion communément admise selon laquelle ce type de film serait apparu dans les années cinquante). Le film s'ouvre sur une scène pas du tout comique qui analyse les procédés crapuleux par lesquels une compagnie pétrolière s'empare du titre de propriété des terres sur lesquelles vivent les indiens. Preuve que les capitalistes sont insatiables, ce sont aujourd'hui les réserves indiennes qui sont menacées par le passage d'oléoducs géants. On voit bien où mène le processus: à leur disparition pure et simple.
« The Boat » est l’un des courts-métrages qui exprime le mieux la philosophie de vie de Keaton. Il y a une proximité certaine avec « One Week ». Que ce soit en couple ou en famille, la construction d’un foyer s’avère une succession d’échecs et de pertes. La malchance, la maladresse, l’adversité, les aléas naturels, tout concourt à la destruction du pôle de stabilité que Keaton tente de créer. Comme « One Week », « The Boat » fait référence à l’esprit pionnier et sa contradiction entre la sédentarité et le voyage. Résultat, la maison comme le bateau se transforment en toupies folles. Auparavant, chaque tentative pour « enfoncer le clou » débouche sur une catastrophe de plus. Le bateau sort de son cocon en détruisant la maison, sa mise à l’eau provoque le naufrage de la voiture et du bateau lui-même, la famille ne peut jamais se livrer à ses activités dans la cale sans que celle-ci ne se mette sans dessus dessous ni la décorer sans provoquer une voie d’eau. Même le canot de sauvetage (le dernier vestige de la maison et du bateau) finit au fond de l’eau. La fin est ambivalente. La famille naufragée est saine et sauve mais doit tout recommencer à zéro sur une terre inconnue.
Même si ce court-métrage est un peu anecdotique dans la filmographie de Buster Keaton, il ne manque pas d'intérêt. Cela commence par un mélange des diplômes qui est une source de comique subversif. Car à l'origine, ceux-ci avait été attribués selon les stéréotypes classiques: au lunaire, la botanique, à la fille la manucure et la coiffure et au type "sérieux", l'ingénierie électrique. C'est le lunaire (Buster Keaton) qui hérite donc du fameux diplôme d'ingénieur et qui va électrifier la maison du doyen de façon poétique, ludique et avant-gardiste. Pour l'aspect avant-gardiste il y a l'escalator et le lave-vaisselle, pour l'aspect ludique le petit train qui apporte les plats et le billard électrique ou encore le le balconing (se jeter dans la piscine depuis un balcon même si dans le film ce n'est pas volontaire). Mais comme souvent chez Keaton, la réalité (ou plutôt l'ordre social dominant) reprend ses droits et Keaton finit rejeté dans le réseau d'égouts comme un déchet.
C'est dans ce court-métrage que Keaton se cassa une jambe et dut arrêter tout tournage pendant quatre mois. La scène où il se casse la jambe dans l'escalator est présente dans le film.
Bien que Buster Keaton ait puisé l'idée de ce court-métrage chez Georges Méliès et son "Homme-orchestre", "The Playhouse" (en VO) est un trésor d'inventivité. Keaton explore les multiples facettes des faux-semblants, différentes façons de dupliquer, de démultiplier, d'imbriquer, de renvoyer en miroir. Il y a le porte-monnaie accordéon par lequel s'ouvre le film, métaphore des miroirs qui se réfléchissent à l'infini. Il y a la séquence où Buster Keaton à l'aide d'un trucage (la double exposition) joue tous les rôles au sein d'un théâtre: musiciens, acteurs, chef d'orchestre, machiniste, public (hommes, femmes, enfants), se démultipliant entre deux et neuf fois sur la même image, n'hésitant pas à se donner la réplique pour parfaire l'illusion. Il y a celle où il semble se réveiller d'un rêve de théâtre… sauf que le lit est encore sur une scène de théâtre. Il y a la scène des jumelles fondée sur la symétrie et le jeu de miroirs. Il y a l'extraordinaire scène où Buster Keaton mime un singe qui singe les hommes. Il y a la scène des zouaves qui jouent aux poupées gigognes avant que l'aquarium de la sirène ne se déverse, inondant le théâtre et parachevant la confusion générale.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.