Renié par son réalisateur, Jean GREMILLON, Dainah la metisse" (1931) est un film qui a été amputé d'une quarantaine de minutes par la société de production Gaumont ce qui l'a transformé en moyen-métrage elliptique (forcément!) mais au contenu assez fascinant. Les inévitables lacunes narratives sont compensées par une atmosphère onirique et une mise en scène hypnotique qui épouse la géométrie du navire où se déroule l'histoire. Et les personnages sont pour le moins atypiques, surtout pour un film réalisé au début des années 30, âge d'or du colonialisme. Pour mémoire en 1931, la France organisait une exposition au bois de Vincennes glorifiant son Empire surnommé "la plus grande France". Or le film comme son titre l'indique a pour héroïne une jeune femme métisse (Laurence CLAVIUS) qui flirte avec les passagers du paquebot de luxe où ils voyagent en direction de Nouméa. Le tout sous l'oeil envieux de quelques commères frustrées et d'un mari magicien quelque peu délaissé. Comme dans "Green Book" (2018), les repères sont inversés. Smith, le mari de Dainah (Habib BENGLIA), est un homme noir extrêmement distingué et fortuné alors qu'elle devient la cible d'un mécanicien blanc fruste, Michaux (Charles VANEL) qui tente d'abuser d'elle. Le désir est donc central dans un film qui invite pour reprendre l'expression de Rimbaud à un dérèglement de tous les sens et de toutes les normes. Une des scènes les plus marquantes est celle du bal masqué à bord du navire où tous les convives bourgeois portent des masques particulièrement disgracieux et où le visage de Dainah est recouvert par une grille, comme celui d'Hannibel Lecter sans doute parce qu'elle est un "met de choix" qu'il faut la préserver des regards concupiscents, à moins que ce ne soit le contraire. En tout cas, le résultat est incontestablement subversif ce qui explique sans doute le charcutage en règle qu'a subi le film à sa sortie. Film qui entre en résonance avec le cinéma fantastique d'un Georges FRANJU ou d'un David LYNCH sans oublier "Eyes wide shut" (1999) de Stanley KUBRICK.
Dans le monde tel qu'il nous a été transmis par la culture populaire, "c'est pas l'homme qui prend la mer, c'est la mer qui prend l'homme" pendant que sa femme l'attend patiemment et passivement à terre, tenaillée par l'angoisse qu'il ne revienne jamais. Et l'air est un équivalent de la mer lors des premières décennies de l'aviation où les disparus en vol côtoient les disparus en mer à l'image de Antoine de Saint-Exupéry. Pourtant, la conquête de l'air se conjugue également au féminin et des noms d'aviatrices (tous cités dans "Le ciel est à vous") commencent à devenir célèbres aux côtés de ceux de Lindbergh ou Mermoz comme Adrienne Bolland, Hélène Boucher ou Maryse Bastié. Mais c'est une femme "ordinaire" que dépeint "Le ciel est à vous", l'épouse d'un garagiste tout ce qu'il y a de plus traditionnelle voire obtuse comme le montre son obstination à brimer le talent artistique de sa fille ou à chercher querelle à son mari, ex-mécanicien de Georges Guynemer durant la grande guerre lorsqu'il reprend goût aux baptêmes de l'air. Du moins jusqu'à ce qu'elle découvre qu'elle partage la passion de son mari. Et ce dernier s'efface pour lui laisser le champ libre car c'est elle qui a le plus de potentiel. Tous deux se heurtent alors aux préjugés de la société: les subsides leur sont coupés lorsque le fondateur de l'aéroclub décède sous prétexte que la place des femmes est au foyer. Mais le moment le plus puissant du film a lieu lorsque l'on croit Thérèse disparue en vol et que Pierre Gauthier se retrouve dans la peau de la femme du marin. Il ne peut même pas vivre son chagrin parce qu'il se retrouve brutalement poussé devant le tribunal de la petite société de province où il vit et qui le juge défaillant dans son rôle social. A l'image de Spencer TRACY dans "Furie" (1936) à qui Charles VANEL fait penser, on craint alors un lynchage imminent. C'est dans ces rares et trop précieux moments que l'on comprend le poids de l'aliénation patriarcale non seulement pour les femmes mais aussi pour les hommes. "Le ciel est à vous" réalisé pendant l'occupation par Jean GREMILLON est un vibrant plaidoyer pour la liberté d'être soi-même en échappant aux rôles genrés particulièrement défendus par le régime de Vichy. C'est aussi une bouffée d'air dans un cinéma français verrouillé par les représentations stéréotypées et irréelles du masculin et du féminin. Charles VANEL et Madeleine RENAUD qui n'avaient pas le profil de ces rôles fantasmatiques pétris de misogynie dans lesquels on enfermait les hommes et les femmes et peuvent y exprimer leur singularité. Leurs personnages -un couple qui s'aime et dans lequel chacun est le partenaire de l'autre - sont tout autant atypiques. Si le film préserve les apparences familiales et provinciales au point que Vichy y vit une célébration de ses valeurs, il s'avère en réalité avant-gardiste: les aviatrices de l'entre deux guerres militaient pour obtenir le droit de vote et c'est en 1944, l'année de la sortie du film que Charles de Gaulle le leur octroya pour les récompenser de leur engagement au sein de la Résistance dont elles formaient jusqu'à un tiers des effectifs.
"Remorques" de Jean GRÉMILLON se situe à la fois en continuité et en rupture par rapport au courant du réalisme poétique des années 30. En continuité car il reprend le couple vedette de "Le Quai des brumes" (1938), Jean GABIN et Michèle MORGAN tous deux magnétiques ainsi que Jacques PRÉVERT pour le scénario et les dialogues, toujours aussi savoureux à écouter. Mais par ailleurs, il y a beaucoup de choses qui détonent par rapport aux films de Marcel CARNÉ de la même époque. Le caractère naturaliste de la description de la vie des marins sauveteurs brestois mais aussi de la crise de la conjugalité (aussi bien dans l'étude du couple formé par Jean GABIN et Madeleine RENAUD que dans celui de Michèle MORGAN et Jean MARCHAT). La puissance et la modernité des personnages féminins qui savent ce qu'elles veulent (le franc-parler de Catherine-Morgan qui pousse André-Gabin à assumer ses désirs par exemple). A l'inverse, des "effets spéciaux" ratés, ceux des maquettes de navire pris par la tempête et ce d'autant plus qu'ils se raccordent à des scènes d'intérieur qui semblent filmées dans un salon (heureusement que la bande-son puissamment évocatrice façon "bête humaine" pallie en partie le caractère factice des images). Il en va de même avec l'accent d'un acteur censé être breton mais qui donne l'impression de sortir d'un film de Marcel PAGNOL (Charles BLAVETTE). Enfin un tournage perturbé par les débuts de la guerre et qui s'est effectué en partie dans des décors naturels (exemple, la plage du Vougot). Bref "Remorques" est un film de son temps, un film de transition entre le cinéma d'avant-guerre et celui de la nouvelle vague ^^ alors que "Les Visiteurs du soir" (1942) qui date de la même époque en dépit des symboles que l'on peut y relever semble hors du temps.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.