Je comprends pourquoi à sa sortie "Birth" a été rejeté. Il n'est pas aimable et visiblement, Jonathan GLAZER dont c'était le deuxième film aime créer des situations particulièrement inconfortables voire dérangeantes. Depuis, "Birth" a été réhabilité et le sera encore sans doute davantage à l'avenir, maintenant que son réalisateur est mieux compris. Je n'ai pas été vraiment convaincue par le contenu de l'histoire que j'ai trouvé assez artificiel, j'y reviendrai, mais les qualités de mise en scène sont déjà bien là ainsi qu'une prédisposition à proposer des films en forme d'énigmes laissant au spectateur une large place pour se les approprier. Dans "Birth" il y a un travail assez remarquable déjà à cette époque sur la sensorialité, les couleurs et la bande-son qui éclate dès la scène d'introduction noire et blanche, cotonneuse et rythmée par la musique envoûtante de Alexandre DESPLAT (une scène si belle que je me la suis repassée immédiatement et l'émission Blow Up d'Arte la cite en intégralité dans son numéro consacré au film daté de 2014). Il y a ensuite la rencontre entre deux personnes pas très équilibrées. Anna (Nicole KIDMAN alors au summum de sa carrière) qui est sur le point de se remarier sans avoir fait le deuil de époux disparu dix ans plus tôt et Sean (Cameron BRIGHT), un garçon de 10 ans fantomatique qui prétend être la réincarnation de son mari et est obsédé par elle. Cela aurait dû la faire flipper mais au contraire, cela l'entraîne au bord de la folie. Un basculement illustré par une autre scène majeure du film, deux minutes de gros plan sur le visage de Nicole KIDMAN en train de se décomposer lors d'une scène de concert. Le scénario de cette histoire d'amour improbable et sulfureuse, signé de Jean-Claude CARRIERE renvoie aussi bien à celui qu'il a écrit pour Nagisa OSHIMA, "Max mon amour" (1985) qu'aux films de Luis BUNUEL pour lesquels il a travaillé et où tous deux jouent à mettre sans dessus dessous les conventions bourgeoises, milieu symbolisé par le grand appartement où vit Anna, son fiancé Joseph (Danny HUSTON) et sa mère (jouée par Lauren BACALL). Mais je trouve que ce scénario part dans une direction qui ne correspond pas avec celle de la mise en scène. Cette dernière suggère en effet une trame fantastique alors qu'à la fin tout s'explique rationnellement. Ce qui pose un problème étant donné que le comportement de Sean ne peut pas être celui d'un enfant de 10 ans mais correspond à une projection d'adulte dans un corps d'enfant. D'où le caractère dérangeant du film (comme dans "Le Tambour" (1979) en moins provocant cependant). On peut donc voir dans le Sean enfant la vision que se fait Anna de l'amour qu'elle croit avoir perdu et qui ne s'avère être qu'une illusion.
"La zone d'intérêt" est une véritable expérience de cinéma et son grand prix à Cannes est tout à fait mérité. Comme dans "L'Empire des lumières" de René Magritte, deux mondes coexistent sans quasiment jamais se croiser. Celui du camp d'Auschwitz qui reste presque totalement hors-champ et celui du domaine de la famille du commandant du camp, Rudolf Höss dans lequel se déroule la majeure partie du film. Comme souvent en pareil cas, de hauts murs dérobent à la vue ce qui se joue de l'autre côté. Pourtant, jamais le spectateur ne perd de vue qu'il est enfermé dans une sorte de cage dorée jouxtant un complexe concentrationnaire. Les trois premières minutes déjà nous plongent dans une obscurité quasi totale que l'on peut interpréter de multiples manières: la cécité de ceux qui vivent juste à côté dans une totale indifférence ou bien les dernières images de ceux qui vont mourir, plongés dans d'insondables ténèbres. Par la suite et comme dans "Parasite" (2019) qui évoquait la contamination des riches par les pauvres dont ils voulaient se préserver sous prétexte d'hygiénisme, la réalité de l'extermination ne cesse de s'infiltrer dans le paradis artificiel des Höss. Par les bruits qui ne peuvent être étouffés par les murs (le travail sur la bande-son est remarquable), par les odeurs de chairs brûlées, par les cendres emportées par le vent ou fertilisant la terre, par les fragments d'ossements que l'on retrouve jusqu'au beau milieu de la nature idyllique, par le rougeoiement des flammes qui donnent à la nuit des allures d'enfer sur terre dans un contraste saisissant avec les pelouses bien taillées, les fleurs éclatantes et la piscine de la maison des Höss. Le film devient alors une étude de caractères, ceux de la famille Höss face à ce monde schizophrénique. Rudolf (Christian FRIEDEL), à l'image d'Eichmann et de tant d'autres hauts dignitaires nazis est un fonctionnaire zélé, un gestionnaire méticuleux qui raisonne en termes d'efficacité technique ou logistique sans jamais s'interroger sur la nature de ses actes. Les seuls moments où l'être humain se manifeste en lui sont ceux où il tente de protéger ses enfants d'une confrontation trop directe avec la mort et la fin où cette espèce de mécanique se met à vomir comme si ses entrailles agissaient indépendamment de lui. Mais en terme de monstruosité, Hedwig (Sandra HULLER) le bat à plate coutures. Elle est en effet tellement aliénée que l'environnement toxique dans lequel elle élève ses enfants lui apparaît comme un paradis et la matérialisation de sa réussite sociale qu'elle ne veut quitter à aucun prix. Chaque fois qu'un grain de sable vient gripper son "bonheur" comme lorsque sa mère finit par s'enfuir, épouvantée par ce qu'elle perçoit malgré l'écran de fumée dressé entre la maison et le camp, elle a une réaction éloquente, effaçant les traces en les brûlant et menaçant de mort sa domesticité (que l'on devine être de pauvres prisonnières polonaises). "La zone d'intérêt" est un film franchement inconfortable et claustrophobique dont la portée dépasse l'époque qu'il dépeint. On pense en effet à d'autres murs, ceux que dressent les pays riches contre les pays pauvres, les quartiers riches contre les quartiers pauvres pour les occulter, s'en protéger et les refouler.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.