Réalisé en 1940, peu de temps après la parution du livre de Steinbeck, ce film est devenu l'une des représentations les plus marquante de la Grande Dépression aux USA, à égalité avec "Les Temps modernes" de Chaplin.
Mais si Chaplin situait son film en milieu urbain, Ford lui s'intéresse au triste sort des fermiers de l'Oklahoma déracinés de force par leurs impitoyables créanciers qui les chassent de leurs terres après avoir rasé leurs maisons. Contraints à l'exode comme des parias, ils sont parqués dans des camps de réfugiés comme s'ils étaient des étrangers indésirables dans leur propre pays.
John Ford parvient à mêler un réalisme quasi documentaire avec du lyrisme et une grande stylisation visuelle (on pense notamment au cinéma d'Eisenstein et à l'expressionnisme). Tout en étant très documenté sur l'époque évoquée ce qui en fait un film historique de premier ordre, le film atteint également une valeur mythique renvoyant à des motifs bibliques ("la terre promise") autant qu'à la structure de certains westerns, dépouillée de tout aspect héroïque. Cette errance à travers un pays en crise peut être considérée comme l'acte de naissance d'un genre typiquement américain : le road movie.
Enfin il s'agit d'un grand film humaniste, engagé contre le capitalisme sauvage et la violence sociale qui en découle. Une prise de position courageuse dans un pays ultra-libéral où la moindre remise en question du système peut vous faire passer pour un dangereux "rouge" (Chaplin l'apprendra à ses dépends). Ford prend d'ailleurs fait et cause pour l'intervention de l'Etat et fait allusion au New-Deal de Roosevelt tout en montrant ses limites.
Quoiqu'on en dise, "Le fils du désert" est une pépite. Son apparente simplicité, sa supposée naïveté, les critiques sur sa lenteur, ses invraisemblances ou son symbolisme appuyé, bref tout ce qui dérange dans ce film atypique cache le fait qu'il s'agit avant tout de l'œuvre d'un immense cinéaste.
Il ne s'agit pas d'un western classique. En réalité Ford utilise les codes du genre, du moins au début pour ensuite emmener le spectateur dans une autre direction que l'on pourrait qualifier de mystico-biblique. A l'image des 3 hors-la-loi contraints par leur acte délictueux de quitter le chemin balisé pour s'enfoncer toujours plus loin dans le désert et l'inconnu.
En réalité la dimension religieuse et humaniste du film est présente dès le début lors d'une scène anodine en apparence mais à forte teneur symbolique pour la suite de l'histoire. On y voit les 3 brigands sympathiser puis prendre un café avec un couple de part et d'autre d'une barrière. Le repas partagé est un rite religieux commun aux trois monothéismes permettant de rapprocher les hommes qui se reconnaissent ainsi frères en humanité. La barrière est à l'inverse la Loi qui sépare ceux qui la bafouent de ceux qui la font respecter. L'homme qui a offert l'hospitalité aux 3 brigands n'est autre que le shérif de la ville de "Welcome" (Ward Bond): il leur tend la main. Les brigands braquent la banque: ils rejettent la main offerte. L'un d'entre eux, William dit le "Kid d'Abilène" (Harry Carey Jr, fils de l'acteur qui avait joué dans une adaptation antérieure muette, perdue) sera même blessé à cet endroit.
Ayant perdu le (droit) chemin, ils sont condamnés à errer dans le désert jusqu'à ce qu'ils se rachètent. Un chemin de croix certes mais aussi une quête spirituelle. Le désert est un haut lieu de méditation depuis les premiers moines chrétiens qui s'y réfugièrent au IVeme siècle après JC pour protester contre les dérives de l'Eglise et s'unir à Dieu. C'est avec une partie inconnue ou refoulée d'eux-mêmes que ces trois hommes font connaissance. Celle du shérif si pacifiste qu'il s'appelle "B. Sweet". Celle qui va leur faire rendre les armes, donner des biberons et chanter des berceuses. Celle qui mènera leur âme (à défaut de leur vie pour deux d'entre eux) à bon port. Cette rencontre avec le divin prend la forme d'une mission: sauver un nouveau-né que la mère abandonnée et mourante a remis entre leurs mains en faisant d'eux leurs parrains ("godfathers" en vo). À partir de ce moment, les signes de grâce se multiplient: l'étoile du berger se met à briller dans le ciel, les élevant au rang de rois; ils trouvent une bible qui devient leur guide en s'ouvrant miraculeusement à la bonne page; la gourde d'eau semble se remplir toute seule alors qu'ils sont torturés par la soif; l'enfant entre leurs mains ne semble souffrir d'aucune privation ni excès de chaleur; les images épurées, dépouillées atteignent un degré de beauté confinant au sublime.
La boucle est alors bouclée lorsque Bob (John WAYNE) atteint avec l'esprit de ses camarades la nouvelle Jérusalem. Le lien entre la communauté et lui est désormais scellé par l'enfant qui porte son nom et les prénoms des trois ex-brigands. La communauté lui pardonne et il peut entrer dans la famille du shérif dont il a sauvé l'héritier (l'enfant est le fils de la nièce de son épouse). Une alliance par "le pain et le sel" qui est réitérée, la barrière en moins.
Ce film beau et profond a été souvent considéré comme le deuxième d'une trilogie fordienne consacrée à l'histoire du western. La Chevauchée fantastique signait son acte de naissance, L'Homme qui tua Liberty Valance son acte de décès et entre les deux, La Prisonnière du désert en montrait la face obscure. Mais j'aimerais apporter une nuance. A l'image de son héros, Ethan Edwards, le film est à la fois sombre ET lumineux. Ce clair-obscur est parfaitement retranscrit dans les célèbres cadrages ciselés qui ouvrent et referment le film. Dans une même image composée à la façon d'un cadre dans le cadre Ford synthétise l'alternance intérieur/extérieur qui caractérise ses films. L'intérieur sombre représente le foyer familial des pionniers, un univers matriciel autant qu'un possible tombeau. La caméra située au fond du foyer filme la porte ouverte dans l'encadrement de laquelle apparaît un bout de l'immensité rougeoyante et monumentale du désert, symbole de l'ouest sauvage que les pionniers soumis à rude épreuve tentent de conquérir et de domestiquer. Les deux mondes peuvent-ils s'interpénétrer? La greffe est-elle possible ou bien l'un des mondes rejettera-t-il l'autre? Quelle nation naîtra de ce "choc des mondes"?
A ce questionnement collectif se superpose une histoire intimiste douloureuse et complexe. L'élément perturbateur de la famille Edwards qui surgit du désert dans le premier plan du film n'est autre qu'Ethan, le frère maudit. Son retour inattendu après huit années d'absence révèle les failles cachées de la famille. Le frère d'Ethan, Aaron ne se réjouit guère de le revoir car les deux hommes sont amoureux de la même femme, Martha qui a épousé Aaron mais semble toujours très éprise d'Ethan qui est resté célibataire. Là-dessus vient se greffer un fils adoptif métis, Martin Pawley qu'Ethan supporte d'autant plus mal que lui-même n'a pas su trouver sa place dans la famille. Mais dès cet instant, l'ambivalence d'Ethan nous est révélée car on apprend que c'est lui qui a sauvé la vie de Martin après le massacre de toute sa famille et l'a en quelque sorte adopté (ce que la suite du film confirmera).
Cette introduction nous donne toutes les clés dont nous avons besoin pour comprendre la suite c'est à dire l'obsession avec laquelle Ethan se lance à la poursuite des Comanches qui ont enlevé sa nièce Debbie et l'incertitude que nous avons jusqu'au bout du sort qu'il lui réserve. En surface, il dit vouloir sa peau car ayant été souillée par les indiens, elle ne fait plus partie de la famille. Ce préjugé raciste est d'ailleurs partagé par les voisins des Edwards qui après leur disparition font figure de famille de substitution. Laurie leur fille (un double de Martha) qui est fiancée à Martin Pawley ne dit-elle pas que Debbie n'est plus qu'un "rebut, vendue de multiples fois" et qu'il vaudrait mieux qu'Ethan la tue? Mais en profondeur, ce qui torture Ethan Edwards est son secret familial, une ambivalence amour/haine liée au fait que Debbie est la fille de la femme qu'il a tant aimé et en même temps la preuve vivante de l'échec de sa vie personnelle puisqu'elle n'est pas sa fille. Deux choix s'ouvrent devant lui: ou la vengeance (supprimer la filiation de son frère) ou la réparation (protéger Debbie ce qu'il n'a pas pu faire pour sa mère). C'est pourquoi le geste instinctif par lequel il soulève l'enfant au-dessus de lui joue un rôle si important dans le film. Il symbolise la reconnaissance d'un lien de filiation plus fort que tout.
En créant Ethan Edwards, Ford s'est montré particulièrement audacieux. Dans un pays très porté sur le manichéisme, il a créé un héros complexe, imparfait, ambigu. Ethan est un sauveur mais lorsque la haine le submerge on le voit commettre des actes cruels et vils et certaines de ses paroles font frémir. S'il réussit à recomposer sa famille à l'image d'une nation désormais métissée, il en reste exclu et devra continuer à errer dans le désert à la recherche de lui-même.
L'homme qui tua Liberty Valance fait partie des westerns crépusculaires de John Ford réalisés à la fin de sa carrière. Des héros vieillis, désabusés, parfois cyniques parfois nostalgiques se retrouvent aux prises avec les contradictions de la nation américaine: la violence et la loi, l'individu et la communauté, la tradition et le progrès. Le film raconte l'intégration d'un Far West sans foi ni loi dans le monde civilisé c'est à dire sa disparition. Et pourtant les mythes de l'ouest continuent à travailler la société américaine (la frontière à franchir, l'auto-défense..)
Dans le film tiré d'une nouvelle de Dorothy M. Johnson, le territoire de la petite ville de Shinbone devient un Etat de l'Union et la loi de la jungle est remplacée par la constitution et le code civil. Mais l'ascension sociale et politique de l'avocat Randsom Stoddard (James Steward) qui commence plongeur à Shinbone et finit sénateur a un prix. Celui du sacrifice de son principal allié, le cow-boy Tom Doniphon (John WAYNE) sans lequel il aurait péri sous le fouet ou sous les balles du criminel sans foi ni loi Liberty Valance (Lee Marvin) qui faisait régner la terreur dans la région. Doniphon partage le même humanisme que Stoddard mais c'est un homme solitaire, fier et profondément individualiste. En refusant toute compromission avec la civilisation de "la loi et l'ordre" de Stoddard il signe sa perte et celle du genre western avec lui tant Wayne en est la figure emblématique. Cette mort est symbolisée par l'incendie du ranch qu'il avait fait construire pour lui et Hallie et par son cercueil surmonté d'un cactus en fleur déposé par son ex-fiancée. En acceptant de recevoir l'instruction dispensée par Stoddard, elle finit par l'épouser ainsi que son monde. Un autre personnage important de Shinbone prend le parti de Stoddard, le journaliste Dutton Peabody (Edmond O'Brien) mais lui à tout à gagner au règne d'une société démocratique qui protège la liberté de la presse.
En voyant ce film, on s'aperçoit de l'absurdité qu'il y a à opposer systématiquement le classicisme fordien au baroquisme maniériste de Sergio Leone. Le style diffère mais le darwinisme social agit de façon identique dans leurs westerns crépusculaires respectifs. On pense en particulier à Il était une fois dans l'Ouest où joue également Woody Strode. Le chemin de fer apporte la civilisation, ceux qui s'y adaptent survivent les autres périssent.
La chevauchée fantastique est un chef d'oeuvre du western et du cinéma tout court.
Son aspect mythique est lié au fait qu'il établit les bases du western classique hollywoodien (et même au-delà). C'est en effet le premier western parlant de John Ford qui s'imposera comme le réalisateur majeur du genre, c'est le premier film tourné à Monument Valley qui deviendra le symbole du western tout entier, c'est le premier western de Ford avec John WAYNE qui sera révélé au grand public et deviendra la figure emblématique du genre. Un genre que Ford a contribué à réhabiliter tout en faisant sortir Wayne de son statut d'acteur de série B. Le célèbre mouvement de caméra par lequel on le découvre dans le film est à lui seul une des plus belles entrées de star de l'histoire du cinéma.
Mais si le film reste incontournable aujourd'hui c'est parce qu'il possède des qualités intrinsèques. Ford se révèle être un conteur hors-pair, un psychologue-né et fait preuve d'une précision sans faille dans les choix de bande-son, de cadrages, de montage, ce qui assure la réussite de son histoire et de sa mise en scène. Celle-ci alterne avec bonheur des scènes d'action étourdissantes dans l'immensité cosmique comme celle de l'attaque des indiens, et des scènes intimistes dans un huis-clos théâtral qui lui permettent d'analyser en profondeur ses personnages et les évolutions de leurs relations. La réunion de caractères différents dans un espace restreint et dans un climat tendu n'est pas en soi un thème nouveau. Ford s'est d'ailleurs inspiré d'une nouvelle de Ernest Haycox sortie en 1937, Stage to Lordsburg qui transposait dans un cadre américain la nouvelle de Maupassant Boule de Suif. Mais Ford a transcendé son sujet en posant un regard profondément humaniste sur ses personnages. En prenant le parti des exclus victimes des préjugés du puritanisme américain, il fait une critique sociale salutaire. Les épreuves que vivent les personnages révèlent leurs vraies personnalités et ce sont ceux qui sont les plus ostracisés (Boone, Dallas et Ringo Kid) qui s'avèrent être ceux qui ont les plus grandes qualités morales. Le voyage est d'ailleurs symboliquement synonyme de transformation. Les barrières de classe et les jugements moraux très palpables au début de leur périple finissent par tomber avec pour catalyseur la naissance d'un bébé dans des conditions particulièrement précaires. Seul Gatewood, le banquier escroc reste en dehors de cette communion. Symbolisant le capitalisme-voyou, il est mis hors d'état de nuire et remplace en prison le "hors la loi" Ringo Kid qui en faisant alliance avec le Shérif Curly Wilcox (un père de substitution) réintègre la société. Les bandits ne sont pas ceux que l'on croit!
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.