C'est lors de mon séjour à Cracovie en 2015 que j'ai pris toute la mesure de l'importance du film de Steven SPIELBERG. En effet la visite de l'ancien quartier juif de Kazimierz où a été tourné en partie "La liste de Schindler" a été l'occasion de rappeler le travail de mémoire effectué par Steven SPIELBERG car en 1993, la Pologne post-communiste avait oublié sa part d'identité juive, détruite par la Shoah puis dont la mémoire avait été occultée sous l'ère du bloc soviétique. Le quartier était à l'abandon et a été réhabilité pour les besoins du film même s'il n'a pas retrouvé sa vie d'avant (il ressemble plus à un décor pour touristes et à un mémorial avec ses synagogues et son cimetière qu'à un lieu de vie car officiellement il n'y a plus que quelques centaines de juifs à Cracovie). Avant la guerre, Kazimierz (du nom du roi de Pologne Casimir III qui avait accueilli les juifs en Pologne au XIV° siècle) regroupait la majeure partie des juifs de Cracovie qui représentaient environ 1/4 de sa population. Les nazis les forcèrent à se regrouper dans un minuscule ghetto de l'autre côté de la Vistule (le pont qui relie les deux parties de la ville est montré dans le film) dont il ne reste plus aujourd'hui que des pans de mur ainsi qu'une place devenue mémorial de la saignée démographique opérée par la Shoah (elle se nomme "place des chaises vides" avec 65 chaises en bronze en mémoire des disparus. Pour mémoire, c'est depuis cette place que Roman POLANSKI a réussi à s'échapper du ghetto). Cette place est bordée par une pharmacie goy qui joua un rôle important auprès des juifs du ghetto ce que Steven SPIELBERG montre dans une scène très forte où lors de la liquidation du ghetto le personnel infirmier fait mourir dignement les patients avant que les nazis ne viennent les massacrer. La ferveur de notre guide polonaise (dont on appris au courant du séjour qu'elle avait des origines juives cachées) vis à vis du film de Spielberg était telle que la visite de Cracovie a fini par se confondre avec celle des lieux de tournage de "La liste de Schindler" avec un passage par la colline depuis laquelle Oskar Schindler (Liam NEESON) observe la liquidation du ghetto et une vue rapide sur les locaux de son usine.
En plus de son importance capitale pour la résurgence de la mémoire juive à Cracovie (et non juive d'ailleurs, les acteurs allemands qui jouent les SS ont pu également à l'occasion du tournage régler leurs comptes avec le passé de leur famille), "La liste de Schindler" est l'un des meilleurs films de fiction (bien que basé sur des faits réels) qui existe sur la Shoah. Les critiques de Claude LANZMANN sur le fait qu'en se concentrant sur l'infime minorité des juifs qui ont été sauvés par des Justes, le film ne parlerait pas de ce qu'a été la Shoah sont démenties par des images qui comme dans "Shoah" (1985) ou dans "Le Pianiste" (2002) soulignent le vide créé par l'extermination nazie. Ce sont ces plans sur des rues désertes jonchées de valises abandonnées et de toutes sortes d'objets jetés par les nazis à la suite du pillage et du saccage des appartements du ghetto. Ce sont les piles d'objets volés dans les valises et les photos qui servent aujourd'hui de marqueurs mémoriels à Auschwitz et à Birkenau. Ce sont aussi ces images du descellement des pierres tombales pavant l'allée de l'entrée du camp de Plaszow où furent déportés les survivants sous la direction du terrifiant Amon Göth (Ralph FIENNES, remarquable) dont Steven SPIELBERG montre avec compassion (mais sans aucune complaisance) l'étendue de la folie et de la déchéance. Enfin lorsque les femmes de la "liste de Schindler" échappent à une mort programmée (et il ne faut pas prendre l'eau sortant des douches au sens littéral mais comme une métaphore de la vie que Schindler parvient à leur conserver tout comme la petite fille au manteau rouge est le symbole du peuple juif martyrisé), le réalisateur nous montre bien la file interminable de ceux qui n'ont pas eu leur chance et s'enfoncent dans les ténèbres du crématorium filmé comme un moloch avalant ses proies et les recrachant sous forme de fumée par la cheminée.
Enfin, "La liste de Schindler" pose la question de ce signifie être un Mensch (un être vraiment humain dans la culture juive), la même question que se posait Billy WILDER dans le contexte du capitalisme sauvage de "La Garçonnière" (1960). Dans les deux films, les personnages ne sont pas au départ ce que l'on peut appeler des hommes de bien, ce sont des hommes de compromissions, des opportunistes qui ont choisi la facilité par lâcheté, appât du gain ou fascination pour les cercles de pouvoir mais ils apprennent à le devenir au terme d'une prise de conscience qui les élève au-dessus de la fange dans laquelle ils sont plongés avec l'aide d'un "maïeuticien" de l'âme (Stern, alias Ben KINGSLEY pour Schindler et le docteur Dreyfuss pour Baxter). Significativement, Billy WILDER avait d'ailleurs contacté Steven SPIELBERG car bien qu'ayant pris sa retraite depuis une dizaine d'années il souhaitait réaliser le film (pour mémoire, sa mère était morte à Auschwitz). Mais le tournage était sur le point de commencer alors à titre de consolation, il a été le premier à qui Steven SPIELBERG a projeté le film terminé.
Le titre français évoque la chanson de Jean-Jacques GOLDMAN "Comme toi" ("Elle s'appelait Sarah, elle n'avait pas huit ans, sa vie c'était douceur, rêves et nuages blancs. Mais elle n'est pas née comme toi ici et maintenant".) Mais je préfère le titre en VO du roman de Tatiana de Rosnay "Sarah's key" dont le film de Gilles PAQUET-BRENNER est l'adaptation. Parce que tout est affaire de clé dans ce récit. Celle qui déverrouille le cadavre caché dans le placard, métaphore des secrets enfouis qui empêchent de vivre. C'est ce qui relie les deux parties du récit, celui d'un événement historique "traumatique" (la rafle du Vel d'Hiv en juillet 1942) devenu le symbole de la participation active de la France à la Shoah et celui de sa mémoire qui resurgit 60 ans après avoir été mise sous le boisseau. A l'échelle nationale, c'est même moins, le film rappelle le moment-clé que fut le discours commémoratif de Jacques Chirac en juillet 1995 reconnaissant la collaboration de l'Etat français aux crimes des nazis et montre le travail colossal mené par le Mémorial de la Shoah pour répertorier les 76 mille juifs déportés de France (moins de 2500 revinrent) et leur redonner une identité (mur des noms, pièce des photographies des 11 mille 400 enfants de moins de 16 ans déportés, listes diverses: convois, écoles, adresses personnelles, Justes de France).
Mais le film n'étant pas un documentaire mais l'adaptation d'un roman, il articule la reconstitution des événements tragiques de juillet 1942 et leurs conséquences avec des destins particuliers. Sarah est donc une enfant fictive qui symbolise le sort des 4000 enfants arrêtés ce jour là, plus particulièrement le coeur de cible de la rafle qui étaient les juifs étrangers, polonais en premier lieu. Enfin jusqu'à un certain point puisqu'en parvenant à s'échapper avant d'être déportée, elle symbolise l'exception (aucun des enfants du Vel d'Hiv déporté n'est revenu, très peu ont pu s'enfuir du Vel d'Hiv et des camps de transit). Elle endosse alors un autre rôle, celui de la culpabilité du survivant qui se mure dans le silence et ne transmet pas son identité à sa descendance. De plus celle-ci rejaillit sur une famille française, les Tézac qui s'est embourgeoisée sur le dos des familles juives que l'on a délogé et spolié avant de les massacrer. Elle aussi se mure dans le silence et l'oubli. Jusqu'à ce qu'une journaliste américaine, Julia Jarmond mariée au fils Tézac ne mette les pieds dans le plat et ouvre grand le placard à secrets (le film la montre d'ailleurs ouvrant les rideaux d'un appartement que les policiers français referment en 1942). Un personnage extrêmement judicieux quand on sait que c'est un historien américain, Robert Paxton qui en 1973 a démantelé le mythe du double jeu du maréchal Pétain et mis en évidence que la collaboration était une initiative française. Plus récemment il a répondu à Eric Zemmour qui défendait la thèse (dans "Le Suicide français" paru en 2014) d'un maréchal sacrifiant les juifs étrangers pour mieux sauver les juifs français. La distanciation permise par la nationalité, un rapport différent à l'histoire (que l'on songe à la rapidité avec laquelle les américains ont évoqué le trauma de la guerre du Vietnam) et l'accès facilité aux archives allemandes sont autant de facteurs qui ont permis aux USA de jouer auprès de la France ce rôle d'historiens de la mémoire.
Le film de Gilles PAQUET-BRENNER, prenant et remarquablement interprété (mention spéciale à Mélusine MAYANCE et Kristin SCOTT THOMAS à qui le rôle de Julia va comme un gant mais aussi à Michel DUCHAUSSOY dans un rôle court mais marquant ou encore Niels ARESTRUP à contre-emploi) donne beaucoup de sensorialité (cris, aboiements de hauts-parleurs, chaleur étouffante, manque de sommeil, soif, fièvre, absence d'hygiène) à la reconstitution de la rafle vue à la hauteur d'une enfant qui ne comprend pas ce qui se passe et de ce fait commet une erreur fatale en ce qu'elle déplace le fardeau de la culpabilité des vrais coupables (les nazis et leurs complices français) sur ses épaules. Quant au travail de mémoire effectué par Julia, il est indissociable des enjeux autour de ce qui se passe dans son ventre: elle veut accoucher du secret alors que son mari fuyant (Frédéric Pierrot) préfère l'escamoter tandis que le fils de Sarah (Aidan Quinn) après le choc initial finit par l'intégrer à son histoire.
"La Grande Illusion", le titre le plus polysémique et réversible du cinéma français résume à la perfection ce qui sépare et ce qui réunit les hommes. Ce qui les sépare, c'est le "théâtre", toutes ces fictions générées par le jeu social (dont deux ans plus tard, Jean RENOIR dévoilera la règle) qui jettent les hommes les uns contre les autres. Le théâtre de la guerre sur fond de nationalisme revanchard mais aussi d'antisémitisme (le film a pour cadre la première guerre mondiale mais tourné en 1937, il a pour horizon le déclenchement de la seconde) mais aussi celui de la lutte des classes. Tout en étant laissés hors-champ, ils pèsent sur les comportements des personnages qui se retrouvent pourtant réunis dans le huis-clos des camps de prisonniers. Ce qui les réunit outre leur expérience commune c'est bien entendu leur humanité qui les pousse les uns vers les autres, souvent pour se heurter aux barrières construites par l'éducation, plus fortes encore que celles qui s'érigent entre les nations "Les frontières sont une invention des hommes, la nature s'en fout". A travers les liens qui s'érigent entre de Boeldieu (Pierre FRESNAY) et von Rauffenstein (Erich von STROHEIM) séparés par leur nationalité mais réunis par leurs origines sociales et une communauté de destin, Renoir dépeint le basculement du monde dans le XX° siècle dans lequel l'aristocratie n'a pas sa place. Le sens de l'honneur de de Boeldieu le pousse à se sacrifier là où von Rauffenstein observe avec fatalisme son inexorable déclin. Surtout de Boeldieu a fait siennes les valeurs de la révolution française de liberté, d'égalité et de fraternité là où von Rauffenstein réagit avec les oeillères de l'officier prussien. C'est pourquoi, bien que séparés par leurs origines sociales, un lien se créé aussi entre de Boeldieu et deux officiers issus de la plèbe: Rosenthal le bourgeois (Marcel DALIO) et Maréchal le prolétaire (Jean GABIN) qui tous deux représentent l'avenir. Ce dernier exprime à plusieurs reprises sa frustration et sa gêne face à l'impossibilité d'établir une véritable camaraderie avec l'aristocrate alors qu'ils sont pourtant soudés par leur projet d'évasion. C'est pourquoi seul le sacrifice de Boeldieu permet à Rosenthal et à Maréchal de s'enfuir. Une fuite qui permet de dessiner de nouveaux clivages, cette fois entre le bourgeois et le prolétaire mais aussi entre le juif et le catholique chez qui l'épreuve fait ressurgir des relents d'antisémitisme alors que là encore ils sont pourtant réunis par une communauté de destin et ont besoin l'un de l'autre pour s'en sortir. La séquence chez Elsa (Dita PARLO) dessine encore une autre configuration "explosive" avec un amour naissant entre un français et une allemande (sujet ô combien sensible dans une France remontée à bloc contre l'ennemi depuis la défaite de 1870 et qui allait bientôt subir l'occupation) pendant que Rosenthal joue le rôle de traducteur. "La Grande Illusion" de par sa profonde humanité démontre ainsi à la fois l'absurdité des clivages entre les hommes tout en révélant combien ils les conditionnent et les broient.
La propagande moderne est née avec la première guerre mondiale et le cinéma en est un de ses principaux vecteurs. En 1916, après avoir réalisé son monumental "Intolérance" (1916), D.W. GRIFFITH fait une tournée de promotion au Royaume-Uni. Il rencontre le premier ministre britannique Lloyd George qui le convainc de réaliser un film de guerre pour convaincre l'opinion publique américaine alors réticente de s'engager dans le conflit (comme le fera Frank CAPRA au début de la seconde guerre mondiale avec la série des "Pourquoi nous combattons : Prélude à la guerre" (1942)). Mais lorsque les USA entrèrent finalement en guerre, D.W. GRIFFITH n'avait pas encore eu le temps de tourner la moindre image ce qui réorienta la film vers une dimension plus romanesque et épique.
Le premier intérêt de "Cœurs du monde" est donc d'avoir été tourné au cœur des événements. Même si une partie d'entre eux ont été reconstitués, D.W. GRIFFITH ayant tourné près des lignes de front en France mais aussi en Angleterre et aux USA, il fait preuve d'un réalisme assez cru dans sa description de la violence sur le front mais aussi à l'arrière (certaines images chocs peuvent faire penser au début de "Il faut sauver le soldat Ryan" (1998)). Si un spectateur de 1918 voyait tout de suite la différence entre le documentaire et la fiction, celui d'aujourd'hui ne les distingue plus l'un de l'autre. En revanche les orientations propagandistes du film le feront sourire. "Cœurs du monde" est en effet germanophobe, les allemands étant présentés comme des brutes épaisses martyrisant la France symbolisée par le personnage de Marie jouée par la muse de D.W. GRIFFITH, Lillian GISH. Il est intéressant de souligner que, comme dans l'entre deux guerres, la personnification de l'Allemagne échoit à Erich von STROHEIM. Celui-ci est à la fois co-réalisateur, conseiller technique et acteur de figuration dans le film (on le voit passer plusieurs fois au fond du champ) et il donne son nom à l'espion allemand Von Strohm (George SIEGMANN), l'un des protagonistes principaux. A l'inverse, le patriotisme américain est exalté jusqu'au ridicule, Douglas le jeune premier (Robert HARRON) s'engage ainsi dans l'armée pour défendre la France alors qu'il est américain et la fin célèbre avec force flonflons le triomphe de l'armée des USA alors même que la guerre n'était pas encore terminée au moment de la sortie du film en mars 1918!
Le deuxième intérêt de "Cœurs du monde" provient du génie propre à D.W. GRIFFITH pour mêler, outre la fiction et le documentaire la grande et la petite histoire comme il l'avait fait dans ses films précédents. Ainsi les décisions des Etats-majors ont des répercussions directes sur un petit village paisible dont le seul tort est d'être situé près de la ligne de front. D.W. GRIFFITH se focalise sur deux familles américaines vivant l'une à côté de l'autre dans une maison double dans la très symbolique rue de la paix, celle de Douglas et celle de Marie qui sont bien entendus destinés l'un à l'autre mais que la guerre sépare. Pour pimenter l'intrigue, il introduit également un personnage d'intruse joué par la propre sœur de Lillian GISH, Dorothy GISH aussi photogénique que sa sœur mais au tempérament beaucoup plus exubérant. Avec son amoureux, mister Cuckoo (Robert ANDERSON) ils offrent un contrepoint plus léger au couple principal dans la veine des comédies shakespeariennes. Ce jeu d'échelles se répercute sur la grammaire cinématographique, D.W. GRIFFITH alternant les plans en 4/3 pour les scènes de village et les plans en cinémascope pour le champ de bataille.
Au final "Cœurs du monde", moins connu que les grandes fresques de "Naissance d une Nation" (1915) et "Intolérance" (1916) mérite d'être redécouvert tant pour le génie de la mise en scène de D.W. GRIFFITH qui parvient à faire d'un patchwork un tout cohérent et à impliquer le spectateur par son montage trépidant que pour sa vision de la guerre, orientée certes mais qui ne se borne pas au front et met l'accent sur ses dégâts collatéraux. C'est aussi par sa contradiction que le film est intéressant, dénonçant les horreurs de la guerre d'un côté, exaltant le nationalisme guerrier (xénophobie incluse) de l'autre.
"Furyo" est un film d'une grande puissance émotionnelle et au sous-texte très riche. Ce n'est pas vraiment un film de guerre ou si cela en est un, le réalisateur Nagisa ÔSHIMA le subvertit complètement. Il nous offre donc un film profondément humaniste, antimilitariste et transgressif. Ce dernier aspect est rendu possible par le huis-clos du camp de prisonniers qui exacerbe toutes les émotions et fait peu à peu surgir la vérité. Une vérité à contre-courant des codes et des normes ce qui entraîne de violents conflits intérieurs et des relations torturées entre les protagonistes. Mais le sado-masochisme défouloir de l'homo-érotisme qui sature l'atmosphère n'a rien de sulfureux. Il est montré comme une tragédie humaine. Le film lui-même ressemble à une tragédie antique avec ses héros beaux comme des dieux, deux
Orphée passés maîtres de l'art lyrique (Ryuichi SAKAMOTO dont la BO fait chavirer et David BOWIE) tous deux promis au martyre au faîte de leur jeunesse. Comment oublier leur première rencontre avec le travelling avant qui nous fait entrer dans la fascination du commandant pour l'ange blond, lequel apparaît comme un kamikaze dont l'autodestruction programmée a pour cause une faille intime dont le dévoilement révèle les similitudes de deux cultures qu'a priori tout oppose. Les extrêmes se touchent et c'est bien un britannique d'origine japonaise Kazuo Ishiguro qui a écrit "Les Vestiges du jour", fascinante plongée au cœur de l'esprit traditionnel british, ses rites et coutumes (livre adapté au cinéma par James IVORY). Japonais et anglais sont réunis par l'insularité, l'impérialisme, le code d'honneur qui chez les british est renommé "flegme". Ce sont deux civilisations rigides, coincées, cousues pour reprendre l'expression de Roberto ROSSELLINI et qui ont un ennemi commun: la nature humaine. Les "doubles populaires" de ces héros aristocratiques forment un chœur qui commente et redouble l'action. Il y a le sergent Hara alias Takeshi KITANO vedette comique d'avant le triomphe artistique international mais aussi d'avant la tentative de suicide. Un personnage frustre et burlesque dont la brutalité s'adoucit lorsqu'il apprend à parler...l'anglais grâce à son amitié pour l'ex-diplomate John Lawrence (Tom CONTI), véritable pont culturel dont on se demande ce qu'il doit à l'écrivain D.H Lawrence,, le médecin des âmes plaidant pour une libération de l'être des carcans qui le dénaturent.
Volker SCHLÖNDORFF fait partie de la même génération de cinéastes allemands que Werner HERZOG et Wim WENDERS, celle qui est née pendant la seconde guerre mondiale et dont le cinéma, bien qu'ancré en apparence dans les années 70-80 est hanté par la volonté de revenir sur "le passé qui ne passe pas" en réglant des comptes avec les secrets et mensonges de la génération des parents ou en les escamotant purement et simplement.
Le gros problème du "Faussaire" provient de la contradiction entre ce qu'il prétend démontrer et ce qu'il produit effectivement. Le roman dont il s'inspire dénonçait les pratiques journalistiques falsifiant la réalité des conflits. Le film se veut un nouveau "Allemagne, année zéro" (1947) en prise avec le documentaire et l'actualité. Mais comme il est impossible de remonter le temps pour filmer les ruines de la seconde guerre mondiale, "Le Faussaire" s'inscrit dans un conflit contemporain de l'époque où il a été tourné: la guerre civile au Liban (1975-1990) en y projetant la grille de lecture de la "mauvaise conscience" allemande. Bien que tourné sur place, le film fausse l'histoire immédiate en faisant du conflit libanais une réitération de l'épuration raciale nazie (avec les phalangistes chrétiens dans le rôle de ces derniers), en simplifiant abusivement les enjeux, en mélangeant les époques (le Beyrouth représenté dans le film est celui de 1976 et non celui de 1981) et en reconstituant la plupart des scènes de guerre au lieu de filmer l'instant présent. Le résultat apparaît extrêmement factice.
Comme si cette approche pseudo-documentaire reposant sur la confusion des époques, des genres et des enjeux ne suffisait pas, "Le Faussaire" s'écarte également de la démarche de "Allemagne, année zéro (1947)" en ajoutant une dérive existentielle fictionnelle typique du cinéma allemand de cette époque. Le conflit libanais est une fois de plus instrumentalisé pour expliquer la recherche d'identité du reporter Georg Laschen (Bruno GANZ) qui n'est pas (euphémisme) très au clair avec sa propre vie, notamment amoureuse (guère passionnante au demeurant). Faire ainsi un tel parallèle entre les souffrances des libanais et les problèmes "petit-bourgeois" d'un occidental qui ne reste qu'à la surface des choses a même quelque chose d'indécent, tout comme l'est la première scène du film d'ailleurs qui ne passerait plus aujourd'hui.
Bruno GANZ aura incarné au cinéma pour le meilleur et non pour le pire le meilleur et le pire de l’homme. Qui veut faire l’ange fait la bête disait Blaise Pascal et dans "La Marquise d O..." (1976) de Éric ROHMER, Edith CLEVER lui disait (lui prédisait ?) qu’il ne lui aurait pas semblé être le diable si à sa première apparition, elle ne l’avait pris pour un ange. Bruno GANZ en véritable « étoile noire » a donc incarné les deux polarités extrêmes de l’être humain, sa part céleste d’une part et la bête immonde tapie en lui de l’autre avec une profondeur proprement sidérante. « La Chute », grand film crépusculaire sur l’agonie du III° Reich ressemble à un terrifiant cauchemar entre ruines fumantes et bunker lugubre. Il montre avec un réalisme saisissant de crudité ce que deviennent les hommes lorsqu’ils sont acculés dans leurs derniers retranchements et qu’ils ont la certitude que leur fin est proche. Entre recherche de l’oubli dans l’alcool et les orgies, règlements de comptes et petits calculs sordides, ce qui ressort le plus, c’est la terrifiante litanie des suicides dans une ambiance oppressante et claustrophobique. La culture de mort qui a fait des millions de victimes se referme sur les bourreaux eux-mêmes dont certains entraînent leur famille avec eux. Les plus fanatiques, Hitler et Goebbels en arrivent à souhaiter que le peuple allemand tout entier y passe pour se venger sur eux de leur défaite. Les autres, plus lucides regardent le Führer se décomposer avec consternation et désarroi. Bruno GANZ offre une interprétation hallucinée du personnage entre bouffées délirantes où il donne des ordres à une armée qui n’existe plus, accès de mégalomanie quand il élabore les plans de la future Germania avec Albert Speer, fureur contre ses généraux et son peuple qui lui servent d’ultime bouc-émissaire, larmes de rage et d’impuissance face à l’inéluctable défaite, tremblements incontrôlables dus à la maladie de parkinson. Mais en dépit de tous ces signes qui indiquent à quel point Hitler était diminué à la fin de sa vie, celui-ci continue à exercer sa tyrannie délétère faite de séduction et de terreur sur tout son entourage qu’il veut pousser à mourir avec lui. Le bunker devient alors un véritable tombeau où s’accumulent les cadavres pendant qu’à Berlin encerclé par les russes, les enfants des jeunesses hitlériennes fanatisés lui répondent en miroir en sacrifiant inutilement leur vie.
Ce n’est pas parce que Oliver HIRSCHBIEGEL a humanisé les bourreaux que le film est complaisant ou suscite l’empathie. C’est l’effroi qui domine devant des personnes pour qui la vie (la leur comme celle des autres) n’a aucune valeur et qui n’ont comme solution que la mort à offrir. Il s’interroge également sur la notion de responsabilité en choisissant de privilégier le point de vue de la secrétaire d’Hitler. Celle-ci est incarnée par une jeune actrice pour les faits relatifs à la fin de la guerre mais elle apparaît aussi en personne au début et à la fin du film en tant que témoin ayant effectué un travail de mémoire dans lequel elle reconnaît sa responsabilité dans les choix de vie qu’elle a fait. L’exemple de Sophie Scholl qui avait le même âge qu’elle lui a rappelé que la jeunesse n’était pas une excuse. De ce fait elle tend un miroir aux allemands, les incitant à en faire de même.
"Cette réalité des camps, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable pour ceux qui la subissent, c’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes.
Ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois, ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, aucune description, aucune image ne peut leur rendre leur vraie dimension". Comment en effet parler et montrer, comment témoigner et transmettre ce qui relève d'une expérience indicible et infilmable, une expérience du passé non digérée au présent. Voilà le défi auquel le réalisateur Alain RESNAIS et le scénariste Jean CAYROL se sont confrontés en tentant de représenter par le biais de l'art le "passé qui ne passe pas" par la voie du documentaire avec "Nuit et brouillard" (1956) et de la fiction avec "Muriel ou le temps d un retour" (1962). Il faut dire que les deux hommes sont contemporains de la seconde guerre mondiale et de la guerre d'Algérie, deux événements traumatiques ayant accouchés de mémoires douloureuses et conflictuelles qui ont été pour la plupart longtemps étouffées par la censure (celle de l'Etat mais aussi celle de la conscience qui pour continuer à vivre s'est scindée en refoulant ce qui était insupportable).
"Nuit et Brouillard" bien qu'étant à l'origine une commande est un film puissant et poétique qui témoigne de l'état d'esprit et du niveau de connaissances de 1955 sur l'univers des camps de la mort nazis, dix ans seulement après la fin de la guerre. L'époque est alors favorable à la célébration des héros de la Résistance et "Nuit et Brouillard" déroge d'autant moins à la règle que Jean CAYROL le scénariste est lui-même un ancien résistant déporté à Mauthausen. Le sujet du documentaire porte donc sur les conditions effroyables de vie et de travail de ces camps "de la mort lente". En revanche la spécificité de la déportation raciale n'est pas dégagée car elle n'était tout simplement pas reconnue à l'époque. Peu de déportés juifs étaient revenus des camps comparativement aux résistants. De plus, leurs témoignages n'étaient pas entendus. Pour que la mémoire juive émerge dans l'histoire, il faudra le procès Eichmann et plus tardivement encore, le documentaire-choc de Claude LANZMANN, "Shoah" (1985), qui analyse la spécificité de la déportation raciale. Elle se distingue de l'univers concentrationnaire en ce que la mort y est immédiate à l'arrivée et que tout est fait pour qu'elle ne laisse pas de traces. Contrairement à Alain RESNAIS qui filme des vestiges en couleur au milieu d'archives en noir et blanc en s'interrogeant sur leur pouvoir d'évocation du passé, Claude LANZMANN ne montre que le vide, le néant, les prairies dénuées de traces des épouvantables crimes qui s'y déroulèrent ou bien des ruines méconnaissables. Il parie en effet sur la puissance du témoignage seul pour ressusciter le passé. Certains historiens préfèrent d'ailleurs le terme de "centres de mise à mort" plutôt que de camps pour qualifier les lieux où étaient envoyés les juifs d'Europe, distincts des camps de concentration hormis dans le cas de Lublin-Majdanek et d'Auschwitz-Birkenau. Ce dernier, souvent évoqué dans "Nuit et Brouillard" est particulier car il est au croisement des deux logiques: Auschwitz I (là où se trouvait l'enseigne "Arbeit macht frei", l'hôpital, la prison) était un camp de concentration alors que Birkenau combinait la concentration et l'extermination. Cette imbrication de logiques différentes explique également la confusion qui règne dans "Nuit et Brouillard" qui évoque par moments (mais sans le dire explicitement) l'extermination des juifs au milieu des autres activités du camp (expériences médicales, travail forcé). Enfin, "Nuit et Brouillard" est également célèbre pour l'image censurée du gendarme surveillant le camp de Pithiviers. Cette censure témoignait à l'époque du refus de la France d'admettre sa participation aux crimes des nazis durant la seconde guerre mondiale. Un déni qui n'a pris fin qu'avec le discours de Jacques Chirac en 1995.
"La Bataille" est le dernier des sept courts-métrages que D.W. GRIFFITH a consacré à la guerre de Sécession entre 1910 et 1911, quelques années avant son célèbre long-métrage "Naissance d'une Nation" (1915). Il s'agit d'un récit édifiant dont le patriotisme convaincu pourrait tout à fait faire office de document de propagande militariste. Comme toujours en pareil cas, c'est la lâcheté qui est montrée du doigt avec un soldat qui panique dès le premier accrochage et part se cacher chez sa fiancée. Bien évidemment celle-ci lui rit au nez et lui demande de se comporter en homme. Transcendé par ce remontage de bretelles en bonne et due forme, le soldat devient soudainement un héros qui risque sa vie pour ramener à son camp en panne sèche de munitions un chariot de poudre (conduit par Lionel BARRYMORE!). Stanley KUBRICK qui était profondément antimilitariste a brillamment démontré dans "Les Sentiers de la gloire" (1957) comment la lâcheté et le courage étaient habilement exploités par les généraux pour manipuler leurs soldats. Il n'y a bien évidemment pas ce recul chez D.W. GRIFFITH qui reste béat d'admiration devant les uniformes rutilants tels que celui qu'avait porté son papa (colonel de l'armée des confédérés pendant la "Civil war" comme l'appellent les américains et qui avait eu un comportement héroïque en menant une charge victorieuse alors qu'il était blessé). A défaut de tuer le père, D.W. GRIFFITH livre néanmoins un film déjà très ambitieux pour son époque et son format avec des reconstitutions de bataille spectaculaires et un grand nombre de figurants.
"Epées et cœurs" est le sixième des sept courts-métrages sur la guerre de Sécession que D.W. GRIFFITH a réalisé entre 1910 et 1911. L'importance de cet événement dans la filmographie du cinéaste s'explique par sa biographie personnelle (son père a pris part au conflit du côté des confédérés et s'est brillamment illustré en tant que colonel) autant que par la place de la "Civil war" dans l'histoire des USA. En effet, bien plus que la guerre d'Indépendance, c'est la guerre de Sécession qui est considérée par les américains comme l'événement fondateur de leur nation comme le montre l'abondante filmographie qui lui est consacrée.
"Epées et cœurs" comme son titre l'indique est une romance contrariée par la guerre mais aussi par les différences sociales. L'intrigue qui se déroule en Virginie, l'un des Etats sudistes qui a fait sécession se focalise sur un triangle amoureux: le fils d'un riche planteur de tabac, Hugues Frazier (Wilfred LUCAS), sa voisine du même rang que lui qu'il courtise Irène Lambert (Claire McDOWELL) et enfin Jenny Baker (Dorothy WEST) la fille d'un "petit blanc". Le film est à la fois une romance, un récit de guerre épique et une fable dans le sens où la guerre déchire le voile des apparences et révèle la véritable identité de chacun. Sous ses airs de jeune fille de bonne famille, Irène s'avère être une opportuniste qui se laisse courtiser par Hugues mais aussi par un soldat de l'Union histoire de pencher du bon côté le moment venu. Lorsque Hugues perd tout (la guerre mais aussi la propriété familiale qui est attaquée, pillée et incendiée) il perd également Irène mais il gagne Jenny. Cette dernière sous ses airs de pauvresse cache un tempérament intrépide et déterminé qui a l'occasion de s'exprimer lorsqu'elle protège Hugues des soldats de l'Union venus l'arrêter en faisant diversion. Dorothy WEST montre à cette occasion son talent dans les scènes d'action en tant que cavalière et tireuse, bien mise en valeur par la mise en scène de D.W. GRIFFITH, l'utilisation de la profondeur de champ dans la course-poursuite notamment. Son personnage, en rupture par rapport à la tradition prend sa vie en main et sauve celui qu'elle aime au lieu d'être sauvé par lui. Enfin, le quatrième personnage important du film est Old Ben, l'esclave majordome de la famille Frazier qui sauve Hugues de la ruine en enterrant le coffre de la maison pour qu'il ne tombe pas aux mains des pillards. Si le film de D.W. GRIFFITH a un côté féministe et progressiste socialement, il est imprégné de racisme, comme "Naissance d une Nation (1915)". Old Ben est joué comme il était d'usage à l'époque par un acteur blanc grimé, il est entièrement dévoué à la famille Frazier et ne pense pas un instant à profiter de la guerre et du désordre pour s'enfuir et encore moins pour s'enrichir au détriment de ses anciens maîtres qu'il continue à servir fidèlement comme s'il n'y avait pas d'autre horizon possible.
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