Un western magistral qui aurait dû adouber dès ce cinquième film Clint EASTWOOD comme un grand cinéaste si les préjugés de l'époque n'avaient pas aveuglés les critiques. Il y a eu tout de même une célèbre exception, Orson WELLES, pas vraiment un manchot en matière de réalisation qui à juste titre a dit que Clint EASTWOOD était le cinéaste le plus sous-estimé du monde. Il n'a pas vu le temps lui faire justice. En attendant, "Josey Wales hors-la-loi" qui renoue avec brio avec le western classique alors moribond est une odyssée qui part de la pire déchirure qu'aient connus les USA à savoir la guerre de Sécession (dont on découvre à cette occasion les ramifications complexes et peu ragoûtantes) pour recoudre peu à peu le tissu national en y intégrant toutes ses composantes. Mais nul aspect ronflant ou démonstratif, ce travail de reconstruction s'effectue au travers du parcours d'un individu, Josey Wales qui à la suite du massacre de sa famille se transforme en un impitoyable vengeur insaisissable et quasi-invincible. Sauf que sur son parcours et plutôt malgré lui toute une galerie de personnages hauts en couleur viennent se greffer, qu'ils soient esseulés ou en mauvaise posture si bien que le solitaire farouche se retrouve à la tête d'une petite communauté qui le moment venu vient lui prêter main-forte: Josey Wales n'a plus à jouer les super-héros, il n'est plus seul et on pense alors à Howard HAWKS et à son formidable "Rio Bravo" (1959) sauf qu'il y a des femmes de tous âges et des indiens autour de lui, et même un chien pas rancunier, au vu des nombreux jets de chique qu'il se prend dans le museau (l'un des gimmicks qui rend Josey Wales inoubliable). On pense aussi à John FORD pour la beauté époustouflante des paysages traversés et pour la réflexion humaniste (sur la place des indiens notamment - eux aussi avec leurs traumatismes historiques - et la possibilité d'une réconciliation). Mais avec une touche seventies et personnelle que ce soit sur les cicatrices de la guerre du Vietnam (les politiques en prennent pour leur grade, les charlatans aussi) ou sur le statut des femmes qui ne jouent pas les utilités mais sont de véritables protagonistes.
Troisième film de Clint EASTWOOD, "Breezy" marque le premier tournant radical dans sa carrière. D'abord parce qu'il s'efface (presque) totalement du paysage en confiant le rôle principal à William HOLDEN, lui-même se considérant trop jeune pour le rôle. Il n'apparaît donc plus que de sous forme de clins d'oeil à la manière de Alfred HITCHCOCK. Ensuite parce que cet effacement se combine avec une déconstruction de son image de dur à cuire promenant sa silhouette dans les films de genre testostéronés, du western au polar. "Breezy" est en effet une comédie sentimentale basée sur la rencontre entre deux êtres que tout oppose: un agent immobilier quinquagénaire désabusé et une jeune hippie exubérante. Leurs échanges chaleureux et souvent plein d'humour dégagent beaucoup de charme grâce à l'alchimie palpable entre les deux acteurs mais aussi grâce aux qualités de l'écriture et de la mise en scène. La question de la différence d'âge est questionnée (alors que dans tant de films hollywoodiens classiques, celle-ci reste impensée et donnée comme évidente) non comme ce serait le cas aujourd'hui comme expression de la domination patriarcale mais pour ce qu'elle représente métaphoriquement: la possibilité de réenchanter l'existence, de lui donner un sens qu'elle avait perdu. Possibilité qui se heurte au jugement social auquel est très sensible Frank qui a un statut social contrairement à Breezy qui est libre comme l'air mais aussi aux blessures liées à ses échecs sentimentaux passés. Des doutes et des hésitations qui n'empêchent pas celui-ci de goûter aux joies de l'instant présent. Celui-ci est capturé avec beaucoup de finesse. Une promenade au bord de l'océan, une étreinte prennent une saveur particulière.
A sa sortie, le film fut logiquement incompris, peu vu et peu montré mais aujourd'hui, il bénéficie d'un regain d'intérêt, par ses qualités propres mais aussi comme premier jalon d'une veine sentimentale intimiste et sensible qui ne sera pleinement dévoilée au grand public qu'avec le triomphe de "Sur la route de Madison" (1995).
J'ai beaucoup aimé "Sully" qui déjoue avec intelligence les attentes du spectateur. Alors qu'un tâcheron aurait tiré de cette histoire vraie un film catastrophe bourré d'effets spéciaux envahissants ou un récit édifiant célébrant triomphalement l'héroïsme américain, Clint EASTWOOD situe son récit après les faits et interroge la notion de héros d'une manière pas si différente de Asghar FARHADI dans "Un heros" (2020). Car le héros, c'est celui qui est reconnu comme tel par la société et les institutions comme la sainteté et la panthéonisation et pendant une heure trente (et pas deux heures ou deux heures trente, aucune scène en trop dans ce film au rythme parfaitement maîtrisé), ce qualificatif est discuté pour qualifier l'acte du commandant qui n'a eu que quelques minutes pour prendre la décision de poser son appareil accidenté sur l'Hudson. D'un côté les passagers qui lui sont reconnaissants de les avoir sauvés lui manifestent un enthousiasme débordant sans parler des médias qui en font des tonnes. De l'autre, le Conseil national de la sécurité des transports, le N.T.S.B. déclenche une enquête en mettant en doute la pertinence de son jugement, l'accusant d'avoir mis en danger les passagers et d'avoir abîmé en mer l'appareil alors qu'il aurait eu le temps d'après leurs calculs et simulations de faire-demi tour et de revenir à l'aéroport de départ ou bien de se poser dans un aéroport à proximité. Face à ces deux pôles opposés, l'un, émotionnel, le mettant sur un piédestal et l'autre, se voulant rationnel menaçant son honneur et sa carrière, Sully, impeccablement joué comme toujours par Tom HANKS oppose son humilité, celle du professionnel compétent qui a juste fait son travail. Son humanité aussi qui peut s'appuyer sur l'intuition là où la machine est limitée par la rigidité de ses calculs. Là dessus se rajoute au travers de flashbacks offrant des points de vue différents sur le même événement à la manière de "Rashomon" (1950) la mise en évidence de l'aspect collectif du sauvetage: le sang-froid de l'équipage, la discipline des passagers, la rapidité des secours qui se rendent en quelques dizaines de minutes autour de l'appareil sinistré et se coordonnent pour récupérer les passagers transis de froid. Un antidote aux maux de l'Amérique à commencer par les flashs du crash qui hantent Sully et qui se rapportent tous au stress post-traumatique du 11 septembre 2001.
Pour les 95 ans de Clint EASTWOOD, la Cinémathèque propose de voir ou de revoir quelques uns de ses films parmi lesquels ce "Honkytonk man" du début des années 80. Un film personnel qu'il réalise entre deux succès commerciaux, "Firefox, l'arme absolue" (1982) et "Sudden Impact - Le retour de l'inspecteur Harry" (1983) et qui lui permet d'échapper à l'image stéréotypée de macho viril qui lui collait aux basques à une époque où il n'était pas encore considéré comme un réalisateur "sérieux".
"Honkytonk man" se déroule durant la crise des années 30, époque de l'enfance de Clint EASTWOOD et son point de départ évoque "Les Raisins de la colere" (1940): une famille de paysans de l'Oklahoma qui a tout perdu avec le dust bowl s'apprête à partir pour la Californie. Mais à ce destin collectif si bien raconté par Steinbeck et John FORD qui jette la classe paysanne sur la route 66, Clint EASTWOOD vient proposer le cheminement singulier de son anti-héros, sorte de "Inside Llewyn Davis" (2013) avant l'heure. Musicien country se produisant dans les bars miteux du sud des USA, Red Stovall à l'image de son interprète aime aussi le blues et se joue des barrières raciales en vigueur à cette époque. Homme solitaire et quelque peu vagabond, Il va prendre avec lui son neveu de 14 ans, Whit (joué par le propre fils de Clint EASTWOOD, Kyle EASTWOOD) et l'entraîner dans sa vie bohème, lui permettant d'échapper au parcours du reste de sa famille. "Honkytonk man" est donc un récit d'apprentissage et de transmission comme Clint EASTWOOD en réalisera d'autres dans sa carrière, en premier lieu "Un monde parfait" (1993) auquel on pense beaucoup par son caractère de road movie et par le fait qu'un enfant dont la vie semblait décidée d'avance voit celle-ci prendre un tour inattendu, lui ouvrant l'horizon des possibles avec un plan final qui évoque très fortement celui de "Les Temps modernes" (1936). On peut y ajouter également le fait que les jours de l'adulte sont comptés, Red n'étant pas un repris de justice en cavale comme Butch mais un malade miné par la tuberculose qui n'aura pas le temps d'entendre les chansons qu'il aura eu tout juste le temps d'enregistrer.
A travers ce film, Clint EASTWOOD rend hommage au chanteur Hank Williams qui a inspiré le personnage de Red, notamment son style de musique, son objectif de passer une audition pour interpréter ses titres en live dans une émission de radio, le Grand Ole Opry à Nashville où Hank Williams s'est produit à partir de 1949, son alcoolisme et sa mort prématurée. Preuve que fiction et réalité se mélangent, Kyle EASTWOOD est devenu musicien de jazz et compositeur, notamment sur les bandes originales des films de son père.
Après avoir vu ce documentaire riche et éclairant - que l'on peut juger trop court mais qui fait quand même 1h17 soit plus que la moyenne standard de 52 minutes - j'ai déduit que Clint EASTWOOD était un pont, à l'image de celui qui illustre l'un de ses films les plus célèbres, "Sur la route de Madison" (1995). Un pont entre l'Amérique et l'Europe, entre la télévision et le cinéma, entre la country et le jazz (comme "The Blues Brothers" (1980), on y entend le thème de la série "Rawhide" (1959) dans laquelle il joua alors que "Bird" (1987) célèbre la musique de Charlie PARKER), entre le masculin et le féminin, facette de sa personnalité qui a été révélée au monde par "Sur la route de Madison" (1995) mais qui était déjà présente dans l'un de ses premiers films, "Breezy" (1973). Un pont aussi entre conservatisme et progressisme: connu pour ses idées républicaines et ses discours parfois réacs, Clint EASTWOOD n'a pas moins mis en scène dans ses films la plupart des minorités: des indiens ("Josey Wales, hors-la-loi") (1976), des afro-américains ("Bird") (1987), des Hmong ("Gran Torino" où d'ailleurs il tourne son image de réac raciste en dérision) (2008), des témoins de Jéhovah et des détenus en cavale ("Un monde parfait") (1993), des hippies ("Breezy") (1973), des transsexuels ("Minuit dans le jardin du bien et du mal") (1997). Enfin si le film s'intitule "Clint Eastwood, la dernière légende", c'est aussi parce qu'il fait le pont entre le cinéma classique hollywoodien (le film met en évidence l'influence d'acteurs tels que Gary COOPER et James CAGNEY sur son jeu) et le cinéma contemporain. A ce titre, l'un des moments les plus mémorables du documentaire est une archive dans laquelle Orson WELLES dit que Clint EASTWOOD était au début des années 80 l'un des réalisateurs les plus sous-estimés du monde. En effet de nombreuses images d'archives attestent qu'à l'image de Sergio LEONE, Clint EASTWOOD était alors dénigré par une critique snobinarde aussi bien comme acteur que comme réalisateur et ce jusqu'au festival de Cannes. L'homme a depuis fait taire les mauvaises langues et mis tout le monde d'accord. Même "Dirty Harry" (1971) a droit à une relecture intéressante. Outre le travail de Don SIEGEL qui a servi de modèle à Clint EASTWOOD pour son propre style de réalisation, le personnage apparaît dans certaines des scènes les plus violentes comme habité par la folie ce qui l'éloigne des super-héros surjouant leur virilité en dépit de ce que suggère la longueur du calibre qu'il utilise.
Présenté comme le dernier film de Clint EASTWOOD, "Juré n°2" est un film de procès certes de facture classique mais doublé d'un thriller à twists scénaristiques qui tient en haleine. L'habileté du scénario fait que le vérité se dérobe constamment au spectateur. En effet le meurtre n'est jamais montré et jusqu'à la dernière image, plusieurs hypothèses crédibles tiennent la corde. Si le film adopte la subjectivité de Justin Kemp, le juré n°2 (Nicholas HOULT) qui est persuadé d'être coupable, il est tellement hanté par un passé qui semble le poursuivre comme une fatalité qu'on ne peut pas tout à fait prendre ses croyances pour argent comptant. Par ailleurs le comportement peu rassurant de l'accusé, James Michael Sythe (Gabriel BASSO) qui lui aussi traîne un lourd passé ne permet pas de le mettre complètement hors de cause. Enfin l'hypothèse d'un accident n'impliquant aucun tiers ne peut pas non plus être complètement exclue. Néanmoins, le film n'est pas sans défauts. N'ayant pas vu "Le Septieme jure" (1961) dont il s'inspire, je ne peux dire si l'emprunt est habile. En revanche, celui qui concerne "Douze hommes en colere" (1957) apparaît bien lourd et artificiel d'autant que ce qui est une véritable dramaturgie au service d'un discours humaniste dans le film de Sidney LUMET n'est qu'un passage obligé dans le film de Clint EASTWOOD qui interroge quant à lui les rapports entre justice et vérité. Sur les tourments du pauvre Justin, le scénariste en rajoute, le mettant sous pression à chaque fois qu'il est sur le point d'être père et le mettant toujours au mauvais endroit au mauvais moment. Il y a des poissards mais quand même! L'interprétation est inégale. J'ai eu beaucoup de plaisir à revoir Toni COLLETTE dans le rôle d'une avocate générale ambitieuse mais intègre et même JK SIMMONS dans un rôle autrement plus sympathique que dans "Whiplash" (2014). Mais j'ai trouvé Nicholas HOULT trop lisse, trop mécanique à l'image de son foyer aseptisé alors qu'une bonne partie du film repose sur ses épaules.
"Impitoyable" c'est le western désenchanté par excellence, celui qui enterre tout un pan du genre dans un magnifique contre-jour funèbre sur fond de coucher de soleil. Les "héros" (?) y sont vieux et fatigués. Leurs idéaux, inscrits sur une pierre tombale ou sur un panneau à l'entrée d'une petite ville y tombent en lambeaux. Le biographe (chantre?) ironiquement chargé d'écrire l'histoire de quelques légendes de l'ouest dans la plus pure tradition de John FORD se retrouve bien en peine de tirer quelque chose de glorieux de la sordide et pathétique réalité qui se déroule devant ses yeux. Celles de cowboy, (ex) hors la loi, chasseur de primes ou shérif qui ont renié leur rôle et sombré dans l'impuissance c'est à dire dans la violence. Dès les premières scènes, on est prévenus: la violence surgit à la suite du rire d'une prostituée devant la taille ridicule de "l'engin" que l'homme exhibe devant elle. Défigurée pour avoir osé transgresser un système fondé sur le virilisme, elle est qui plus est victime d'une autre forme de violence par le biais du shérif qui croit régler le problème par une transaction compensatrice envers le proxénète en laissant totalement de côté la victime considérée comme une marchandise endommagée qui logiquement devant ce déni d'humanité et de justice crie vengeance. Voilà comment en quelques scènes, Clint EASTWOOD règle ses comptes avec la mythologie du genre ainsi qu'avec son image de réac misogyne voire facho sur les bords forgée notamment au contact des films tournés avec ses mentors, Sergio LEONE et Don SIEGEL ainsi que dans ses premières réalisations. Son point de vue est en effet à la fois très humain et très critique. Très humain car ses personnages n'ont rien de héros, ils sont plein d'imperfections pour ne pas dire souvent totalement pathétiques (Munny aussi fiévreux que ses porcs qui se traîne au sol sous les coups du shérif par exemple ou Ned qui s'avère incapable de tirer). Très critique car tout le monde en prend pour son grade à commencer par le shérif, brillamment interprété par Gene HACKMAN dont les méthodes barbares ébranlent sa fonction de représentant de la loi et de l'ordre à l'image de sa maison mal construite ou le tueur English Bob (Richard HARRIS) qui tombe méchamment du piédestal qu'il tentait de faire forger à la gloire de ses exploits. Lesquels se résument encore et toujours à un concours de bites. Quant aux exécutions, elles sont volontairement ramenées à leur niveau le plus crade, le plus écoeurant avec tel homme qui n'en finit plus d'agoniser en criant, le bide transpercé ou tel homme qui se fait tirer dessus en pleine défécation. Histoire d'empêcher qu'une nouvelle légende puisse pousser sur le tas de merde semble nous dire Clint EASTWOOD.
Le générique de "Pale Rider", le troisième des quatre westerns réalisés par Clint EASTWOOD* alors que le genre était moribond est un modèle d'épure cinématographique en plus d'être un film sur les origines de l'Amérique. Dès le générique, alors qu'aucun mot n'a encore été prononcé, le spectateur a déjà saisi l'enjeu principal du film à savoir celui de la lutte entre deux conceptions opposées du monde grâce au principe du montage alterné. D'un côté, une communauté de petits prospecteurs qui vit en harmonie avec la nature ce que souligne une bande son paisible. De l'autre, le bruit et la fureur des mercenaires envoyés par le magnat Coy LaHood (Richard DYSART) pour terroriser les villageois et les faire partir afin que ce dernier puisse faire main-basse sur leurs terres. C'est l'histoire de la lutte entre les petits entrepreneurs indépendants et les trusts qui en dépit des lois votées par les gouvernements dans la deuxième moitié du XIX° pour tenter de les dissoudre ont largement façonné le capitalisme américain. Une lutte sociale bien sûr mais aussi une lutte écologique. L'entreprise de Coy LaHood est montrée comme prédatrice aussi bien sur les hommes (les raids sur le village, la tentative de viol sur Megan par le fils LaHood joué par Chris PENN) que sur la nature: paysages défoncés, eaux détournées, pollutions etc.
Pour arbitrer cette lutte entre deux directions possibles pour une Amérique alors en construction propre à la mythologie du western, Clint EASTWOOD choisit non pas une dimension civique comme l'aurait fait John FORD mais une dimension mystique. Son personnage énigmatique est un fantôme revenu d'entre les morts à la suite de la prière de Megan (Sydney PENNY) dans la forêt qui demande qu'un miracle vienne la sauver, elle et l'ensemble des villageois. Le caractère biblique du personnage ne fait pas de doute, il apparaît aux yeux de Megan et de sa mère alors que la première récite un extrait de l'Apocalypse: " Et voici que parut un cheval d'une couleur pâle. Celui qui le montait se nommait "la Mort", et l'enfer l'accompagnait." Cette figure d'ange de la mort provient également des légendes païennes convoquées par la prière de Megan dans la forêt tout comme le "prêcheur" (nouvel avatar de "l'homme sans nom") s'avère être un impitoyable justicier qui règle des comptes personnels tout en insufflant aux villageois la force qui leur manque pour tenir tête à leurs adversaires corrompus. Sur un plan plus intime, il travaille de même à souder Hull Barrett (Michael MORIARTY), Sarah (Carrie SNODGRESS) et Megan en se servant du désir qu'il suscite auprès de ces deux dernières. J'aime beaucoup cette ambivalence du sauveur, son aspect très masculin mais son apparition due à la magie féminine, son comportement individualiste et en même temps le fait qu'il prend la défense des plus faibles et de la nature, son détachement vis à vis des passions terrestres et en même temps la caractère impitoyable de ses actes. L'économie de gestes, l'économie de mots, le hiératisme de la haute figure du prêcheur lui confèrent un charisme directement héritée des films de Sergio LEONE qui renforce sa dimension surnaturelle.
* Que beaucoup considèrent comme se situant dans la continuité des précédents voire de toute sa carrière dans le western et comme une relecture moderne de "L'Homme des vallées perdues" (1953) à qui il emprunte la plupart de ses thèmes et motifs mais auxquels il donne une direction différente.
J'aime beaucoup Clint EASTWOOD en tant que réalisateur mais j'avoue ne pas être au diapason des louanges qui accompagnent "Mystic River" depuis sa sortie et en ont fait un film culte. Peut-être parce que c'est un film très froid, mettant en scène des personnages dévitalisés voire vraiment glaçants. La tragédie initiale qui frappe l'un d'entre eux a un caractère déterministe étant donné que tout ce qui advient après semble en découler: Jimmy est devenu un mafieux adepte de la justice privée (Sean PENN), Sean s'est engagé dans la police (Kevin BACON) et Dave, est restée l'éternelle victime, le bouc émissaire de tous les maux de la société (Tim ROBBINS). Quant à la notion d'amitié, si elle a existé dans leur enfance, elle n'est plus ce qui définit leurs interactions basées sur la méfiance, l'indifférence ou la violence. Si l'on rajoute des conjointes tout aussi effrayantes, chacune dans leur genre (l'une qui se fait la complice des meurtres de son mari, l'autre qui semble terrorisée par les agissements du sien au point de le trahir et la troisième qui est ectoplasmique), il m'a été d'autant plus difficile d'adhérer à ce sado-masochisme généralisé. De plus l'intrigue policière est très classique dans son déroulement voire se traîne par moments et son dénouement semble noyer le poisson dans une culpabilité collective ce qui est une façon de prôner au final l'irresponsabilité de chacun. Il faut dire que je ne crois pas à la fatalité (sauf dans les histoires mettant en scène des héros ou des demi-dieux) bien pratique pour ne pas assumer les conséquences de ses actes mais plutôt au libre-arbitre. Comme ce n'est pas réalisé par un manche et que c'est très bien joué, je mets quand même la moyenne mais il est clair que ce n'est pas ma tasse de thé.
"Sur la route de Madison" est un film d'interstices. Ceux par lesquels Francesca (Meryl STREEP) observe Robert Kincaid (Clint EASTWOOD) lorsqu'elle l'accompagne sur le pont couvert de Roseman qu'il s'apprête à photographier. L'histoire non conventionnelle de Francesca et de Robert, deux amants d'âge mûr, est elle-même un interstice entre les fondations de l'Amérique profonde WASP, blanche et puritaine des années 60 dont le film est une subtile critique. L'espace de 4 jours, Francesca entrevoit un autre possible à travers sa morne vie de desperate housewife de l'Iowa. Son american Dream s'est mué en désillusion, celle d'une vie sans perspectives autre que celle de la dissolution de son individualité dans le devoir conjugal et familial. Une vie cloîtrée passée à servir mari et enfants pour lesquels la mère se confond avec les murs de la maison. Une vie à rêver d'un ailleurs impossible, incarné par le voyageur et observateur infatigable et bienveillant du monde qu'est Robert Kincaid et à travers lui Clint EASTWOOD. Car le film est aussi une brèche dans son intimité. A des années lumières de son image masculiniste, on découvre l'homme libre, ouvert d'esprit, contemplatif, sensuel bref féminin. Cette part de féminité jusque là enfouie s'incarne aussi bien dans la manière de magnifier les paysages filmés en lumière naturelle que dans le surgissement de la musique noire alors même que la ségrégation était toujours en vigueur. Et enfin dans le personnage de Francesca qui incarne à lui seul l'amour que Clint EASTWOOD porte aux femmes. Ronde et sensuelle jusqu'au bout des ongles, Francesca est indissociable de la nature (lumière, vent, eau) dont elle est habituellement coupée. Cet instant de grâce durant lequel elle retrouve sa puissance perdue à un parfum d'éternité. Le fait qu'elle y renonce pour retourner à son esclavage est symbolique des tares de l'american way of life alors que Clint EASTWOOD incarne l'artiste marginal qui l'a révélée à elle-même. Révélation qu'elle lègue à sa mort à ses enfants, deux quadragénaires dévitalisés, en espérant sans doute quelque peu faire changer les choses alors que le passage du temps n'entraîne que la reproduction du même triste modèle.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)