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Articles avec #drame tag

Fureur Apache (Ulzana's Raid)

Publié le par Rosalie210

Robert Aldrich (1972)

Fureur Apache (Ulzana's Raid)

J'ai beaucoup pensé à "L'ennemi intime" de Florent Emilio Siri (2007) en regardant "Fureur Apache" en tant que réflexion par le truchement du western sur les sales guerres asymétriques des années 60-70 (Algérie, Vietnam) qui se transformaient en bourbier insoluble et d'où personne ne sortait indemne. En effet le contexte est très important pour comprendre le film. De même que "Bronco Apache" (1954) du même réalisateur se positionnait en faveur des indiens à une époque où ils étaient dépeints comme des barbares, "Fureur Apache" prend le contrepied des films des années soixante-dix où ils étaient désormais vus comme de "bons sauvages", de "grands enfants" ou de simples victimes. Rejetant donc le manichéisme primaire aussi bien que les clichés colonialistes, Robert Aldrich réalise un grand (mais dérangeant) western crépusculaire voire nihiliste par son absence d'issue dans lequel on assiste à une explosion d'ultra violence*.

Le film raconte l'histoire d'un groupe d'apaches qui s'échappe d'une réserve dans laquelle ils étaient retenus prisonniers pour se lancer dans une politique de la terre brûlée sur leurs anciens territoires, une sorte de baroud d'honneur désespéré et suicidaire autant que sanguinaire par lequel ils espèrent retrouver un peu de leur puissance guerrière d'autrefois. Ils sont poursuivis par un peloton de la cavalerie américaine qui ne peut que constater les dégâts de leur passage tant leur impuissance est manifeste**. C'est en fait leur propre survie qui est en jeu car ils se sont lancés dans une dangereuse partie de poker menteur avec les Apaches, chacun cherchant à berner l'autre pour lui porter le coup fatal. Comme dans toute guerre asymétrique, ce sont les Apaches qui ont l'avantage car ils connaissent le terrain. Mais comme je le disais plus haut, à ce jeu là, personne n'en sort indemne. Ni les Apaches qui se font décimer, ni le jeune et inexpérimenté lieutenant DeBuin (Bruce Davison) qui en étant témoin des atrocités commises par les apaches (meurtres, viols, dépeçages et mutilations) bascule en un éclair de l'idéalisme au racisme primaire et à la tentation de se comporter avec la même barbarie que ses adversaires***. Mais il bénéficie cependant des explications du vieux briscard qui l'accompagne en éclaireur (à tous les sens de ce terme), McIntosh (Burt Lancaster qui jouait l'indien dans "Bronco Apache"), capable de comprendre l'état d'esprit des indiens et leurs motivations profondes derrière la cruauté de leurs actes. La présence de ce personnage est très importante car il désamorce les pulsions haineuses que peuvent ressentir les soldats et par extension les spectateurs. Le fait qu'il soit marié à une indienne ainsi que la présence d'un scout Apache à leurs côtés qui est à leur service en ayant son propre sens de l'honneur invalide complètement l'accusation de racisme qui a été faite à Aldrich à propos de ce film. En effet au-delà de l'effort de compréhension et de la remise en contexte, au-delà du refus de l'essentialisation qui est à la base du racisme ("un bon indien est un indien mort", "ils sont tous pareils" etc.), les cavaliers sont montrés en train de se livrer sur le cadavre d'un Apache à des horreurs au moins équivalentes à celles qu'infligent les apaches aux leurs, la violence n'étant pas l'apanage d'un camp****.  Cependant McIntosh se sait condamné au même titre que l'homme qu'il traque, le chef apache Ulzana (dont la mort du fils souligne l'absence d'avenir de son peuple).

* Caractéristiques typiques des années 70 que ce soit pour le nihilisme (exemple "Easy Rider") ou l'ultra violence (exemple "Orange mécanique").

** Le film souligne cette impuissance de façon ironique en faisant à plusieurs reprises sonner le clairon signalant l'arrivée imminente de la cavalerie sans que pour autant elle ne puisse empêcher les exactions commises sur les fermiers ou leurs propres soldats.

*** Ce qui est exactement le parcours du personnage joué par Benoît Magimel dans "L'ennemi intime", un idéaliste d'abord horrifié par la torture systématique pratiquée sur les combattants algériens puis basculant dans la haine aveugle après avoir été témoin des meurtres et mutilations commises par ces mêmes combattants à l'égard des soldats français (la coutume consistant à émasculer les cadavres et à leur enfoncer l'appareil génital dans la bouche est reprise d'une certaine façon dans "Fureur Apache" où un cadavre de fermier atrocement défiguré se retrouve avec la queue de son propre chien enfoncée dans la bouche).

**** "Fureur Apache" a eu une certaine influence sur Stanley Kubrick. J'ai cité "Orange mécanique" mais dans "Full Metal Jacket" il y a une scène qui fait également penser au film d'Aldrich où un soldat américain est pris pour cible par l'adversaire qui le crible de balles à petit feu jusqu'à ce que son propre camp ne décide de l'achever pour lui épargner encore davantage de souffrance.

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Burning (Beo-ning)

Publié le par Rosalie210

Lee Chang-Dong (2018)

Burning (Beo-ning)

Il met un peu de temps à démarrer ce "Burning" et c'est bien dommage car avec 15-20 minutes de moins, on tenait là un chef-d'oeuvre (mais la suite est tellement sublime que je lui pardonne aisément!). Il faut en effet patienter jusque là pour que le film entre enfin dans son sujet. A partir du moment ou le couple devient un trio, la mayonnaise prend et la tension monte. Comme chez son confrère Bong Joon-ho, Lee Chang Dong réalise un thriller sur fond d'inégalités sociales avec en plus beaucoup de non-dits, beaucoup d'ambiguïtés sur les pulsions et les désirs qui circulent entre Jongsu, Haemi et Ben. La séquence finale par exemple est très hitchcockienne car il s'agit typiquement d'une scène de meurtre filmée comme une scène d'amour (plus exactement comme un coït), scène d'explosion de violence qui n'est pas sans rappeler la conclusion de "Une Affaire de goût" de Bernard Rapp.

Il y a dans "Burning" une opposition assez nette entre la ville et la campagne. La ville est le lieu des relations policées mais aussi d'une sourde violence sociale. C'est la comparaison entre le minuscule studio de Haemi et l'immense et luxueux appartement de Ben ou sa Porsche face au véhicule agricole boueux et délabré de Jongsu. C'est aussi lors des soirées qu'il organise avec ses amis le silence de Jongsu et l'ennui (ou la gêne) de Ben et ses amis devant le comportement exhibitionniste de Haemi. La campagne est le domaine du taiseux Jongsu, le lieu de la remontée des pulsions primitives et sauvages. L'exhibition de Haemi, filmé en contre-jour dans la lumière naturelle sur la musique que Miles Davis a improvisé dans "Ascenseur pour l'échafaud" y prend un tout autre sens, celui d'un rituel quasi magique. On dirait un envoûtement, porté par l'atmosphère visuelle et sonore sans parler du travelling qui part du jour finissant et se termine à la nuit tombante: magnifique! C'est sur ce terreau que prospère toute l'ambiguïté du film. En effet Haemi est décrite comme une illusion. Elle semble davantage sortir de l'imagination de Jongsu (qui se rêve écrivain même s'il vit de petits boulots précaires et ne sait pas ou il va) que de la réalité. Celui-ci se rend dans son studio vide pour y nourrir un chat fantôme et s'y masturbe en cherchant l'inspiration alors que dans la seule scène d'amour où elle est physiquement présente, le réalisateur filme surtout le rai de lumière qui se dessine le long du mur (le mirage donc). Et puis il lui a fait refaire le portrait. Dans le film elle est ravissante et entreprenante alors que dans les souvenirs de Jongsu (qui la connaît depuis l'enfance et l'avait perdue de vue), elle était laide.  On peut même se demander si elle existe tout court tant elle paraît irréelle, apparaissant et se volatilisant comme par magie (cette question du visible et de l'invisible, du dit et du non dit, de la présence et de l'absence ou du vrai et du faux traverse tout le film). La relation de Haemi et Ben n'est jamais clairement définie, elle est visiblement attirée par ses signes extérieurs de richesse et elle le distrait sans que l'on sache exactement ce qu'il veut dire par là. Mais le summum d'ambiguïté réside dans la relation entre Jongsu et Ben. Si au début, Jongsu semble dans la position peu enviable du pauvre type qui tient la chandelle, les confidences de Ben mettent littéralement le feu à son imaginaire. Il faut dire qu'une fois le sens littéral écarté (ce qui est assez rapide), l'image de la serre qui brûle ne peut se rapporter qu'à deux choses: le sexe ou le meurtre. Soit ce qui est au cœur de la plupart des œuvres de fiction. Jongsu adhère à la deuxième version (celle d'un thriller criminel porté par une figure de serial killer) d'autant qu'un faisceau d'indices semble aller dans son sens. Mais on peut se dire aussi qu'il "efface" Haemi du paysage parce que le véritable objet de son désir (narcissique) est ce "Gatsby le magnifique"* plein de fric et plein d'aisance. Haemi (qui peut n'être également qu'une projection narcissique de lui-même) a bien su se réinventer en ayant recours à la chirurgie esthétique et en cherchant à se rapprocher des étoiles, pourquoi pas lui en Gatsby? Gatsby qui s'ennuie et semble tout autant chercher les ennuis à moins que ce soit eux qui le trouvent pour un dernier (ou un premier) embrasement, lui qui n'a jamais pleuré ni visiblement jamais aimé. 

* Au vu des ambitions d'élévation sociale par l'écriture de Jongsu, il est logique que les références littéraires soient nombreuses, que ce soit l'allusion au roman de Scott Fitzgerald ou à la nouvelle '"L'incendiaire" de William Faulkner elle-même à la source de la nouvelle de Haruki Murakami "Les Granges brûlées" dont le film s'inspire.

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A Touch of Sin (Tiān zhù dìng)

Publié le par Rosalie210

Jia Zhangke (2013)

A Touch of Sin (Tiān zhù dìng)

J'ai du mal à accrocher en général aux films choraux qui racontent des histoires parallèles en n'accordant de ce fait à chacune qu'une durée limitée. Cela me laisse sur un sentiment de frustration car il n'y a pas assez de temps pour développer l'intrigue et les personnages de chaque histoire et de ce fait, ceux-ci sont subordonnés à l'idée d'ensemble. En dépit de quelques tentatives d'entrecroisement, "A Touch of Sin" relève en effet de cette structure et peut se décomposer en quatre courts-métrages sur un même thème, celui de la violence des rapports économiques et sociaux en Chine depuis que celle-ci est devenu l'épicentre de la mondialisation. Le réalisateur, Jia Zhangke a essayé de mêler documentaire et fiction en s'inspirant de quatre faits divers ayant défrayé la chronique et en les inscrivant dans un genre cinématographique d'action populaire. Avec un bonheur inégal.

Le premier et le troisième segment sont à mes yeux les plus réussis. Le premier bénéficie d'un personnage charismatique d'une taille imposante et reconnaissable à son grand manteau vert qui fait penser aux cache-poussière des héros de western (et il a même une moto en guise de cheval sans parler du fait qu'il lance dans les airs à plusieurs reprises une tomate, gimmick qui fait irrésistiblement penser à "Scarface" d'Howard Hawks). Son expédition punitive s'inscrit dans le registre du vigilante movie du type "Justice sauvage" sauf qu'il s'agit ici d'éliminer les chefs de village corrompus et leurs sous fifres serviles, les voies pacifiques s'étant révélées être des impasses. Le troisième segment a pour protagoniste principale une femme et se développe dans le sous-genre de série B du "rape and revenge movie" qui a par exemple abouti à des films mainstream tels que le diptyque "Kill Bill" de Quentin Tarantino ou "Elle" de Paul Verhoeven. En effet dans ces films, les femmes subissent d'abord la violence des hommes avant que par un effet boomerang elles ne retournent cette violence contre eux. Une violence physique mais aussi économique puisque le client du sauna frappe sa victime à coups de billets de banque: on ne peut être plus clair! 

En revanche les deuxième et quatrième segments sont plus faibles. Les motivations mal définies du travailleur migrant laissent sceptiques face à tant de violence déployée pour voler de l'argent. Cela ne suffit pas à en faire un "personnage". Idem avec le quatrième protagoniste, très veule et passif qui n'arrive pas à trouver sa place dans la jungle économique et sociale qui l'exploite. L'histoire se base sur un scandale très connu, celui des vagues de suicide dans les filiales chinoises de l'entreprise taïwanaise Foxconn qui sous-traite toute l'informatique mondiale (de Apple à Microsoft en passant par Nintendo). Mais ce thème est à peine effleuré au profit de celui, plus cinématographique du bordel de luxe où le jeune homme, employé comme hôte d'accueil se heurte à l'impossibilité de construire une relation dans le monde de la prostitution. Cet épisode est particulièrement mal raccordé aux autres.

"A Touch of Sin" est donc une expérimentation intéressante, qui donne lieu à de grands moments de cinéma et suscite la réflexion mais il ne parvient pas toujours à se hisser à la hauteur de ses ambitions qui consiste à allier à la fois la précision du documentaire et le caractère populaire et spectaculaire du "wu xia pian" (film de sabre chinois, le titre du film se référant à "A Touch of Zen" de King Hu visible en ce moment sur Arte Replay).

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Le Festin de Babette (Babettes Gæstebud)

Publié le par Rosalie210

Gabriel Axel (1987)

Le Festin de Babette (Babettes Gæstebud)

De même qu'il fallu quatorze ans à Babette pour toucher le gros lot et être en mesure de préparer le somptueux dîner gastronomique français qui donne son titre à la nouvelle de Karen Blixen dont le film est adapté, il fallut quatorze ans pour que le réalisateur Gabriel Axel parvienne à obtenir les crédits nécessaires à la réalisation du film. Les conseillers qui accordent les subventions de l'institut du cinéma danois jugeaient le scénario trop mince pour un long-métrage et pensaient également qu'il n'intéresserait pas un public moderne. Raté! Car c'est l'austérité de la première partie du film qui par contraste donne l'eau à la bouche lorsqu'arrive le moment du plantureux repas. Qui n'a jamais rêvé d'être assis à la table des convives pour goûter des mets qui au mieux se dégustent une fois par an à noël (les cailles farcies aux truffes et au fois gras, le caviar) mais la plupart du temps sont tout simplement inaccessibles au commun des mortels (les grands vins, la soupe de tortue qui avec les fruits confits me font penser au repas gargantuesque qui clôt "Le général Dourakine" de la comtesse de Ségur!)

"Le Festin de Babette" est un film d'oppositions mais aussi un film de médiations. Opposition entre les pays nordiques (La Norvège dans la nouvelle, le Danemark dans le film) et son austérité luthérienne et la France vue comme un pays de débauchés, entre Martine et Philippa, les deux vieilles filles puritaines et soumises et Babette, ex chef cuisinière d'un grand restaurant et ex Communarde, entre les acteurs scandinaves issus pour la plupart des films de Dreyer et de Bergman et la française Stéphane Audran plutôt abonnée à des rôles de femme fatale ou de bourgeoise, entre l'amour et l'art vus comme autant de tentations diaboliques (comme par hasard l'air que Achille Papin fait chanter à Philippa est "La Ci Darem la Mano" extrait de Don Giovanni et les victuailles apparaissent aux deux sœurs comme des émanations de l'enfer, un véritable sabbat de sorcières)  et une conception de la foi ascétique qui implique de renoncer à toutes les formes de plaisir terrestre pour se consacrer à Dieu et à son œuvre.

Toute la beauté du film réside dans le fait que la médiation l'emporte sur l'opposition et la vie sur la mort, du moins un bref instant (la dernière image de ce point de vue est éloquente). En effet la petite communauté luthérienne dirigée par Martine et Philippa (prénoms en relation avec Martin Luther et son ami Philippe Melanchthon) se déchire sous leurs yeux consternés et impuissants et c'est le festin de Babette, pourtant accueilli avec un mélange de crainte et d'ignorance qui paradoxalement va faire communier ses membres, leur apporter la paix du cœur et de l'esprit en comblant leurs sens et ce alors qu'ils avaient juré de nier l'effet que le repas aurait sur eux. Preuve s'il en est que la vraie spiritualité prend ses racines dans la sensualité (ce qui est d'ailleurs le message originel du christianisme!) et que le puritanisme lui est parfaitement stérile. La médiation, c'est également celle qu'accomplit le général Lorens Löwenhielm, seul convive à ne pas appartenir à la secte et qui en fin connaisseur commente chaque plat et chaque vin pour finir par reconnaître la signature de l'artiste des fourneaux qui se cache derrière le repas*. C'est enfin celle du réalisateur né au Danemark mais élevé en France et accomplissant sa carrière théâtrale et audiovisuelle dans les deux pays entre lesquels il effectue de nombreux allers-retours. Il a par ailleurs mis en scène de nombreux classiques français au Danemark.

* D'ailleurs la séquence du repas est l'occasion d'un total renversement de valeurs, les luthériens devenant des profanes ignares et le général, leur guide spirituel.

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Memories of murder (Salinui chueok)

Publié le par Rosalie210

Bong Joon-ho (2003)

Memories of murder (Salinui chueok)

Le deuxième film de Bong Joon-ho "Memories of murder" est aussi l'un de ses plus grands films. Il s'inspire d'une pièce de théâtre elle-même issue d'un fait divers qui avait défrayé la chronique en Corée: le viol et le meurtre d'une dizaine de femmes de tous âges à Hwaseong au sud de Séoul entre 1986 et 1991 par un serial killer, le premier du genre au pays du matin calme et qui n'a été confondu que trente ans après les faits c'est à dire en 2019.

Le film de Bong Joon-ho qui se concentre sur la traque infructueuse du coupable tient en haleine du début à la fin avec une montée en puissance impressionnante sur la dernière demi-heure qui tourne à la tragédie noire à l'entrée d'un tunnel ferroviaire. Avec un sujet pareil, on pourrait s'attendre à un film seulement très sombre mais en maestro du mélange des genres, Bong Joon-ho en fait aussi un film très drôle. Un humour burlesque ravageur qui souligne l'incompétence de la police de l'époque dans un contexte politique par ailleurs troublé. En effet le trio d'enquêteurs, Park (Song Kang-ho) le policier local, son brutal coéquipier Jo Young-goo et un inspecteur venu de Séoul leur prêter main-forte, Seo (Kim Sang-kyeong) vont systématiquement se retrouver mis en échec par un tueur insaisissable qui profite des failles béantes du système pour s'évanouir dans la nature. La Corée du sud des années 80 n'était pas développée comme elle l'est aujourd'hui et elle était encore en transition entre l'autoritarisme et la démocratie. Par conséquent les policiers manquent de rigueur scientifique et de moyens pour mener leur enquête. Les tests ADN ne peuvent être menés qu'aux USA*, les scènes de crime ne sont pas assez protégées et face au manque de preuves Park se réfugie dans toute une série de pistes plus farfelues les unes que les autres (le "contact visuel" alors qu'une scène prouve qu'il est incapable de différencier un coupable d'une victime, la méthode chamanique, la visite des saunas pour tenter de repérer des hommes imberbes, le criminel ne laissant aucun poil sur les lieux de ses crimes, la recherche d'un auditeur qui demande la même chanson à la radio les soirs de meurtre etc.) Par ailleurs, on voit ces mêmes policiers utiliser la torture pour faire endosser les crimes à des boucs-émissaires tels qu'un attardé mental ou un miséreux surpris en pleine forêt en train de se masturber avec des dessous féminins volés. Des séquences qui pourraient être révoltantes mais qui tournent au grotesque avec les interrogatoires surréalistes des hommes incriminés. Hommes à qui n'est offert par la suite qu'une réparation dérisoire. Enfin le régime offre un boulevard au meurtrier en utilisant les forces de police pour la répression des manifestants plutôt que pour traquer les criminels et en imposant un couvre-feu qui facilite d'autant son passage à l'acte (les lumières qui s'éteignent symbolisent un régime qui ferme les yeux). Alors des années plus tard quand Park qui a changé de métier (on le comprend) revient sur les lieux du premier crime et apprend de la bouche d'une fillette que le tueur est venu s'y recueillir peu de temps auparavant, il regarde droit dans les yeux par un regard caméra les spectateurs de son pays pour qu'ils ne puissent plus jamais détourner le regard.

* C'est d'ailleurs par son ADN que le meurtrier a fini par être confondu. Les bavures, les erreurs de l'enquête et le retard technologique m'ont fait penser à l'affaire Grégory qui date de la même époque et qui reste irrésolue.

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Mother (Madeo)

Publié le par Rosalie210

Bong Joon-ho (2009)

Mother (Madeo)

Avant de commencer ma critique proprement dite, je mets en garde contre tout risque de confusion entre le film du coréen Bong Joon-ho et celui plus récent et plus connu de Daren Aronofsky avec Jennifer Lawrence et Javier Bardem qui porte le même titre mais qui est suivi d'un point d'exclamation.

"Mother" (sans ! donc) qui a été réalisé en 2009 entre "The Host" et "Snowpiercer" est nettement moins flamboyant et spectaculaire qu'eux. Il est aussi, il faut le dire plus rébarbatif avec des personnages peu sympathiques plongés dans une situation sordide non compensée par les touches d'humour habituelles du cinéaste. Il s'inscrit cependant dans le style d'un réalisateur qui est passé maître dans le mélange des genres, ici le mélo familial et le thriller policier. S'il y a un film auquel on peut comparer "Mother" c'est "Psychose" d'Alfred Hitchcock qui fait d'une histoire de fusion monstrueuse entre mère et fils la substance de son intrigue policière. Il y a d'ailleurs une phrase quasi-identique prononcée dans les deux films: "Elle ne ferait pas mal à une mouche" (à propos de Mrs Bates dans "Psychose"), "Il ne ferait pas même pas mal à une araignée d'eau" (à propos de Do-joon dans "Mother") alors qu'ils sont tous deux accusés de meurtre.

Contrairement à "Psychose", Do-joon et sa mère sont deux entités vivantes aux corps distincts, une séparation matérialisée la plupart du temps par une vitre. Mais l'emprise de la seconde sur le premier tant physique que mentale est très forte puisque Do-joon souffre de retard mental ce qui l'empêche d'être indépendant. Et il est significatif que sa mère n'ait pas de nom, ce qui définit bien comment son identité se confond avec son rôle de mère. Dans l'une des premières scènes du film, Bong Joon-ho définit de façon admirable ce qu'est la non-séparation psychique. La mère massicote des racines au fond d'une pièce tout en surveillant son fils grâce à une baie vitrée qui ouvre sur l'autre côté de la rue où il se trouve. Arrive le moment où il se fait renverser par une voiture, elle se précipite vers lui en hurlant qu'il saigne mais découvre que c'est elle qui s'est coupé au niveau du doigt comme s'ils ne formaient plus à ce moment là qu'un seul corps. Et ces moments de fusion, on les retrouve ponctuellement tout au long du film, le fils étant "programmé" de façon pavlovienne par sa mère et celle-ci prête à toutes les extrémités pour sauver son fils (en raison d'un sentiment de culpabilité inconscient).

"Mother" possède cependant une dimension proprement asiatique, la mère s'avérant dans les (magnifiques) première et dernière scène du film étroitement connectée aux forces de la nature avec lesquelles elle danse, faisant ainsi circuler à travers elle les flux énergétiques de l'univers*. En occident, elle aurait été depuis longtemps brûlée comme sorcière mais en Corée, elle exerce (illégalement) la profession d'acupunctrice et connaît donc bien les différents points du corps qui doivent être stimulés pour que l'énergie vitale y circule de façon harmonieuse. Elle a d'ailleurs appris à son fils une technique qui lui permet de retrouver la mémoire, technique qui joue un rôle clé dans le film tout comme celle qui consiste à se défendre quand on le traite d'idiot. Le film joue beaucoup sur les apparences trompeuses. Tout est fait pour que le spectateur croient Do-joon et sa mère inoffensifs mais le sont-ils vraiment?

Ces dimensions psychiques et spirituelles enrichissent considérablement un film qui en surface ne serait qu'une banale intrigue policière autour du thème du faux coupable (Hitchcock, encore) aggravé par les tares de la société coréenne bien mises en avant par le réalisateur (corruption, inégalités sociales, incompétence) et rehaussé par une mise en scène brillante (voir la scène à suspens où la mère tente de quitter la pièce jonchée de bouteilles sans réveiller l'homme qu'elle surveille et qu'elle croit être le vrai meurtrier). Elles donnent au personnage de la mère* toute sa richesse, en surface une femme pauvre, seule, faible, démunie (sa couleur fétiche, le violet est celle des veuves et des martyrs) mais en profondeur un maelstrom de forces obscures d'une terrifiante puissance capables de dévaster tout sur leur passage. De quoi bien faire réfléchir sur l'ambivalence de l'instinct maternel et du dévouement sans limite.

* Un équivalent de ce Qi-Gong dans la nature peut être trouvé chez les amérindiens du film de Terrence Malick "Le Nouveau Monde".

* Beaucoup de références des films de Bong Joon-ho nous échappent. Ainsi pour "Mother", il a choisi une actrice qui symbolise la mère aux yeux des coréens, rôle qu'elle a joué de multiples fois dans la production locale.

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Persona

Publié le par Rosalie210

Ingmar Bergman (1966)

Persona

La persona qui donne son titre au film provient de la psychanalyse jungienne qui désigne par là le rôle social prédéfini que chacun est appelé à jouer et qui peut aller jusqu'à se confondre avec l'identité. Mais comme nombre de concepts freudiens, Jung a puisé la persona dans l'antiquité. Le verbe "personare" (parler à travers) désignait les masques que les acteurs de théâtre devaient porter pour endosser l'apparence du personnage qu'ils interprétaient et qui les obligeaient à parler de façon suffisamment audible pour être entendus des spectateurs.

L'énigmatique film de Ingmar Bergman porte ce titre pour orienter la vision du spectateur sur ce qui se joue à huis-clos et la plupart du temps en gros plan sur les visages d'Elisabeth (Liv Ullmann) et Alma (Bibi Andersson). Toutes deux ont de "super persona". La première est en effet actrice de théâtre (domaine de prédilection de Bergman) c'est à dire qu'elle incarne des rôles, jusqu'au jour où elle cesse de parler et se retire du monde. La seconde est infirmière c'est à dire l'un des rôles sociaux les plus assignés aux femmes avec celui d'épouse et ménagère. Mais cela aussi c'est prévu puisque Alma est fiancée et pense déjà à sa future vie familiale toute tracée. De là à penser que Elisabeth est une projection de l'esprit d'Alma il n'y a qu'un pas car son mutisme et son inexpressivité en font une page blanche ou un écran noir (Bergman joue beaucoup sur le contraste noir/blanc, lumière/obscurité) que Alma, très volubile n'a plus qu'à remplir avec ses confidences ininterrompues. Alma entretient alors un rapport fusionnel avec Elisabeth qui est pour elle un alter ego. Mais vient le moment où le miroir se brise et l'altérité se fait jour lorsque Alma lit une lettre indélicate écrite par Elisabeth qui non seulement rapporte à un tiers les confidences intimes qu'elle lui a faite mais lui prête des intentions et des sentiments qu'elle n'a peut-être pas et se permet aussi de juger son comportement. La lettre relate également que pour Elisabeth, Alma est un "sujet d'étude" c'est à dire qu'elle la voit exactement comme un nouveau rôle à endosser. La perspective se renverse alors: ce n'est pas tant Alma qui fusionne avec Elisabeth qu'Elisabeth qui vampirise Alma (version étayée par le fait qu'on la voit boire son sang et lui embrasser le cou) comme le font tous les artistes qui ont besoin de puiser dans le mouvement de la vie la matière de leurs créations.

A cette colonne vertébrale qu'est la relation complexe et fascinante entre les deux femmes qui s'aimantent (s'amantent ^^) et se repoussent (avec beaucoup de violence, psychologique pour Elisabeth, physique pour Alma qui frappe et blesse ce qu'elle a adoré, l'analogie avec la passion amoureuse étant ici une évidence autant que l'est la parabole sur l'art) s'ajoutent des passages au début et à la fin en forme de "flashs mentaux" tournant autour de la sexualité et de la violence. L'un des plans sur un sexe masculin en érection fut d'ailleurs longtemps coupé ce qui en dit long sur les sociétés qui diffusèrent le film. Film qui s'attaque par ailleurs à un autre tabou, celui de l'enfant non désiré avec les thématiques de l'avortement (pour Alma) et de l'infanticide (pour Elisabeth qui rejette son enfant).

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Nelly et Monsieur Arnaud

Publié le par Rosalie210

Claude Sautet (1995)

Nelly et Monsieur Arnaud

Claude Sautet a terminé sa carrière en apothéose avec l'un des plus beaux films de sa carrière, pourtant riche en trésors. Mais "Nelly et Monsieur Arnaud" a une saveur particulière tant il est le fruit d'un alliage subtil entre tout ce qu'il y a de plus intime chez ce cinéaste qui avait beaucoup de mal à se cerner lui-même. "Nelly et Monsieur Arnaud" est l'un de ces films en creux qui en dit long pour peu que l'on y soit attentif.

Le film est fondé sur un paradoxe qui traverse d'autres films du cinéaste: c'est l'histoire d'une rencontre véritable sur fond d'amour impossible, ce qui fait lien créant en même temps un obstacle infranchissable. Celui de la différence d'âge et d'expérience tout d'abord: Nelly (Emmanuelle Béart) qui a 25 ans maîtrise l'informatique et pas Arnaud (Michel Serrault) qui en a 60, elle va donc l'aider à coucher ses mémoires, non sur le papier mais dans la mémoire de l'ordinateur. Ce sera la base de leurs échanges tandis que la mise en scène faite de champs/contrechamps sur un Arnaud debout mobile et volubile et une Nelly assise à l'écoute et statique à son bureau matérialise leur séparation et la sujétion de l'une à l'autre. Car l'inégalité est également sociale. Arnaud est un grand bourgeois friqué, Nelly survit tant bien que mal en faisant des petits boulots précaires. Leur premier échange est basé sur l'argent qu'il lui donne et pourtant ils parviendront à échapper à la logique de prostitution qui semblait se dessiner au départ au profit de la sublimation dans l'écriture*. Leur relation sera professionnelle, amicale et même amoureuse mais platonique, marquée par une grande retenue et beaucoup de non-dits. Dans une scène délicieuse où il l'invite dans un grand restaurant, ils s'amusent d'ailleurs de la curiosité que leur présence provoque et Nelly glisse à l'oreille d'Arnaud que les clients doivent sûrement la prendre pour une pute. 

Mais l'impossibilité de faire coïncider le cœur et le corps, récurrente chez Sautet a un prix, celui de la solitude et d'une certaine mélancolie**. En développant des sentiments pour Arnaud, Nelly s'interdit d'aimer un autre homme ce qui provoque la fin abrupte de sa relation avec Vincent (Jean-Hugues Anglade) avec lequel elle refuse de s'engager. Et la passion interdite qu'éprouve Arnaud s'exprime outre sa jalousie ("Il y a des débuts tardifs", j'adore cette phrase si révélatrice) lors d'une scène magnifique inspirée des "Belles endormies" de Yasunari Kawabata où il contemple Nelly endormie et la caresse sans la toucher. La filiation entre Arnaud et les autres personnages masculins phares de Sautet est très claire sauf qu'il ne cache plus qu'Arnaud est un double de lui-même et que le film est testamentaire, l'appartement d'Arnaud se vidant au fur et à mesure que celui-ci libère sa parole. Il révèle aussi bien sa part de lumière que sa part d'ombre, incarnée notamment par les apparitions fugitives pour reprendre l'intitulé du générique de Michael Lonsdale qui incarne sa mauvaise conscience. Les provocations de Nelly qui raconte à son mari (Charles Berling) qu'elle a accepté l'argent d'Arnaud puis à Arnaud qu'elle a couché avec Vincent (et qu'elle y a pris plaisir) alors qu'elle ne l'a pas encore fait jouent le même rôle de révélateur de l'inconscient. Michel Serrault livre une composition extraordinaire, remplie d'humanité qui lui a valu un César bien mérité ainsi que celui du meilleur réalisateur pour Claude Sautet.

* Max et les ferrailleurs présente une situation similaire où la relation entre une prostituée et son client bourgeois est subvertie par l'attitude de ce dernier qui refuse d'en profiter.

** Encore que la fin reste d'une certaine manière en suspens, chacun pensant à l'autre tout en s'éloignant physiquement de lui.

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Des enfants gâtés

Publié le par Rosalie210

Bertrand Tavernier (1977)

Des enfants gâtés

"Des enfants gâtés" est un film méconnu de Bertrand Tavernier qui appartient à sa veine sociale et sociétale. Il prend pour décor la frénésie immobilière dans le Paris des années 70 quand le vieux bâti taudifié était rasé pour être remplacé par de grands immeubles esthétiquement très laids*, à la construction bâclée (dans le film l'appartement où s'est installé Bernard Rougerie le personnage joué par Michel Piccoli n'est pas insonorisé et a un grand trou dans le mur de la cuisine) et aux loyers exhorbitants car non encadrés. La lutte d'une poignée d'habitants réunis en association pour faire respecter leurs droits et prévenir les abus de leur propriétaire est l'un des thèmes majeurs du film. D'ailleurs Bernard Rougerie qui est scénariste et dont la notoriété aide les habitants à faire entendre leur cause est le double de Tavernier à qui il était arrivé une mésaventure semblable (et à qui le réalisateur prête la paternité du scénario de son film suivant "La mort en direct"). 

A ce problème de logement qui sous une forme ou sous une autre mine la vie en région parisienne depuis l'époque du baron Haussmann s'ajoute par petites touches toute une série d'autres problèmes qui bien que l'époque ait changé n'ont pas disparu pour autant: la crise économique et le chômage dont est victime Anne (Christine Pascal) et d'autres personnages issus de milieux populaires; l'immigration des travailleurs non qualifiés devenue illégale depuis 1974; le handicap à travers le personnage de la femme de Bernard qui s'occupe de petits autistes; la solitude et le suicide; et enfin la question de la libération sexuelle des femmes avec un passage face caméra (sans doute écrit par Christine Pascal qui a collaboré au scénario) où Anne évoque sa découverte de la jouissance. Tout cela fait un peu catalogue/cahier des charges et c'est effectivement une des faiblesses du film car les différents éléments sont le plus souvent artificiellement reliés les uns aux autres. En revanche le casting est tout simplement royal jusqu'au plus petit rôle avec la participation de la bande masculine du Splendid au complet (Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte, Michel Blanc et Christian Clavier), Martin Lamotte, Isabelle Huppert, Daniel Toscan du Plantier, Michel Aumont sans parler des interprètes de la chanson du générique "Paris jadis" composée par Philippe Sarde (un pur régal de cynisme bobo à écouter sans modération!) qui ne sont autres que Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle! Enfin bien que la relation que Anne entreprend avec Bernard Rougerie ne soit pas exempte de contradictions (il y a mieux quand on prétend être une femme moderne et libérée que de se jeter dans les bras d'un homme marié qui pourrait être son père et est d'un milieu social très supérieur ce que Anne finit par comprendre d'ailleurs) elle est empreinte de beaucoup de sensibilité. Le tempérament de Christine Pascal dont la fragilité est palpable y est pour beaucoup mais Michel Piccoli est également assez surprenant, plus doux qu'à son habitude et plus tendre aussi, ses colères étant désamorcées à peine écloses. Bien sûr on ne peut s'empêcher d'établir un parallèle entre Christine Pascal et Romy Schneider, autre actrice aussi belle qu'écorchée vive ayant joué des scènes intimes avec Piccoli et ayant perdu la vie prématurément à peu près au même âge.

* En cela il a été comparé non sans raison à "Mon Oncle" et à "Playtime" de Jacques Tati mais sans l'aspect poétique et burlesque.

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Ran

Publié le par Rosalie210

Akira Kurosawa (1985)

Ran

"Ran" signifie "Chaos". C'est avec "Le Château de l'araignée" (inspiré de Macbeth) le plus shakespearien des films de Kurosawa puisqu'il s'agit d'une libre transposition du Roi Lear dans le Japon féodal. Les genres y sont inversés puisque les trois filles de Lear deviennent les trois fils du seigneur Hidetora Ichimonji dont le trait de caractère dominant est immédiatement identifiable à l'aide de la couleur primaire qui est attaché à chacun d'eux*. A Taro l'aîné revient le jaune de l'orgueil, à Jiro le cadet le rouge de la violence et enfin à Saburo le benjamin, le bleu de la sagesse, cette sagesse qui fait tant défaut à Hidetora en dépit de ses regards implorants vers le ciel et les nuages. Celui-ci en effet, aveuglé par son orgueil "voit rouge" quand Saburo ose mettre en doute la pertinence de sa stratégie de division du domaine familial. Bref il est jaune et rouge (les couleurs dominantes de ses costumes) mais certainement pas bleu. Autrement dit au lieu de la retraite tranquille à laquelle il aspire, il s'est préparé une descente aux enfers liée à son manque de discernement autant qu'à l'effet boomerang de son monstrueux passé. "Qui sème le vent récolte la tempête". Comment peut-il espérer de la gratitude de la part de fils à qui il n'a enseigné que l'orgueil et la violence? Le passé de terreur d'Hidetora s'incarne à travers Kaede et Sué, deux survivantes de clans adverses qu'il a exterminé, ne les épargnant elles que pour les marier à ses fils selon une logique de "butin de guerre" très semblable à celle de "L'Illiade". Les séquelles de cette politique de terre brûlée (symbolisée par les pentes volcaniques du Fuji-San où ont été tournées une partie des scènes) sont visibles dans la haine dévastatrice de Kaede, assoiffée de vengeance et "mauvais génie" du clan Ichimonji, dans les ruines du château de la famille de Sué et sur le corps de Tsurumuru son jeune frère dont les yeux ont été crevés par Hidetora (il n'a pas été tué parce qu'il était encore enfant au moment des faits mais Hidetora s'est assuré qu'il ne pourrait jamais se venger). Cependant, là encore, Kurosawa montre que l'être humain a toujours le choix, quels que soient les événements tragiques auxquels il a été confrontés. Sué en effet a trouvé l'apaisement dans la foi et le pardon tout comme Tsurumuru. Mais aucun d'eux ne peut arrêter la spirale infernale de violence dans laquelle finissent par sombrer corps et biens tous les Ichimonji.

La déchéance d'Hidetora et la destruction du clan Ichimonji sont admirablement dépeintes à travers un travail époustouflant sur les décors naturels qui reflètent les états d'âme des personnages tout en les noyant dans l'immensité d'un univers d'où la transcendance est visiblement absente. A une scène de folie d'Hidetora dans une prairie battue par les vents répond la zénitude de Sue au crépuscule. Mais les plans où Hidetora cherche une réponse divine restent muets et Tsurumuru est condamné à errer seul dans les ténèbres. Et la scène centrale de la bataille pour la prise du troisième château lors de laquelle les frères s'entretuent est d'une puissance inégalable (inégalée?) de par le choix du silence qui contraste avec l'accumulation des cadavres autour du vieillard à qui suprême ironie la mort est refusée au profit d'une errance spectrale autrement plus terrible.

*La formation de peintre de Kurosawa ressort de façon saisissante dans le film comme on peut le voir sur les images composées comme des tableaux avec une utilisation extraordinaire de la couleur.

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