On parle ces derniers temps davantage de la guerre civile espagnole de 1936-1939. C'est une bonne nouvelle. A titre personnel déjà puisque je suis une descendante de réfugiés "espagnols" (catalans en réalité), terme que j'ai entendu toute mon enfance sans comprendre ce que cela signifiait. Mais c'est aussi une bonne nouvelle pour l'Espagne qui effectue depuis quelques années un gros travail de mémoire pour comprendre et guérir de son passé. C'est enfin une bonne nouvelle pour l'Europe et le monde de comprendre les mécanismes qui en quelques années ont balayé une démocratie au profit d'une terrifiante dictature militaire qui est d'ailleurs indissociable du nazisme. Chacun sait que la guerre d'Espagne servit de test à Hitler pour la future guerre qu'il entendait mener en Europe. Le film de Alejandro AMENÁBAR n'évoque pas le symbole de Guernica mais il montre le soutien logistique que les nazis apportèrent aux franquistes ainsi que leur rôle dans la désignation du général Franco comme chef de la rébellion et ensuite de l'Espagne. Celui-ci est d'autant plus inquiétant qu'il n'est qu'une ombre insaisissable dans le film, ses généraux s'exprimant à sa place.
Croire que cette histoire est derrière nous, c'est se tromper lourdement. En effet ce qui permet l'installation durable d'une dictature, c'est moins la détermination de ses partisans que les divisions et l'inaction de ceux qui prétendent être ses ennemis. Leur faiblesse, leur lâcheté, leur aveuglement. C'est ce que démontre Alejandro AMENÁBAR par l'exemple, celui du grand écrivain Miguel de Unamuno (Karra ELEJALDE) incapable de regarder en face le vrai visage de la barbarie. Il incarne le naufrage de la pensée de nombre d'intellectuels tellement terrifiés par le communisme (et l'éclatement de l'Espagne) qu'ils étaient incapables de comprendre la vraie nature de la peste brune sous son visage rassurant de retour à "l'ordre" et aux vraies valeurs (monarchie, catholicisme, nationalisme). Pourtant, peu à peu Unamuno va être confronté à la réalité de l'idéologie du régime qui s'annonce. Une idéologie ayant tracé une frontière entre les "bons espagnols" franquistes et les autres, exclus de la communauté nationale avant d'être arbitrairement arrêtés et exécutés sans jugement pour leurs opinions de gauche, leur appartenance à la franc-maçonnerie, à la communauté juive ou au protestantisme. L'extrême-droite française désignera sous Vichy les mêmes groupes comme faisant partie de "l'anti-France". Unamuno voit ainsi disparaître un à un ses anciens élèves et ses meilleurs amis en faisant l'autruche jusqu'à ce qu'il se retrouve seul. Il finit quand même dans un ultime sursaut par s'engager publiquement contre le franquisme ce qui lui vaut d'échapper in-extremis au lynchage. Ses mots "vous vaincrez mais ne convaincrez pas" s'avèrent prophétiques puisqu'ils annoncent une guerre civile qui a continué sous une forme larvée durant tout le règne de Franco. Unamuno s'insurge également contre la culture de mort des fascistes, le général Millan Astray (Eduard FERNÁNDEZ) rétorquant d'ailleurs par un "Viva la muerte" ("Vive la mort") qui était l'un des slogans des fascistes (d'autres versions rapportent des propos similaires à ceux qui étaient souvent proférés par les nazis "quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver").
Aussi même si le film de Alejandro AMENÁBAR reste classique dans sa forme, son interprétation et son scénario valent largement le détour, interrogeant les dérives du passé comme celles d'aujourd'hui avec pertinence.
"Loin du paradis" est avec "Tous les autres s appellent Ali" (1973) de Rainer Werner FASSBINDER le film qui s'inspire le plus directement de "Tout ce que le ciel permet" (1955) de Douglas SIRK. C'est dire si ce dernier a des héritiers, gays pour la plupart (François OZON fait également partie du lot). Il faut dire qu'en dépit des évolutions sociétales des soixante dernières années, les gens qui n'entrent pas dans les normes sociales ont des parcours qui restent souvent jalonnés de difficultés. Et les Cathy Whitaker (Julianne MOORE), archétype de l'épouse et de la mère au foyer modèle de l'american way of life des années cinquante sont loin d'avoir disparu. Pas seulement aux USA d'ailleurs ("Desperate Housewives" (2004)), chez nous aussi. Une de mes collègues lui ressemblait beaucoup. Certes, elle travaillait mais elle devait son train de vie fastueux à son mari et passait l'essentiel de son temps en représentation, à faire visiter à tout le monde les derniers aménagements de sa grande maison, catalogue hiver et catalogue été. Elle savait sourire, être agréable, passer les plats aux supérieurs hiérarchiques et de ce fait bénéficiait d'une excellente réputation alors qu'elle négligeait ce qui dans son travail ne pouvait rien lui rapporter en terme d'image et que son foyer était par ailleurs miné par les conflits avec sa fille. Bref sous la surface, ce n'était pas joli joli. Et c'est exactement ce que montre Todd HAYNES. Il recréé à l'aide d'une superbe photographie le bel écrin du mélodrame sirkien pour mieux enfermer ses personnages dans une prison physique et mentale dont il ne peuvent s'extirper: le mari dans son bureau, l'épouse dans le salon de la maison à poser pour les photographes de magazines célébrant les joies de la famille traditionnelle, les serviteurs noirs à la cuisine et au jardin. La hiérarchie raciste et sexiste se double d'une autre forme d'inégalité. Si l'homosexualité (masculine), considérée comme une maladie ne peut se vivre au grand jour, elle bénéficie tout de même d'un réseau organisé de lieux clandestins dans lesquels elle peut s'exprimer alors que l'amour interracial entre un homme noir et une femme blanche ne bénéficie d'aucun espace pour exister. Il est donc l'objet d'une impitoyable réprobation générale et est voué à l'échec. Todd HAYNES rend cette situation d'autant plus intolérable qu'à l'image de son modèle, il souligne le contraste entre la mesquinerie des gens de la petite ville qui comblent le vide de leur existence en épiant et en médisant et l'élévation spirituelle de Raymond et de Cathy qui lorsqu'ils sont ensemble sont dans la contemplation de la beauté (dans l'art ou dans la nature).
"Chinatown" n'est pas seulement un film noir rétro réussi. Sinon, aussi bien fait soit-il, ce serait juste un exercice de style brillant mais un peu vain. Non, "Chinatown" emprunte tous ses codes à l'âge d'or du film noir hollywoodien des années quarante mais il s'agit d'un film des années soixante-dix. On le perçoit notamment à son pessimisme radical. Comme les films de Arthur PENN qui lui sont contemporains, le message de "Chinatown", est celui de la contestation sans espoir d'un ordre politique et social oppresseur, symbolisée par le corps supplicié du personnage interprété par Faye DUNAWAY. En dépit des apparences, Evelyn est beaucoup plus proche de Bonnie Parker que des femmes fatales des années quarante. Son train de vie bourgeois dissimule qu'il s'agit d'une victime du patriarcat sous sa forme la plus abjecte* qui cherche une issue mais qui contrairement à Bonnie n'ira pas plus loin que le coin de la rue comme si elle vivait dans une cage invisible**. Par ailleurs et de façon similaire à "Bonnie and Clyde" (1967), "Chinatown" offre le portrait d'un anti-héros. Certes, Jake Gittes (Jack NICHOLSON) n'est pas un hors la loi. Mais il est incontestablement une figure de loser dont l'impuissance se voit comme le nez au milieu de la figure ^^. Sa mutilation par la pègre est en effet un symbole de castration. C'est un cowboy solitaire dont la quête de vérité dans un monde corrompu jusqu'à la moëlle ne peut aboutir qu'à un échec au goût particulièrement amer. Enfin on ne peut parler de "Chinatown" sans évoquer la figure tutélaire de John HUSTON. Comme Faye DUNAWAY, sa présence fait sens car il est l'un des grands réalisateurs de l'âge d'or du film noir hollywoodien ("Le Faucon maltais" (1941) est le film qui a fait accéder Humphrey BOGART à la célébrité et a contribué à fixer l'archétype du détective privé au cinéma). Son rôle de parrain cinématographique est déplacé dans le film sur le terrain mafieux, son personnage au patronyme biblique évocateur (Noah Cross) se référant au fait qu'il contrôle l'eau et donc tient la ville et sa région en son pouvoir.
* Bien qu'elle ne soit pas physiquement cloîtrée, le fait est que Evelyn est prisonnière de son père qui a pris possession d'elle et de leur progéniture exactement à la manière de Joseph et Elisabeth Fritzl (affaire romancée par Regis Jauffret dans "Claustria" sorti en 2012). L'enfermement est une thématique récurrente des films de Roman POLANSKI et il est dans "Chinatown" particulièrement subtil puisque les murs de la prison qui retiennent Evelyn et sa fille Katherine relèvent de l'emprise mentale avant de se matérialiser physiquement.
** Le titre qui fait référence au quartier chinois de Los Angeles suggère le poids de la pègre qui gangrène la ville tout en faisant scintiller un exotisme illusoire aux yeux de personnages qui ne peuvent s'en échapper.
Sous ses dehors de mélodrame classique, "Kramer contre Kramer" réalisé en 1979 a lancé quelques pavés dans la mare qui restent d'actualité aujourd'hui. Certes le divorce s'est depuis considérablement banalisé sous sa forme traditionnelle matrimoniale aussi bien que moderne avec les séparations à la suite de rupture de PACS (en France) ou sans contrat, avec ou sans besoin de passer par un notaire (pour régler le partage des biens et la garde des enfants). Mais le film va bien au-delà car il ébranle les rôles sociaux traditionnels dévolus aux parents et amorce une recomposition de ceux-ci qui n'est toujours pas achevée aujourd'hui. Comme dans le film (et le livre dont il est adapté) c'est la femme qui décide le plus souvent de partir car elle ne trouve pas son compte dans un schéma familial encore très marqué par le patriarcat. Si les femmes parviennent mieux de nos jours à concilier leur travail (condition de leur indépendance économique) et leur famille, cela dépend des pays (c'est plus facile en France qu'en Allemagne ou au Japon par exemple), elles sont moins payées à qualification égale et doivent supporter presque entièrement le fardeau des taches domestiques. Et elles sont les principales victimes des violences conjugales qui révèlent que le couple repose encore trop souvent sur le rapport de forces. Johanna n'est pas maltraitée par Ted mais il la néglige ainsi que leur fils au profit de sa carrière. Schéma patriarcal classique qu'elle décide de briser non seulement en partant mais en laissant son fils à la garde du père, au risque de passer pour une "mauvaise mère" qui abandonne son enfant. Car l'immense majorité des foyers monoparentaux sont encore de nos jours dirigés par la mère. Son choix est donc subversif parce qu'il oblige le père à reconsidérer ses valeurs et les priorités dans sa vie. Sa carrière passe au second plan (il est d'ailleurs licencié puis obligé de prendre un travail moins qualifié et moins bien payé) au profit de son fils qu'il doit entièrement prendre en charge et qui est encore très jeune. Ted préfigure ce que l'on appelle aujourd'hui "les nouveaux pères" qui rejettent le productivisme et sa logique de fuite en avant mortifère pour investir la sphère de l'intime en prenant le temps de nouer un véritable lien avec leur enfant. Dustin HOFFMAN est un choix parfait pour le rôle, son interprétation remarquable (incluant le naturel de ses échanges avec Billy alias Justin HENRY) tout comme celle de Meryl STREEP s'alliant avec une aura non-conformiste qui secoue nombre de pesanteurs sociétales dans d'autres films.
Je suis une grande fan des films expérimentaux de Gus VAN SANT tels que son premier film underground "Mala Noche" (1985), sa tétralogie de la mort ou encore "My Own Private Idaho" (1991). J'accroche moins au reste de sa filmographie. Ainsi "A la rencontre de Forrester", oeuvre de commande très hollywoodienne souffre d'un scénario très prévisible célébrant les valeurs de la réussite à l'américaine. C'est d'autant plus critiquable que le parcours édifiant du jeune Jamal Wallace nous fait oublier qu'aux USA il y a plus de jeunes noirs en prison qu'à l'université. En dehors d'un prof de littérature qui joue le rôle du méchant plein de préjugés (joué par F. Murray ABRAHAM alias Salieri dans "Amadeus") (1984) , tout le monde il est beau tout le monde il est gentil avec Jamal qui bénéficie en plus du coup de pouce d'un vieil écrivain reclus (inspiré de Salinger et joué par le charismatique Sean CONNERY) qui finit à la longue par assumer un rôle de père de substitution. On peut d'ailleurs se demander exactement de quelle littérature on parle. Le film n'en donne aucune idée sinon quelques phrases elles aussi très convenues et une accusation de plagiat d'un article du mentor de Jamal. C'est embêtant car cela laisse penser que Jamal se fait acculturer par les WASP qui l'acceptent alors dans leur cercle dominant.
Reste quelques moments réussis de mise en scène dans cette soupe comme le début qui installe un climat intrigant hélas trop vite évaporé et la première sortie de Forrester dont Gus VAN SANT nous fait bien sentir l'agoraphobie avant que la belle histoire ne reprenne le dessus (car bien évidemment Forrester se libère de ses démons).
Les critiques peu encourageantes m'avaient dissuadée d'aller le voir à sa sortie au cinéma. La réalisatrice, Chanya BUTTON a tenté de bousculer un peu les codes du biopic classique en s'inspirant du caractère expérimental du film de Sally POTTER, "Orlando" (1992). Néanmoins le scénario, pas assez tenu, s'éparpille et mieux vaut connaître à fond non seulement l'histoire de Virginia Woolf mais le contexte dans lequel elle a vécu pour comprendre les tenants et les aboutissants du film. Par exemple il est mentionné à un moment la relation entre Dora Carrington et Lytton Strachey que je connais grâce au film avec Emma THOMPSON mais dans le cas contraire ça passe au-dessus de la tête du spectateur. On peut en dire autant en ce qui concerne la souffrance de Vita de n'avoir pu hériter du manoir familial de Knole, mieux vaut avoir été briefé par "Downton Abbey" (2010) pour comprendre les règles de l'héritage de l'époque. De façon plus générale, les thématiques féministes (être femme et écrivain, être une épouse de diplomate et aspirer à l'autonomie etc.) sont trop brièvement explorées. Bref le film semble davantage d'adresser à des connaisseurs qu'à des spectateurs lambda tout en effleurant à peine son vrai sujet qui est le mystère de la création. J'ai eu beaucoup de mal à croire à la passion entre Virginia et Vita (expédiée en deux-trois scènes) et surtout à comprendre en quoi celle-ci a pu inspirer "Orlando" à Virginia Woolf. Néanmoins le film se laisse voir, surtout grâce au jeu des actrices (Elizabeth DEBICKI dans le rôle de Virginia et Gemma ARTERTON dans celui de Vita), toutes deux excellentes dans la peau de leurs personnages respectifs: une écrivaine de génie introvertie et névrosée et une aristocrate extravertie et séductrice. La meilleure partie du film repose sur leurs échanges qu'ils soient en direct ou par correspondance. Très bonne idée d'avoir filmé face caméra leurs visages en train de réciter le contenu des lettres au milieu d'un flou artistique car c'est dans cette intimité que le film fonctionne le mieux. Hélas, ce n'est pas assez.
"Les Autres" suggère dès son affiche la coexistence de deux mondes incompatibles à la manière du tableau surréaliste de Magritte "L'Empire des lumières". Il y en a effet deux sources de lumière dans "Les Autres": celle qui émane des lampes à pétrole qui éclairent l'intérieur d'un manoir sinistre où vivent en reclus et hors du temps Grace (Nicole KIDMAN) et ses enfants au milieu d'une île plongé dans un épais brouillard. Et celle de la lumière du jour qui leur est interdite car les enfants de Grace, frappés par une mystérieuse maladie ne peuvent la supporter. Tels des vampires, ils vivent donc rideaux tirés sans voir personne excepté trois domestiques étranges qui un jour viennent taper à leur porte et semblent bien les (re)connaître. Malgré toutes les précautions de Grace qui semble toujours sur le qui-vive pour protéger ses enfants, la lumière extérieure (celle de la vérité?) finit par s'immiscer dans leur lugubre prison.
"Les Autres" vaut surtout pour ses qualités formelles. A l'image du manoir victorien aux pièces plus épurées les unes que les autres, le cinéaste a puisé son inspiration chez Alfred HITCHCOCK (avoir choisi Nicole KIDMAN pour interpréter un personnage qui s'appelle Grace n'est certainement pas une coïncidence) et Jack CLAYTON. "Les Autres" est en effet une variante de "Les Innocents" (1961) lui-même tiré du livre de Henry James, "Le Tour d'écrou". Le fantastique est suggéré par la mise en scène, la bande-son et l'atmosphère qui est le point le plus remarquable du film comme je l'ai signalé plus haut. Reposant comme "Sixième sens" (1999) sur un complet renversement de perspective final, "Les Autres" fait le choix de l'illusionnisme en mettant les fantômes sous le nez du spectateur mais en les rendant aussi invisibles que "La Lettre" d'Edgar Allan Poe.
Toutefois si le travail formel est brillant, les films qui ont servi de modèles à Alejandro AMENÁBAR lui sont supérieurs car il manque à "Les Autres" un véritable substrat humain. De ce point de vue, on reste en surface et c'est dommage.
Dans un avis précédent sur "Les Hirondelles de Kaboul" (2019) postérieur à "Parvana, une enfance en Afghanistan", je déplorais la fascination des occidentaux pour le sinistre régime des Talibans en Afghanistan dans le domaine du cinéma d'animation contribuant ainsi à ancrer toujours un peu plus dans le cerveau des "têtes blondes" (expression révélatrice de stéréotypes racisés qui ne disent pas leur nom) la confusion entre islam et islamisme radical. Si cette confusion est largement partagée dans le monde adulte abreuvé de médias répétant en boucle que l'Occident est la civilisation des Lumières et sous-entendant que les pays musulmans abritent celles de l'obscurantisme et du terrorisme, il est préoccupant de voir se perpétuer ces croyances simplistes (et racistes) dans le domaine des oeuvres pour la jeunesse même si un Michel OCELOT travaille à déconstruire ces stéréotypes et jeter des ponts entre les cultures non sans égratigner celle des dominants au passage.
Ce préalable effectué, "Parvana" qui est très beau esthétiquement évite cependant la plupart des pièges dans lesquels tombe "Les Hirondelles de Kaboul" (2019). Il y a plusieurs raisons à cela. Le point de vue qui est celui d'une enfant débrouillarde, énergique et courageuse (que l'on a comparée à Kirikou, pourquoi pas dans le sens où sa détermination déteint sur ses proches qui sortent de leur passivité), l'absence de misérabilisme qui en résulte, la justesse des portraits des personnages qui évite le jugement facile*, les allers-retours entre réel et imaginaire qui font sens et subliment ce qui pourrait être insoutenable, la proximité de l'intrigue avec celle de "Osama" (2004) qui est un film réalisé par un afghan, l'engagement de Deborah Ellis, l'auteure canadienne du livre auprès d'associations qui travaillent à l'éducation des afghanes au Pakistan et le recueil de témoignages qui ont servi à construire l'histoire de Parvana, sa ressemblance enfin avec Malala Yousafsai, rescapée des talibans réfugiée en Angleterre et militante pour l'éducation des filles.
* Par exemple Idrees, l'adolescent taliban qui incarne la bêtise et la violence du jeune fasciste qui abuse de son pouvoir devant ceux qu'il peut opprimer n'est plus qu'une chiffe molle entre les mains de ses pairs et un gamin pathétique dont on entrevoit le destin funeste lorsque la guerre éclate.
Avec un titre pareil, on pouvait s'attendre à un film épicurien célébrant la joie de vivre et de créer. Or c'est l'inverse, au point que je me demande s'il ne s'agit pas d'une antiphrase. La création telle qu'elle est montrée dans le film s'effectue dans la souffrance, l'ascétisme, la solitude et l'errance. Dans la révolte aussi. Comme la biographie du peintre de la fin du XIX° siècle dont IM Kwon-taek, le plus vénérable des cinéastes coréens* retrace l'existence est lacunaire, il la remplit avec ses propres projections et parmi celles-ci, c'est le refus d'entrer dans les cases et le désir de liberté qui prédomine. Ohwon (le nom artistique de Janh Seung-up) est en effet montré comme un peintre hors-norme, par son talent, son exigence artistique mais aussi par ses origines sociales roturières et son caractère fondamentalement rebelle. Tout au long du film qui adopte une narration linéaire mais fragmentée car faites de petites "touches de vie", on le voit résister ou subvertir toutes les tentatives visant à l'enfermer (dans la peinture officielle de cour par exemple) ou à le faire plier devant les autorités. Il préfère y laisser la santé voire la peau. Cette intranquillité se retrouve dans sa peinture dont il semble n'être jamais satisfait. On le voit beaucoup détruire ses ébauches voire des oeuvres que d'autres estiment achevées ou bien en créer à l'intention de petites gens voire de mendiants qui pourront en tirer un bon prix et ainsi, sortir de leur misère.
Ohwon apparaît donc comme un homme tourmenté secret, parfois sujet à des crises de rage. Son rapport au carburant dont il a besoin pour créer (l'alcool et les femmes de petite vertu, prostituées interchangeables dans la plupart des cas) est somme toute assez triste, limite masochiste. Il semble cassé, vieilli avant l'âge dès le départ. Jamais on ne le voit sourire ou sembler profiter des plaisirs de la vie. Si le film de IM Kwon-taek est ultra-esthétique, il est également assez aride, d'autant qu'il s'inscrit dans un contexte historique nébuleux pour un occidental. Il est également un peu trop théorique et appliqué pour traduire vraiment la folie intérieure de l'artiste. On retrouve la contradiction entre la promesse dionysiaque du titre et son contenu neurasthénique. Lorsque CHOI Min-sik avec son perpétuel air de chien battu clame qu'il ne peut pas peindre sans bander, ça sonne complètement faux!
* Au sens de plus ancien. "Ivre de femmes et de peinture" est en effet son 98° film et celui qui lui a valu la reconnaissance en occident avec le prix de la mise en scène à Cannes.
"The Ghost Writer" est un excellent thriller politique et d'espionnage adapté du roman de Robert Harris "L'homme de l'ombre" qui de façon assez transparente charge la barque de l'ancien premier ministre britannique Tony Blair. Celui-ci est accusé d'avoir fait du Royaume-Uni un vassal des USA dans la GWOT (global war on terrorism). Non seulement, c'est de notoriété publique, il a aligné la politique étrangère du Royaume-Uni sur celle de G.W Bush en Irak mais il a permis en retour des ingérences des services secrets américains dans les affaires intérieures du Royaume-Uni. Robert Harris l'accuse également d'avoir commis les mêmes crimes de guerre que les américains en commanditant des actes de torture sur des prisonniers au Moyen-Orient. Bien entendu Tony Blair n'apparaît pas sous son vrai nom et son destin dans le film est plus funeste que dans la réalité mais le modèle est clair et Pierce BROSNAN est très convaincant dans le rôle. Face à ce scandale, le "nègre" chargé d'écrire l'autobiographie "arrangée" de l'ancien ministre s'émancipe pour devenir journaliste d'investigation et rechercher la vérité. La mise en scène de Roman POLANSKI, rigoureuse et haletante de bout en bout fait merveille avec de nombreux morceaux de bravoure (l'enquête à partir du GPS, la course-poursuite à bord du Ferry, la visite de l'île etc.) Mieux encore, le cinéaste ne se contente pas de mettre son savoir-faire au service du roman, il y injecte son style et sa personnalité. On reconnaît donc des leitmotive communs avec d'autres films, principalement "Chinatown" (1974) notamment pour la scène finale (extraordinaire composition du cadre avec la longue diagonale d'où surgit la menace, la collision hors-champ remplacée par le surgissement des feuilles s'éparpillant en tourbillon, une métonymie qui décuple la puissance de la scène) et "Le Locataire" (1976) pour le fantôme du premier "nègre" décédé dont les traces de la présence dont nombreuses (le parcours du GPS mais aussi les affaires dans l'armoire et le dossier secret) qui finit par posséder son successeur. On trouve aussi des soupçons de "Cul-de-sac" (1966) et de "Frantic" (1988): un huis-clos sur une île, une résidence bunkérisée, un homme seul dans un univers hostile, quelques touches de méchanceté avec des dialogues incisifs ("Il m'a appelé mon gars!", "Il dit cela quand il ne se souviens pas du nom"; "Vous avez rédigé son intervention, cela fait de vous notre complice" etc.)
Néanmoins et en dépit de toutes ses qualités il manque quelque chose à ce film pour que je considère qu'il fasse partie des chefs-d'oeuvre de Roman POLANSKI: de l'humanité. L'homme sans nom joué par Ewan McGREGOR est parfaitement ectoplasmique. C'est voulu évidemment, cela va avec son rôle de "ghost" et cela lui donne un côté Tintin qui ne manque pas de pertinence. Le problème c'est que face à un personnage aussi lisse, il en faut d'autres qui soient hauts en couleur pour relever la sauce. Or ce n'est pas le cas. Ceux qui l'environnent sont aussi sinistres et sans âme que les murs gris de la maison-bunker dans laquelle ils se retranchent et la lande aride qui les entourent. Ils se réduisent en effet à leurs fonctions de politiciens corrompus ou d'agents secrets criminels. L'effet obtenu est donc inhumain ce qui n'est pas le cas de "Chinatown" (1974) avec ses accents tragiques ou des thrillers hitchcockiens, fondés sur les sentiments humains et les dysfonctionnements de la psyché.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)