Cela valait le coup de rattraper au cinéma "L'Histoire de Souleymane" que j'avais raté à sa sortie. Heureusement, outre les prix reçus à Cannes en section parallèle, le film a réussi à dépasser les 500 mille entrées, élargissant son public, notamment à des jeunes qui peuvent enfin voir à l'écran un personnage qui n'est pas souvent représenté au cinéma de façon aussi centrale*. Abou SANGARE qui est de tous les plans porte le film sur ses épaules et se donne sans compter dans une histoire qui lui ressemble, même si on reste dans la fiction. Comme le personnage de Laure CALAMY dans "A plein temps" (2021), Souleymane est lancé dans une course contre la montre dans laquelle il joue à la fois sa survie quotidienne et son avenir en France ce qui imprime un rythme trépidant à la majeure partie du film. Une tension proche du thriller qui n'occulte pas pour autant une description réaliste de la vie d'un migrant sans-papiers aujourd'hui en France. Vie que la plupart des français ne connaissent que sous l'angle de discours politiques démagogiques, occultant le fait que des secteurs entiers de l'économie profitent de cette main d'oeuvre privée de droits et donc taillable et corvéable à merci. Souleymane l'est d'autant plus qu'il est demandeur d'asile et n'a pas le droit de travailler. Il se fait donc exploiter par un "compatriote" en effectuant des livraisons à son nom et sur son compte ce qui signifie qu'il est à sa merci pour être payé. Un autre "compatriote" lui réclame de l'argent pour soi-disant aider à étoffer son dossier dans l'entretien qu'il doit passer à l'OFPRA. Et comme si cela n'était déjà pas assez difficile comme ça, Souleymane qui est SDF doit se lever aux aurores pour réserver chaque jour sa place d'hébergement d'urgence et être le soir à l'heure pour attraper le bus social, faute de quoi, il se retrouve à la rue. Bref une vie d'enfer, constamment sous pression qui fait qu'on tremble à le voir pédaler comme un fou sur son vélo au milieu de la dense circulation parisienne. C'est pourquoi l'entretien en face à face de la fin tranche autant avec tout ce qui précède. Une fin bouleversante, à plusieurs niveaux de lecture et qui pose beaucoup plus de questions qu'elle n'apporte de réponses.
* Un pied-de-nez à la critique négative de "Critikat" qui considérait que le film était calibré pour les bobos "Tout cela s’adresse avec un peu trop d’évidence à un profil type de spectateur : blanc, citadin, bourgeois de préférence, usager compulsif ou occasionnel des applications de livraison à domicile, qui pourra se reconnaître parmi les clients de Souleymane". C'était sans compter avec ce que charrie Abou SANGARE et qui visiblement passe au-dessus de la tête de "Critikat".
Parmi les quelques films de Alfred HITCHCOCK que je n'avais pas encore vu, "The Manxman" ("L'homme de l'île de Man") est une curiosité. Un film tout à fait dispensable dans l'oeuvre du maître du suspense. Il ne s'agit pas d'un thriller mais d'un mélodrame aux très grosses ficelles avec un triangle amoureux se composant de deux hommes issus de deux classes sociales opposées mais potes comme par deux alors qu'ils sont de surcroît amoureux de la même femme. Celle-ci penche pour le plus fortuné des deux (tiens donc) c'est à dire l'avocat mais par sens de la parole donnée (et aussi par convention sociale) elle épouse le marin-pêcheur. Celui-ci est un imbécile heureux qui sourit de toutes ses dents devant sa femme et son soi-disant meilleur ami qui passent le plus clair de leur temps à tirer une gueule de 6 pieds de long. Si "The Manxman" n'est pas complètement dénué d'intérêt, c'est parce qu'il s'agit d'un film de Alfred HITCHCOCK. Celui-ci y expérimente quelques belles idées comme celle de faire une ellipse sur le rapprochement entre deux personnages en utilisant les pages d'un journal aux qualificatifs de plus en plus intimes envers le prétendant. La photographie des paysages est très belle et Anny ONDRA peut être qualifiée de première blonde hitchcockienne. On sent également que c'est le dernier film muet de Alfred HITCHCOCK. Il filme ses personnages articulant distinctement leurs dialogues au point parfois de se passer de carton.
"Deep end" est le troisième côté d'un triangle dont les deux autres seraient "Blow-up" (1966) et "Repulsion" (1965). Leurs points communs? Se situer au coeur du swinging London alors qu'ils ont été réalisés par des cinéastes étrangers (dont deux polonais en exil) et pas toujours en Angleterre (la piscine de "Deep End" se trouve à Munich). Qu'à cela ne tienne! Il y a une atmosphère dans "Deep End" qui capte le spectateur. Cela tient beaucoup à l'unité de lieu, cette piscine décrépite et glauque mais aux couleurs pop éclatantes que l'on retrouve également dans l'East end où se déroule les lieux annexes de l'histoire qui semblent n'être qu'une extension des obsessions du héros. Celui-ci est un adolescent de 15 ans qui en franchissant le seuil de l'établissement pour son premier travail tombe dans une fosse aux serpents dont il ne parvient pas à s'extraire. Le film de Jerzy SKOLIMOWSKI peuplé de fantasmes inassouvis (plutôt crades) est par ailleurs hanté par le proxénétisme et la prostitution. Mike (John MOULDER-BROWN) devient le toy boy de vieilles rombières en mal de sensations fortes alors qu'il développe une obsession pour sa collègue plus âgée, Susan (Jane ASHER) qui s'amuse à souffler le chaud et le froid avec lui. Il faut dire que Susan est insaisissable, jouant de ses charmes auprès de plusieurs hommes et arrondissant ses fins de mois dans un club de strip-tease. Mais celui auquel elle est fiancée est surtout riche et Mike apprend donc que pour l'attirer dans ses filets, "diamonds are a girl's best friend". La marchandisation du sexe et des corps va de pair avec la transformation de Susan en femme-objet par Mike. Celui n'est en effet pas du tout un héros positif, développant pour la jeune femme une fétichisation malsaine qui le fait se frotter contre son image et poursuivre son ombre lors d'une séquence particulièrement marquante dans laquelle il erre dans le quartier de Soho entre le club chic et donc inaccessible où elle s'amuse avec son amant et le food-truck où il s'empiffre de hot-dogs (une symbolique pas très fine). Le tout sur une bande son très recherchée allant de Cat Stevens au groupe Can. Logiquement, le désir mortifère culmine dans la scène finale.
Le plus grand mystère d'Edwin Drood est celui de sa fin. Nous ne la connaîtrons jamais telle que l'aurait imaginée Charles Dickens étant donné qu'il est mort avant d'en avoir achevé la rédaction. Depuis 1870, nombre d'hypothèses ont fleuri et il existe plusieurs éditions dotées d'une fin écrite par quelqu'un d'autre. Le téléfilm de la BBC compte deux parties de 55 minutes environ. L'une restitue un condensé du roman de Dickens (dont il avait rédigé la moitié), l'autre imagine le dénouement. Dickens innovait en créant un univers proche du thriller à la Alfred HITCHCOCK. "Le mystère d'Edwin Drood" aurait pu s'appeler en effet "Un homme disparaît". Mais, sans doute est-ce dû à l'écriture plus moderne et pleine de twists de la scénariste Gwyneth HUGHES, j'ai été bien plus captivée par la deuxième partie qui montre l'oncle d'Edwin basculer dans la folie. Personnage aigri et frustré, le chef de choeur et professeur de musique John Jasper (interprété excellemment par Matthew RHYS) développe une obsession amoureuse mortifère pour l'une de ses élèves, Rosa (Tamzin MERCHANT) qui est promise à son neveu, Edwin (Freddie FOX, neveu du célèbre James FOX, on est dans "Dynastie") (1981)) depuis l'enfance. Dans ses délires opiacés, il se voit étrangler le gêneur au pied de l'autel alors qu'il n'est en façade que tout sourire devant le jeune blanc-bec vaniteux et agaçant. On comprend donc l'aversion qu'éprouve pour lui Neville Landless venu avec sa soeur Helena de Ceylan pour parfaire leur éducation. Même si Charles Dickens n'a pas précisé leur origine, dans cette version, ce sont deux indiens ce qui les confronte au racisme de la société britannique et place Neville (impulsif et que Rosa ne laisse pas indifférent) en position de coupable idéal. Mais le point fort de la série reste la description des tourments de Jasper, torturé par les affres de la jalousie et confondant le rêve et la réalité: bien pratique pour multiplier les pistes! (De même que le fait que tous les personnages principaux soient orphelins).
Belle proposition de cinéma pour cette cinquième réalisation de Andrea ARNOLD qui cherche l'équilibre entre récit d'émancipation adolescente, âpre réalisme social des laissés-pour-compte et désir éperdu de s'échapper dans l'art et la nature. Jamais le bestiaire de son film n'aura été si bien rempli: chien, chevaux, papillons, crapaud, insectes divers tatoués sur le corps du père (qui s'appelle lui-même Bug) mais surtout oiseaux, passion de l'héroïne, Bailey (Nykiya Adams, l'une de ces non-professionnelles à la forte présence dont Andrea ARNOLD a le secret) dont le quotidien oscille entre rage et désespoir. On peine à croire qu'elle n'a que douze ans, on lui en donne facilement quinze voire seize. Il faut dire qu'elle est confrontée à des problèmes qui ne sont pas de son âge et contre lesquels elle ne peut opposer que son imaginaire et son téléphone portable qui lui sert à filmer le monde. Ses parents que l'on découvre tour à tour sont deux paumés qui l'ont eu alors qu'ils étaient adolescents et qui ne semblent pas avoir beaucoup gagné en maturité depuis. Le père (Barry KEOGHAN) qui ressemble à un gamin vit d'expédients (plutôt comiques avec son crapaud cracheur de bave hallucinogène!) dans un squat et bien que de nature aimante, il est trop autocentré pour véritablement s'occuper de sa fille et du demi-frère de celle-ci qui s'apprête à reproduire le même modèle. La mère enchaîne les relations toxiques et vit avec les trois petits demi-frères et soeurs de Bailey dans une colocation jonchée de détritus avec un petit ami extrêmement violent. "Bird" est néanmoins une histoire de métamorphose et de résilience. Malgré tout ce que sa vie a de plombant, Bailey qui ressemble au début du film a un petit hérisson plein de piquants devient progressivement une belle jeune fille qui s'ouvre à la vie en puisant des motifs d'espérer dans son environnement. Les tags se transforment en autant de messages d'encouragement et la nature amie lui envoie un drôle d'allié, sorte de vagabond à la nature hybride qui semble tout droit échappé de "Le Regne animal" (2022) et qui est joué par l'acteur fétiche de Christian PETZOLD, Franz ROGOWSKI. Même si son intégration dans l'histoire souffre de quelques maladresses d'écriture, ce personnage d'homme-enfant (à l'image de son père) est une bouffée d'air frais qui apporte à l'héroïne l'aide dont elle a besoin pour grandir.
J'ai bien aimé la délicatesse irisée de ce film, le second du jeune cinéaste (28 ans) Hiroshi Okuyama. L'histoire fait un peu penser à celle de "Billy Elliot" au pays du soleil levant. A ceci près que la cruauté feutrée de la société japonaise produit des effets tout à fait différents du milieu des prolétaires anglais dépeints dans le film de Stephen Daldry. L'histoire tourne autour de Takuya, un adolescent bègue qui préfère contempler la neige que lancer la balle ou le palet. Fasciné par Sakura, une patineuse de son âge, il tente maladroitement de reproduire les figures gracieuses qu'elle exécute sur la glace et attire l'oeil d'Arakawa, l'entraîneur de Sakura qui le prend sous son aile et tente de les réunir pour les faire concourir. Le réalisateur créé un film aérien et cotonneux avec une belle photographie, des paysages, des couleurs et des éclairages qui reflètent les états d'âme des personnages, trois solitudes qui déploient leurs ailes le temps de quelques moments suspendus avant l'inévitable crash. Il est difficile de démêler dans la décision de Sakura de se retirer du trio ce qui relève de préjugés quant à l'orientation (homo)sexuelle de Arakawa (très mal vue au Japon et encore peu abordée au cinéma, hormis dans le récent "L'Innocence" de Hirokazu Kore-Eda) et ce qui est lié à la jalousie de se sentir exclue de la relation privilégiée qu'il entretient avec Takuya alors qu'il est manifeste qu'il ne lui a jamais accordé la même attention. Dommage que le réalisateur ne sache pas comment finir son film qui après une première partie plutôt séduisante finit par s'épuiser complètement. La faute à un scénario sans doute trop évanescent.
Biopic plutôt décevant, "Sarah Bernhardt" tend à regarder son sujet par le petit bout de la lorgnette. L'accent est mis sur les nombreuses liaisons de "La Divine", particulièrement celle avec Lucien Guitry (Laurent LAFITTE), même pas avérée et ses multiples excentricités alors que son travail d'actrice est quasiment passé sous silence. Sans doute parce qu'il est daté et n'aurait pas permis de comprendre ce qui fascinait chez elle. Je ne suis pas sûre que les propos vantant à tout bout de champ sa liberté et les quelques images léchées montrant ses frasques amoureuses, sexuelles, ses NAC et son fils naturel permettent de mieux comprendre cette fascination, surtout en étant aussi peu contextualisés. La mise en scène est académique et le scénario non seulement est d'une grande platitude mais il est confus avec des flashbacks inutiles tant les personnages, à l'exception du rôle titre ressemblent à des figures de cire qui défilent (une scène avec Mucha, deux ou trois avec Edmond Rostand, une avec Zola, une avec Freud, plusieurs avec Sacha Guitry, le fils de Lucien etc.) Le travail de vieillissement et de rajeunissement est tout à fait insuffisant, nous perdant encore davantage entre les époques. Reste une reconstitution historique vraiment réussie: décors, costumes, bijoux, maquillages et coiffures sont somptueux et donnent vie à la Belle Epoque et à son art nouveau. Idem pour l'insertion d'images d'archives au début et à la fin. Et Sandrine KIBERLAIN porte le film à bout de bras sur ses frêles épaules. Elle n'est pas forcément toujours juste tant elle cabotine mais elle met tant d'énergie dans le rôle qu'elle réussit quand même à nous y faire croire. Contrairement à la frivolité (pour ne pas dire la vacuité) qui se dégage du film, elle réussit une composition très incarnée de Sarah Bernhardt qui régale le grand monde de ses frasques mais se consume dans son corps. On regrette vraiment que le film n'ait pas cherché à développer un angle plus original sur un personnage aussi foisonnant. Son engagement par exemple envers la défense du capitaine Dreyfus est survolé alors qu'il aurait permis de donner du relief et de la substance au contexte entourant Sarah Bernhardt autant qu'aux zones d'ombre de sa personnalité.
C'est noël et ses nombreux rituels. Parmi ceux que j'aime, la diffusion de séries de la BBC adaptées de classique de la littérature et toujours gage de qualité. La preuve encore avec "Les Grandes espérances" de Charles Dickens déclinées sur trois épisodes de 54 minutes chacun. L'emballage est particulièrement soigné avec une attention toute particulière aux décors, costumes et maquillages de Miss Havisham (Gillian ANDERSON) et de son château qui tombe réellement en poussière au fil des épisodes. Il moisit, pourrit sur pied tout en dégageant un certain charme gothique et macabre, noyé dans la brume comme le veut le roman original. Le noircissement de la robe de mariée que porte perpétuellement Miss Havisham et sa mise de plus en plus négligée la font passer du statut de reine des neiges un peu givrée à celui de zombie. Ce personnage et ce lieu, centre de gravité du film a d'ailleurs sans nul doute inspiré le très beau générique où l'on assiste à l'éclosion d'un papillon blanc qui s'obscurcit jusqu'au noir intégral. L'autre aspect très réussi de la série est son scénario qui met l'accent sur les problèmes identitaires des personnages et leurs obscures filiations. A commencer par Pip (Douglas BOOTH), balloté entre deux mondes et qui en aspirant à rejoindre la haute par amour pour une étoile inaccessible risque de se brûler les ailes. Cela peut également être un autre sens du papillon noir qui se serait calciné au contact de Miss Havisham et de sa protégée, Estella (Vanessa KIRBY). Un coeur aveuglé par la honte sociale et donc injuste. Mais Estella, manipulée depuis l'enfance par une marâtre qui l'utilise comme un outil de vengeance n'est pas mieux lotie: elle se retrouve prisonnière dans une cage aux fauves qui menace de la dévorer. Au passage, je souligne l'élégance de la mise en scène à ce moment-là qui déplace la violence sur un cheval (tout en la suggérant pour sa maîtresse) et fait de celui-ci le protagoniste de la délivrance de l'héroïne. La nature est en effet montrée comme salvatrice face à une société toxique: l'une des scènes les plus inspirées de la série montrent Pip et Estella s'embrasser au milieu d'une rivière, les gambettes en contact avec l'eau et le sol. La plupart des seconds rôles sont soignés même si quelques uns sont un peu survolés. Petit bémol sur l'interprétation de Douglas BOOTH, un peu lisse.
J'avais déjà vu "Sur mes lèvres", le troisième film de Jacques AUDIARD il y a une quinzaine d'années mais je l'ai beaucoup plus apprécié cette fois-ci. En dépit de quelques maladresses (la sous-intrigue inutile avec Masson, le contrôleur judiciaire), Jacques AUDIARD réussit un film résolument original tant sur la forme que sur le fond. Sur le fond, il réussit déjà, avant "De battre mon coeur s'est arrete" (2005) et "Emilia Perez" (2024) à jouer harmonieusement avec les touches noires et blanches du piano c'est à dire à mêler un univers associé au masculin, celui du film de gangsters et un univers associé davantage au féminin, celui du mélodrame social. Il ne s'agit pas encore d'un personnage tiraillé entre deux identités mais d'une rencontre entre deux marginaux: Carla (Emmanuelle DEVOS), une femme handicapée, solitaire, complexée et méprisée par ses collègues de travail et Paul (Vincent CASSEL), ex-taulard fruste en quête de réinsertion mais plombé par la dette qu'il doit à un malfrat (Olivier GOURMET) qui l'oblige à travailler pour lui. Paul devient le stagiaire de Carla qui tente de se l'attacher alors que lui souhaite l'enrôler pour voler son patron en découvrant sa capacité à lire sur les lèvres. Chacun est donc tenté d'utiliser l'autre jusqu'à ce qu'ils convergent vers un but commun au goût de revanche, le thriller venant s'ajouter aux autres genres. Sur le plan de la forme, Jacques AUDIARD nous plonge en immersion dans les perceptions de Clara dont les difficultés d'audition débouchent soit sur une hypo soit sur une hyperacousie selon qu'elle met ou non ses appareils et qui a aiguisé d'autres sens, notamment l'odorat, la vue, le toucher, le sens de l'orientation qui vont se révéler déterminants pour l'issue de l'intrigue, le handicap devenant dans le contexte du thriller un super-pouvoir capable de la révéler à elle-même comme une femme puissante et sensuelle. La scène où elle déchiffre à distance le plan de Paul s'apparente ainsi à un acte sexuel dans lequel elle atteint l'orgasme et ce, avant que l'attirance longtemps mêlée de gêne et de malentendus ne se concrétise. Ainsi, même si "Sur mes lèvres" baigne dans un univers très masculin, il en émerge un superbe portrait de femme, remarquablement interprété par Emmanuelle DEVOS qui n'a pas volé son César.
A l'image de son affiche, "The Substance" joue à fond des contrastes tels que le clinique et l'organique. Mais aussi le propre et le sale, le noir et le blanc, le vieux et le jeune, la laideur et la beauté ou bien les trois couleurs primaires: jaune de l'oeuf (sur lequel est expérimenté la substance), de l'activator du dédoublement et du manteau d'Elisabeth ("la matrice" de son double jeune), rouge du sang et des organes et le "rêve bleu" des chimères, la robe de princesse des contes et du sommet des dieux hollywoodiens. Tous ces pôles de contrastes sont reliés entre eux par un cordon ombilical serpentin (repris sur le motif du peignoir d'Elisabeth) ou par de longs corridors qui ont un caractère de révélateur de la vraie nature de ce qui est relié, comme les deux facettes d'une même pièce. Pour ne donner qu'un exemple, le click and collect dans lequel Elisabeth vient récupérer son kit et ses recharges est, à l'image de sa salle de bain, d'une blancheur éblouissante alors que cette dernière dissimule un cadavre dans le placard et que pour accéder aux casiers il faut traverser un garage désaffecté et jonché de détritus. Cette esthétique de l'agencement des contraires par le montage, Coralie FARGEAT l'a puisé dans le cinéma de David LYNCH et Stanley KUBRICK dont elle se réapproprie les labyrinthes mentaux de "2001 : l'odyssee de l'espace" (1968) et de "Shining" (1980). Mais, et c'est ce qui rend son film jouissif, elle se les réapproprie avec beaucoup d'ironie. Dans cette réinvention féministe de "Le Portrait de Dorian Gray" (1944) croisée avec le syndrome de Frankenstein, "Ainsi parlait Zarathoustra" n'annonce pas la venue d'un être supérieur mais accouche au contraire d'un monstre qui n'est pas sans rappeler "Elephant Man" (1980). Le personnage d'Elisabeth est une coquille vide qui ne vit que de des souvenirs de son ancienne gloire (comme dans "Boulevard du crepuscule") (1950) et d'images, celles que lui renvoie le monde patriarcal dans lequel elle vit, obsédé par le jeunisme et le corps parfait. Lorsque son âge la prive de la dernière émission qu'elle présentait (un show matinal d'aérobic à la Jane FONDA) par la décision d'un producteur masculiniste grotesque (Dennis QUAID) ayant décrété que 50 ans était une date de péremption, elle a l'impression de ne plus exister car elle n'a plus rien à quoi se raccrocher. La scène où elle tente sans succès de sortir de son isolement en se heurtant sans cesse à un miroir lui renvoyant un reflet haï souligne cet enfermement mortifère dans l'apparence. L'expérience de dissociation à laquelle elle se livre entre un moi jeune (idéalisé*) et un moi vieux (haï) tourne donc à l'autodestruction et non à la collaboration comme le présuppose un protocole médical qui semble avoir été produit par une IA plutôt que par un humain. Mais elle en fait également profiter la société du spectacle dont elle est le produit ce qui nous gratifie de quelques séquences hautement jubilatoires digne de la fin de "Carrie au bal du diable" (1976) croisé avec la mutation de "Akira" (1988) et de "La Mouche" (1986). Demi MOORE est exceptionnelle, n'ayant peur de rien et surtout pas des transformations physiques les plus audacieuses ce qui donne lieu, là encore à des séquences désopilantes faisant penser à la vieille sorcière de Blanche-Neige.
* Les séquences avec Margaret QUALLEY filmées avec un male gaze appuyé sont là encore un summum d'ironie, montrant que Elisabeth n'a généré qu'une version ancienne d'elle-même, poupée gonflable objet des fantasmes masculins n'ayant aucune existence propre. Elisabeth s'avère incapable de la moindre forme de détachement de cette aliénation au regard masculin concupiscent, lequel est tourné en ridicule de façon jouissive.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)