Immersif et abstrait, le "Dunkerque" de Christopher NOLAN m'a fait penser à "Inception" (2009) avec son montage alterné sur trois temporalités différentes. Une évacuation sur la jetée qui dure une semaine, un bateau de plaisance qui se porte au secours des naufragés sur une journée et un pilote d'avion qui tente de couvrir les opérations sur une heure. Le résultat qui fait penser à un jeu vidéo est cependant brouillon et répétitif. Le scénario est rachitique et les personnages interchangeables, une impression renforcée par le minimalisme des images: ciel, plage, mer presque vides où apparaissent parfois quelques points ou lignes de points. Ennemi invisible, allié français presque inexistant, plage immaculée et ville de Dunkerque anachronique et intacte déréalisent et décontextualisent complètement la guerre. C'est d'ailleurs le but affiché par Christopher NOLAN qui a préféré faire un film de survie. Mieux vaut en effet ne pas être claustrophobe tant les scènes où les soldats sont pris au piège d'une carcasse de bateau ou d'avion qui coule sont nombreuses. On a bien du mal à croire que 300 mille des 400 mille soldats britanniques ont pu être sauvés dans ces conditions tant Christopher Nolan insiste sur les torpillages de bateaux, les mitraillages sur la plage et la sensation d'oppression qui en résulte, renforcée par la musique lancinante de Hans ZIMMER. C'est à peu près la seule sensation qui émerge de ce film qui paradoxalement s'avère étouffant en filmant pourtant des espaces épurés et infinis.
"Un pont trop loin" est le miroir inversé de "Le Jour le plus long" (1962). Les deux films sont l'adaptation d'un livre du même auteur, le journaliste Cornelius Ryan racontant chronologiquement une opération de grande envergure menée par les alliés en 1944. Mais là où "Le Jour le plus long" chronique un moment glorieux de la guerre, l'opération Overlord c'est à dire le débarquement anglo-américain en Normandie du 6 juin 1944, "Un pont trop loin" raconte l'opération aéroportée "Market Garden" de septembre 1944 qui se solda par un fiasco et de terribles pertes humaines. Le plan était celui du général britannique Montgomery: parachuter des dizaines de milliers d'hommes aux Pays-Bas, derrière les lignes ennemies pour qu'ils sécurisent les ponts permettant d'acheminer les blindés jusqu'au Rhin et permettent ainsi aux alliés d'entrer plus vite en Allemagne. L'opération fut avalisée par Eisenhower parce qu'elle permettait en cas de réussite d'écourter la guerre alors que les problèmes logistiques des alliés se faisaient de plus en plus aigus. Sauf qu'elle reposait sur une erreur d'appréciation fondamentale: celle des capacités de résistance de l'armée allemande, certes en repli mais pas encore en déroute. De plus, l'aspect démesuré de l'opération ne laisse guère de doutes sur l'hubris de son concepteur et sa volonté de tirer la couverture à lui pour laisser sa trace dans l'histoire au détriment des autres généraux (Patton par exemple qui était en désaccord avec lui). A propos d'hubris, on peut également évoquer le match des producteurs, celui de "Un pont trop loin", Joseph E. LEVINE désirant faire au moins aussi bien que Darryl F. ZANUCK qui avait produit son "concurrent", "Le Jour le plus long".
Richard ATTENBOROUGH, le réalisateur britannique de "Un pont trop loin" a signé par la suite d'autres superproductions mais à caractère biographique telles que "Gandhi" (1982) et "Chaplin" (1992). Outre l'aspect spectaculaire de la reconstitution et un casting de stars long comme le bras (mais qui a pour inconvénient de réduire la part de chacun à la portion congrue, certains s'en sortant mieux que d'autres), le film a une qualité que je n'ai vu soulignée nulle part mais qui m'a frappée: sa capacité à donner un caractère humaniste aux morceaux de bravoure, à ne pas perdre de vue l'intime au coeur de son récit de guerre. C'est la scène dans laquelle le sergent Dohun (James CAAN) brave le danger pour sauver son capitaine gravement blessé qu'il a juré de protéger au début du film; celle dans laquelle Robert REDFORD récite le "je vous salue Marie" alors qu'il est canardé avec ses hommes pendant la traversée d'un fleuve. Ou encore toutes celles qui dépeignent la guerre de position désespérée menée au nord du pont d'Arnhem par le lieutenant-colonel Frost et ses hommes trop peu nombreux qui investissent une maison dont on voit les étapes de la destruction ainsi que celle de leurs propriétaires. Anthony HOPKINS, acteur fétiche de Richard ATTENBOROUGH (il jouera ensuite pour lui dans "Magic" (1978) et "Les Ombres du coeur") (1993) y est déjà intense et bouleversant dans les derniers moments, éclipsant le reste du prestigieux casting à l'exception de Sean CONNERY, lui aussi remarquable.
Le cinéma britannique d'après-guerre est parsemé de pépites souvent méconnues du grand public qui ont infusé dans le cinéma américain contemporain quand ce ne sont pas leurs talents qui y ont immigré. A la vision de "Rapt", comment ne pas penser à "Un monde parfait" (1993) de Clint EASTWOOD? Le film qui n'est pas sans rappeler également "Le Gosse" (1921) de Charles CHAPLIN raconte une bouleversante histoire d'attachement entre un homme et un enfant, tous deux en fuite. Le premier a tué l'amant de sa femme et cherche à échapper à la police, le second a fugué après avoir fait une bêtise de peur d'être battu par ses parents adoptifs maltraitants. Le film est tendu dès sa première scène, remarquable par sa concision et son efficacité: l'enfant qui semble poursuivi par une menace invisible court à toute allure, manquant se faire écraser dans un paysage en ruines de l'après-guerre et en cherchant à se cacher se jette directement dans la gueule du loup, le cadavre encore chaud à ses côtés nous renseignant sur ce qu'il vient de faire. Il embarque aussitôt ce témoin gênant dans son odyssée. S'il semble en permanence aux abois, se comportant avec nervosité et rudesse (à certains moments, il traite vraiment l'enfant comme un paquet voire comme un boulet), jamais l'homme ne se montre maltraitant alors que l'attitude de l'enfant, puis la vision de son corps meurtri confirme que les parents adoptifs à l'apparence respectable sont des Thénardier en puissance (même si la violence semble être le fait exclusif du père). Peu à peu le meurtrier se dévoile et s'avère être un ancien marin affamé de tendresse qui n'a pas supporté d'être trahi. L'enfant qui chemine à ses côtés peut être perçu comme une projection de sa propre fragilité et de son besoin d'amour. Il a d'ailleurs au départ bien du mal à supporter son regard. L'évolution de leur relation est traitée avec sensibilité mais sans mièvrerie aucune, de même que les environnements qu'ils traversent, filmés d'une manière quasi-documentaire. Chris est tiraillé jusqu'au bout entre son instinct de protection et son instinct de survie, entre égoïsme et altruisme ce qui d'ailleurs déroute les autorités: mais pourquoi s'est-il encombré de cet enfant qui peut causer sa perte... ou bien son salut*. Est-il nécessaire de souligner combien Dirk BOGARDE est exceptionnel dans l'un de ses premiers grands rôles? Quant au réalisateur, Charles CRICHTON il deviendra très célèbre plusieurs décennies après dans un registre bien différent, celui de l'humour anglais avec le désopilant "Un poisson nommé Wanda" (1988).
* Cette question posée par les autorités, on la retrouve aussi dans "Les Fugitifs" (1986) qui raconte la naissance de liens affectifs entre un ex-taulard, un chômeur au bout du rouleau et sa petite fille muette dans un contexte de cavale.
Récemment, j'ai revu "Femmes au bord de la crise de nerfs" dont la parenté avec "La Voix humaine" m'a sauté aux yeux. Et pour cause, le célèbre long-métrage de Pedro Almodovar lui a été inspiré par la pièce en un acte de Jean Cocteau dont il propose à nouveau une adaptation, cette fois en court-métrage. Si Cocteau a mis en scène dans plusieurs de ses pièces la dépendance de femmes à des hommes absents (dans le même genre, "Le Bel Indifférent" (1957) a été adapté en court-métrage par Jacques Demy), Pedro Almodovar cherche lui à les en sortir. Et ce d'autant plus que "La Voix humaine" a été réalisé pendant le confinement ce qui redouble le thème de l'enfermement de l'héroïne qui circule à l'intérieur et à l'extérieur du décor sans pour autant sortir de sa voie (voix?) de garage, du moins jusqu'au moment de la délivrance finale. Les tenues plus colorées et extravagantes les unes que les autres portées par Tilda Swinton (actrice qui décidément transcende les frontières, de genre comme de culture) redoublent l'effet de théâtre dans le théâtre, même si sa conversation au téléphone est un monologue dont le seul spectateur est elle-même. Son personnage est enfermé dans un rôle aussi sûrement que l'était Madeleine dans "Vertigo", cité plusieurs fois. Ceci étant "La Voix humaine" est surtout un exercice de style que l'on contemple pour sa forme, somptueuse et inventive (l'utilisation des outils de bricolage qui tantôt deviennent des lettres, tantôt des armes et tantôt rappellent l'envers du décor).
Le centre Pompidou consacre une rétrospective à la cinéaste et photographe britannique Joanna Hogg, méconnue chez nous. "Eternal Daughter" est son sixième long-métrage, le septième si on compte son film de fin d'études qui date de 1986. En revanche, son amie d'enfance, Tilda Swinton est devenue extrêmement célèbre. Et c'est elle que l'on retrouve à l'affiche de "Eternal Daughter" qui allie une grande maîtrise cinématographique, une atmosphère onirique et gothique et un contenu intimiste autobiographique. Comme dans d'autres films mettant en scène la gémellité, Tilda Swinton s'y dédouble, cette fois pour interpréter une mère et sa fille dans un film d'atmosphère qui avec son grand hôtel désert et hanté fait penser à "Shining" de Kubrick (une référence assumée par la réalisatrice qui utilise la même oeuvre de Bela Bartok) nimbé de brume comme dans "La chute de la maison Usher" de Edgar Allan Poe. "Eternal Daughter" est une histoire de deuil qui prend la forme d'un film de fantôme. Julie qui est une réalisatrice entre deux âges sans enfant emmène sa mère Rosalind fêter son anniversaire dans l'hôtel qui fut autrefois sa maison. Une immense et majestueuse demeure quelque peu décrépite (électricité et chauffage défaillants) qui semble flotter hors du temps et dont les porte-clés sont des anges. Une sorte de rituel se met en place, ponctué par des rimes visuelles: un insert sur une main qui en saisit une autre, les promenades nocturnes de Julie dans le jardin avec Louis, le chien de Rosalind, le coucher de cette dernière précédé de la prise d'un somnifère dans le pilulier, les repas durant lesquels les deux femmes sont filmées en champ-contrechamp avec la réceptionniste qui apparaît dans le fond de l'image pour prendre la commande ou servir, des conversations dans la salle à manger ou la chambre durant lesquelles sont convoqués les souvenirs, pas toujours heureux qui effraient Julie tout comme les craquements qui alimentent ses insomnies ou encore son observation depuis la fenêtre des tensions entre la réceptionniste et son petit ami lorsqu'il vient la chercher le soir en voiture. De cette circularité et de cet effet de répétition émerge peu à peu l'idée d'une mémoire qui cherche à se rassembler, les circonvolutions de l'hôtel, comme dans "Shining" faisant penser aux méandres du cerveau. L'atmosphère est absolument envoûtante avec un choix de couleurs, d'atmosphères et de sonorités particulièrement évocatrices. Le tout au service d'un récit sensible que l'on devine proche du vécu de la réalisatrice qui s'inscrit dans une longue lignée d'autrices gothiques (de Charlotte Brontë à Daphné du Maurier).
Le titre qui a été suggéré au réalisateur Sylvain DESCLOUS dont c'est le deuxième long-métrage de fiction par la monteuse Isabelle POUDEVIGNE se réfère volontairement au célèbre roman de Charles Dickens. On devine pourquoi. Dans les deux cas, il s'agit d'un récit d'apprentissage dans lequel un héros ou une héroïne d'origine modeste s'extrait de sa condition pour embrasser un idéal et y perd son innocence au passage. Mais la ressemblance s'arrête là. L'intrigue est mise au goût du jour, l'idéal en question n'étant plus l'amour d'Estrella mais (je cite Isabelle Poudevigne) " celles que Madeleine place en ses idées politiques et le parcours qu’elle se construit. Celles que beaucoup de gens placent en Madeleine. Ce sont enfin celles que nous plaçons tous en une politique qui puisse nous faire accéder à un monde plus juste, plus équitable et plus fraternel." Le problème est que cette politique "sociale, féministe, écologique et solidaire" confrontée à la réalité du terrain en reste à la note d'intention. Il y avait pourtant de quoi construire un scénario puissant sur le prix à payer en matière d'engagement en politique, d'autant plus si on est une femme, que l'on vient d'un milieu modeste et que l'on défend des causes progressistes. Les exemples ne manquent pas, de Simone Veil à Greta Thunberg ou Malala Yousafzai. Mais Sylvain DESCLOUS choisit de salir son héroïne avec un bon gros crime bien rouge qui tache plutôt que de laisser la réalité du terrain politique lui tanner le cuir. En terme d'efficacité dramatique, il est sûr que ce choix paye en dévastant son couple et en faisant même de son ancien amant-complice (Benjamin LAVERNHE) son ennemi numéro 1 prêt à la trahir auprès de Gabrielle, la députée auprès de qui elle travaille (Emmanuelle BERCOT qui est très bien dans un rôle de composition qu'elle a travaillé auprès de véritables femmes politiques). En terme de vraisemblance, c'est beaucoup plus discutable et il ne suffit pas de placer le drame en Corse pour en faire une tragédie grecque (je cite Sylvain Desclous). Encore faut-il que ses personnages suscitent terreur et pitié ce qui n'est pas le cas. L'interprétation de Rebecca MARDER n'est pas en cause mais le fait d'en faire un personnage versatile, tantôt perturbé par le meurtre avec des cauchemars et des absences et tantôt prêt à tout pour s'en sortir par le secret et le mensonge fonctionne mal d'autant que la juge tout comme Gabrielle acceptent sa version des faits avec une déconcertante facilité. Sans parler du rôle du père prolo qui profite du meurtre pour se rapprocher de sa fille. Bref le liant entre tous ces éléments ne prend pas vraiment, chacun excluant l'autre et on perd rapidement de vue le sujet principal qui aurait pu être passionnant au profit d'un thriller somme tout assez banal.
"Miracle en Alabama" (1962) était l'adaptation de l'autobiographie de Helen Keller qui parvint grâce à son éducatrice à surmonter sa cécité, sa surdité et son mutisme pour entreprendre des études supérieures, décrocher son diplôme, écrire des articles et des livres, en d'autres termes, mener une vie accomplie en dépit de son triple handicap. Christy Brown est un autre de ces miraculés. Comme dans le cas de Helen Keller, la paralysie cérébrale qui le prive presque entièrement de l'usage de ses membres et rend son élocution difficile a laissé son intelligence intacte. Il a eu également la chance de bénéficier des soins du professeur Collins, une pédiatre qui l'a aidé à utiliser à la perfection les seules parties mobiles de son corps: les orteils de son pied gauche et son visage, incluant des séances d'orthophonie qui lui ont permis de s'exprimer oralement d'une façon suffisamment claire pour être compris. Mais ce que le film de Jim SHERIDAN met surtout en avant, c'est d'une part le rôle joué par sa famille dans son épanouissement et de l'autre, le combat pugnace de Christy Brown pour être reconnu comme un homme à part entière. Christy Brown a grandi dans une famille de catholiques irlandais nombreuse et pauvre mais également aimante et inclusive. De surcroît la mère (Brenda FRICKER) a eu l'intuition de l'intelligence de son fils et a tout fait pour l'éveiller. Le lien qui les unit est souligné à plusieurs reprises, notamment dans celle où Christ adolescent (joué par un déjà très impressionnant Hugh O'CONOR) parvient à tracer son premier mot à la craie avec son pied gauche: "maman" suscitant la fierté du père qui reconnaît ainsi pleinement Christy comme un membre de la famille. Devenu adulte sous les traits d'un Daniel DAY-LEWIS prodigieux qui n'a pas volé son Oscar du meilleur acteur, Christy Brown est devenu un peintre et un écrivain talentueux qui rend au centuple ce que sa famille lui a donné. Mais surtout, il s'agit d'un homme plein de colère et de frustration qui se bat avec rage pour être considéré comme un homme à part entière et non comme un "pauvre infirme". Il refuse en particulier d'être infantilisé et lors d'une scène à la fois terrible et drôle, il injurie l'amour platonique qui est le seul qu'on lui propose, rappelant ainsi qu'il a un corps et des désirs, quand bien même ce corps est presque totalement paralysé. En cela son combat est toujours d'actualité, la sexualité des handicapés étant un sujet encore très tabou. Comme l'a dit Daniel DAY-LEWIS en 1989 "Le piège n'est pas le fauteuil roulant ou les afflictions mais notre attitude envers les personnes handicapées".
J'ai vu plusieurs fois "Raging Bull" qui entretient des rapports assez étroits avec mon film préféré de Martin SCORSESE, "Taxi Driver" (1976): un personnage (interprété par un Robert De NIRO hallucinant de jusqu'au-boutisme) disons-le poliment pas très équilibré dans sa tête, ni dans son corps (la goinfrerie en lieu et place de l'insomnie) qui a tendance à parler à son reflet plus qu'à un autrui avec lequel il ne sait pas communiquer en vient à exorciser son mal-être dans une orgie de violence cathartique. Comme Travis Bickle, Jake La Motta est un grand malade dont la jalousie et la paranoïa détruisent tout sur leur passage y compris lui-même. Le film -et c'est une des raisons pour laquelle il est si admirable quand bien même son personnage principal a un comportement détestable- établit un continuum d'une fluidité et d'une limpidité parfaite entre sa vie et "le noble art", le ring de boxe étant un substitut du théâtre dans lequel les instincts primaires du taureau enragé peuvent se déchaîner sans retenue contre des hommes vus comme autant de rivaux à neutraliser ou au contraire pour "expier" par la souffrance tout le mal fait à soi-même et aux autres. Ce continuum est en effet également celui de la chair et de l'âme. La bestialité et la stupidité de Jake La Motta qui fait vivre un enfer à sa femme Vickie (Cathy MORIARTY) et à son frère Joey (Joe PESCI) pour un mot ou pour un geste interprété de travers, qui ne sait pas gérer ses émotions autrement que par la violence et dont le discernement est tellement altéré qu'il finit en prison (comme il aurait pu finir à la manière de Leonardo DiCAPRIO dans "Shutter Island" (2009) dans un asile) est pourtant aussi une âme en peine qui cherche une issue à sa propre tragédie. La dimension religieuse voire mystique de Raging Bull éclate dès le générique avec son noir et blanc somptueux et son ralenti en phase avec la musique inoubliable extraite de "The Cavalleria Rusticana" de Pietro Mascagni. Les italiens ont le sang chaud mais savent manier la corde lyrique mieux que personne et le vrai Jake La Motta comme Martin SCORSESE a grandi à Little Italy. Comme lui, il a connu les sommets de la gloire et les tréfonds de la déchéance avant de s'en sortir par le biais de l'art. Le ring de boxe était déjà une métaphore de la scène mais c'est en tant qu'artiste de stand up dans une boîte de nuit que Jake La Motta a trouvé une forme de rédemption. Nul doute que Leos CARAX s'est souvenu de lui pour créer Henry McHenry, son artiste de stand up jaloux et violent scruté par les flashs des photographes, vêtu comme un boxeur et surnommé "le gorille de dieu" dans "Annette" (2019).
"Distant Voices, still lives", le premier long-métrage de Terence DAVIES sorti en 1988 était invisible depuis plus de trente ans en France. Il ressort le 22 mars 2023 au cinéma dans une copie restaurée grâce à Splendor Films, spécialisé dans la distribution de films de patrimoine.
Né en 1945 à Liverpool, Terence DAVIES s'est fait connaître avec trois courts-métrages réunis sous le titre "The Terence Davies Trilogy" avant de se lancer dans le long-métrage. Son style a été qualifié de "réalisme de la mémoire". "Distant Voices, still lives" est en effet un film largement autobiographique, une sorte d'album de souvenirs composé de vignettes sépia reliées les unes aux autres par des associations d'idées et non par la chronologie. L'absence de linéarité de la narration n'est pas un problème dans la mesure où la famille de la working-class britannique des années 40-50 que décrit Terence DAVIES (et que l'on devine être la sienne) se caractérise par son immobilité. Si les événements décrits s'étendent sur plus d'une décennie, ils s'apparentent à des rituels (mariages, naissance, enterrement, soirée au pub, noël etc.) autour d'un lieu immuable: la maison familiale qui elle aussi n'est visible que par fragments figés. La séquence introductive avec son plan fixe sur l'escalier de la maison puis au terme d'une rotation de la caméra, sur la porte d'entrée où on entend parler puis chanter le frère et ses soeurs mais sans les voir permet de comprendre que Terence DAVIES établit une dissociation qui se poursuivra tout au long du film entre une image la plus figée et carcérale possible, nombre de plans faisant penser à des tableaux et une bande-son au contraire où s'exprime librement l'âme des personnages, non par la parole (rare) mais par le chant. Il est d'ailleurs significatif de souligner que le seul personnage privé de chant dans le film est le père (Peter POSTLETHWAITE) qui se caractérise par sa violence et son imprévisibilité, faisant régner l'arbitraire et parfois la terreur dans la famille en dépit de quelques moments de tendresse. Même décédé prématurément, l'ombre de ce père se fait sentir sur les enfants devenus adultes qui ne parviennent pas à voler de leurs propres ailes, l'une des filles reproduisant partiellement dans son couple le modèle parental vécu dans son enfance. "Distant Voices, still lives" est un film d'oiseaux en cage avec un titre qui évoque l'écho lointain du souvenir et sa nature morte.
Photo prise le 8 mars 2023 au Champo lors de l'avant-première de la ressortie du film, en présence du réalisateur (à droite).
Il y a une dizaine d'années, une collègue m'avait prêté le coffret DVD Carlotta de quatre mélodrames allemands réalisés par Douglas SIRK à l'époque où il travaillait pour la UFA et se nommait Detlef SIERCK. Sortis entre 1935 et 1937 ces films en noir et blanc préfigurent les mélodrames flamboyants qu'il réalisera à Hollywood. A ceci près qu'il leur manque une profondeur déchirante que l'on peut mettre en relation avec l'histoire personnelle de Douglas Sirk qui en migrant aux USA pour échapper à la mise sous tutelle de la UFA par les nazis avec sa seconde femme juive a dû laisser en Allemagne son fils né d'un premier mariage avec une femme devenue ensuite une nazie fanatique et qui réussit à couper tout contact entre son ex-mari et leur fils devenu lui-même nazi qui fut tué en 1944 sur le front de l'est.
"La Habanera" est donc le dernier des sept films allemands que tourna Sirk avant de quitter l'Allemagne. Ce n'est pas le plus réussi, d'ailleurs je n'en avais gardé aucun souvenir. Il y a une belle photographie, de belles chansons mais l'histoire est assez manichéenne, opposant des suédois technologiquement avancés (notamment en médecine) aux habitants de l'île de Porto-Rico dépeints comme des sauvages arriérés par la tante de Astrée (Zarah LEANDER aux faux airs de Greta GARBO et qui avait déjà joué pour Sirk dans "Paramatta, bagne de femmes") (1937). S'y ajoute le comportement machiste et rétrograde du mari d'Astrée, Don Pedro de Avila (Ferdinand MARIAN) qui règne en maître sur l'île. Heureusement, le personnage d'Astrée apporte une nuance bienvenue parce qu'elle tombe amoureuse de l'île qui lui semble être un paradis. Certes, dix ans après, la tyrannie de Don Pedro lui fait reconsidérer Porto-Rico comme un enfer dont elle rêve de s'échapper pour retourner en Suède avec son fils. Mais lorsqu'elle parvient finalement à partir, elle éprouve des regrets qui renvoient à son choix initial. Il faut dire qu'idéologiquement, la Suède est un avatar de l'Allemagne nazie. Bien que neutre pendant la seconde guerre mondiale, elle s'aligna sur les lois raciales nazies et on sait que le pays pratiqua une politique de stérilisations forcées destinées à préserver la "pureté de la race nordique" des années 30 jusqu'aux années 90. Quant à Porto-Rico (en réalité Ténérife dans les îles Canaries appartenant à l'Espagne alors en guerre civile entre Franco soutenu par les nazis et les Républicains), il s'agit d'une allégorie de la Pologne, envahie deux ans plus tard par l'Allemagne.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)