Lola est le premier long-métrage de Jacques Demy. Celui-ci rêvait (déjà) d'une comédie musicale en Technicolor mais il a dû se contenter pour des raisons budgétaires d'un film noir et blanc tourné en décors naturels dans sa ville natale de Nantes. Néanmoins il pose toutes les bases de son univers:
- Une héroïne hybride à la fois danseuse-entraîneuse-allumeuse et religieusement fidèle au souvenir de Michel, son premier amour dont elle attend le retour. Demy oscille lui-même clairement entre puritanisme et attraction irrésistible pour les lieux de "débauche" (maisons closes, tripots, peep-show, boîtes glauques...) héritage à la fois de son éducation catholique et de son désir pour la vie de bohème.
- Un entrelacement de plusieurs destins à un carrefour de leur existence qui se (re)trouvent et/ou se ratent. La rencontre entre la jeune Cécile et le marin Frankie fait écho à celle de Lola jeune (dont le vrai prénom est Cécile) et de Michel déguisé en marin américain. La petite Cécile veut d'ailleurs devenir danseuse alors que sa mère qui l'élève seule est elle-même une ancienne danseuse. Cécile, Lola et Mme Desnoyers sont trois versions de la même femme, au passé, au présent et au futur. Jacques Demy s'attache dès ce premier film à un type de femme rejeté par la bonne société de l'époque: la mère célibataire (il venait alors de se mettre en couple avec Agnès Varda qui avait un enfant en bas âge, Rosalie qu'elle élevait seule).
- Un ancrage dans une ville portuaire de province qui permet à Demy de dresser un portrait de la francité tout en ouvrant sur l'ailleurs via les oiseaux de passage, marins et forains. Cet ailleurs est l'Amérique présente par Michel devenu un self made man roulant en Cadillac, par Frankie et son accent, par la musique jazz et par les intrusions de genres tels que le film noir et la comédie musicale même réduite à l'état de résidu.
- Une atmosphère de conte de fée avec Michel en prince charmant. Le film offre un cadre réaliste mais on décèle déjà le goût de Jacques Demy pour le déguisement voire le travestissement (hyperféminité en guêpière et boa que l'on retrouve avec Jeanne Moreau dans la Baie des anges, costume de cow-boy et de marin...)
- Une forte influence d'Ophüls à qui le film est dédicacé et à qui Lola doit son pseudo en référence à Lola Montes. Le film doit beaucoup à La Ronde et au Plaisir. De même, Demy rend hommage à Bresson en reprenant son actrice des Dames du bois de Boulogne, Elina Labourdette pour lui faire jouer le même personnage vieilli.
Lola contient donc en germe les films ultérieurs de Demy. Celui-ci voulait d'ailleurs à l'origine créer une oeuvre de 50 films aux personnages récurrents. Il a dû renoncer à son ambition mais a réussi à donner deux suites à Lola. Les parapluies de Cherbourg tout d'abord où revient le personnage de Roland Cassard joué par Marc Michel. Et Model Shop tourné en 1968 à Los Angeles avec le retour de Lola joué par Anouk Aimé dans un contexte assombri.
En 2012 sort sur les écrans le premier long métrage de Mathieu Demy, Americano, hanté par des souvenirs d'enfance, le cinéma de ses parents et la question de la filiation (les principaux partenaires de Mathieu Demy dans le film sont Géraldine Chaplin et Chiara Mastroianni).Le film joue sur les deux héritages et entremêle pure fiction et éléments autobiographiques comme dans les films d'Agnès Varda.
Martin Cooper/Mathieu Demy âgé de 40 ans apprend que sa mère est morte. Il renoue alors avec les lieux de son enfance à Los Angeles, filmés dans Documenteur (1980) qu'Americano cite abondamment façon film dans le film. Mais si dans le film d'Agnès Varda, la mère prénommée Emilie Cooper était jouée par Sabine Mamou, dans le film de Mathieu Demy elle a bien la voix d'Agnès Varda. Par bien des côtés, Americano aurait pu s'intituler Comment j'ai tué ma mère (Agnès Varda qui était interdite de plateau a d'ailleurs reconnu de le film était un moyen pour son fils de se réapproprier des images qui lui avaient été volées dans son enfance).
Si Américano est indiscutablement hanté par Agnès Varda et son cinéma, Jacques Demy n'est pas oublié puisque une certaine Lola, ancienne amie de sa mère vient se glisser dans l'histoire. Pour la retrouver, Martin franchit la frontière américano-mexicaine (entre le cinéma de sa mère et celui de son père?) et parvient jusqu'à la boîte de striptease où celle-ci se produit, tout à fait à la manière du héros de Model Shop (qui est rappelons-le la suite de Lola). Martin doit remettre à Lola la clé de l'appartement de sa mère qu'elle lui a légué ainsi que ses peintures. En réalité, ce sont celles de Jacques Demy. Avant de mourir ce dernier a légué son premier film, Lola à Mathieu Demy et à lui seul alors qu'il partage l'héritage de tous ses autres films avec sa demi-soeur, Rosalie. Comme si cela ne suffisait pas on entend également la voix de Jim Morrison, l'ami de son père...
Americano a donc beaucoup de sens pour Mathieu Demy, on peut le considérer comme une sorte d'auto-analyse. Le problème est que le film manque cruellement d'une personnalité propre comme si Demy fils était dévoré de l'intérieur par ses écrasants géniteurs.
Documenteur, tourné à Los Angeles en 1980 raconte sous couvert de fiction la douloureuse séparation d'Emilie Cooper/Agnès Varda et de Tom Cooper/Jacques Demy du point de vue de cette dernière. Alors qu'il était rentré en France, ulcéré par le refus des américains de lui accorder une seconde chance après l'échec de Model Shop, elle était resté à Los Angeles avec Mathieu alors âgé de 8 ans. Celui-ci joue son propre rôle dans le film (sous le nom de Martin Cooper).
D'une tristesse insondable, le film est hanté par l'exil, l'errance, la douleur, le manque, la mort. Varda réalise un autoportrait impressionniste mêlant inextricablement fiction et réalité.
32 ans plus tard, dans son premier long-métrage Américano, Mathieu Demy donne une sorte de suite à Documenteur qu'il cite par ailleurs abondamment. Une façon de se réapproprier les images "volées" par sa mère dans son enfance voire de "tuer" celle-ci.
Lorsque le magazine Première dit que le film est un révélateur de la société américaine et occidentale en particulier il a raison. David Fincher le réalisateur et Aaron Sorkin le scénariste ont effectivement réussi un joli instantané d'une civilisation qui plus tard permettra d'en radiographier les pires travers: culte de la vitesse (dans le débit des dialogues comme dans l'enchaînement des scènes), culte de la compétition et de la performance (études, affaires, amours, sport), domination des héritiers qui ne peut être remise en cause que par le "hold-up" de quelques arrivistes sans scrupules comme Zuckerberg, individualisme forcené, incapacité à communiquer autrement que par réseau social ou avocats interposés, disparition de la vie privée au profit du déballage intime, abrutissantes orgies soi-disant festives pleines de bruit, de flash, d'alcool et de stupéfiants, disparition du réel au profit du virtuel. Le film est plutôt cool à voir de par son aspect branché mais le discours sur cette jeunesse de Harvard (l'élite du monde d'aujourd'hui et de demain) est très sombre: "On ne peut pas avoir 500 millions d'amis sans se faire quelques ennemis" annonce le slogan de l'affiche du film.
Match Point s'inscrit dans le courant dostoïevskien de l'oeuvre du cinéaste. Comme Crimes et délits, le Rêve de Cassandre ou l'Homme irrationnel il s'agit d'une variation sur le célèbre roman de l'écrivain russe Crime et châtiment. Sauf que chez Woody Allen Dieu n'existe pas et que le châtiment ou l'impunité du criminel n'est que le fruit de la chance ou du hasard. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la célèbre métaphore du filet et de la balle de tennis qui ouvre et dénoue le film.
Cette métaphore a également un second sens, celui du franchissement de la barrière des classes sociales. Le personnage principal, Chris est un modeste prof de tennis plein d'ambition à qui l'opportunité d'entrer dans une famille bourgeoise via une union matrimoniale se présente. Mais parallèlement il fait la connaissance de Nola, une déclassée comme lui pour laquelle il éprouve une passion torride. Chris se retrouve en plein dilemme. D'un côté une vie sociale clinquante dans laquelle il fait figure d'ectoplasme mais qui lui assure un train de vie confortable et une situation assurée. De l'autre une vraie relation amoureuse sensuelle et intime mais qui ne lui offre aucune perspective. Toute la mise en scène joue avec brio des effets de distance et des effets de proximité pour souligner ce contraste.
La fin amorale du film ne doit pas faire illusion. Chris est puni non par la justice des hommes mais par la mise en scène qui l'enferme dans la prison d'une culpabilité qui le condamne à errer dans les limbes pour l'éternité, poursuivi par les fantômes de ses victimes (une référence à la fois à Ingmar Bergman et à Shakespeare).
Woody Allen a souvent pratiqué l'exercice de style en forme d'hommage à ses maîtres sans parvenir à insuffler une personnalité, une âme à ses films. Avec Une autre femme il réussit là où il avait échoué avec Intérieurs et September: s'approprier le style et les thèmes d'Ingmar Bergman pour accoucher d'une oeuvre totalement personnelle et incarnée.
Bergmanien, Une autre femme l'est assurément puisque le film reprend la trame des Fraises sauvages. Au soir de sa vie (enfin presque, Marion n'a "que" cinquante ans) un/une professeur fait le point sur sa réussite professionnelle et ses échecs personnels. Marion apparaît comme une bourgeoise bon teint tirée à 4 épingles, hautaine et intimidante, à la vie sociale et intellectuelle bien remplie. Mais sa vie affective est un désert. Elle a renoncé à un amour passionnel pour un homme froid qui la délaisse, elle n'a pas voulu d'enfants et elle a mis à distance tout son entourage par son comportement égocentrique (son premier mari s'est suicidé, la fille de son second mari craint son jugement, son petit frère sacrifié l'admire mais la hait, sa meilleure amie s'est volontairement éloignée car elle séduisait l'homme sur lequel elle avait des vues...). Elle n'a pas conscience de ce vide intérieur jusqu'au jour où ayant loué un appartement pour écrire elle entend une jeune femme enceinte et dépressive (la bien nommée Hope) se livrer en psychanalyse. C'est un électrochoc qui la confronte à la vérité.
Alors qu'on pourrait penser qu'il s'agit d'un film austère et déprimant, Hope (surnommée ainsi en référence au tableau de Klimt représentant une femme enceinte que l'on voit dans le film) tout comme le poème de Rilke "Tu dois changer ta vie" sont autant de signes antilétaux qui annoncent la possible renaissance de Marion en "autre femme". Une femme enfin capable de se confronter aux émotions au lieu de les fuir.
Dans le rôle de Marion, Gena Rowlands est exceptionnelle. Woody Allen a réussi l'exploit de lui écrire un rôle à la hauteur de ceux qu'elle a joué pour Cassavetes. Et ce n'est pas rien!
Une autre femme contient en germe au moins deux scénarios que Wody Allen a réalisé par la suite. Celui de Maris et femmes (un couple qui annonce sa séparation avant de se réconcilier provoque le divorce d'un autre couple chez qui en apparence tout allait bien) et celui de l'Homme irrationnel (un professeur de philosophie séduit son étudiante la plus brillante).
L'intrigue du deuxième film de Jacques Demy, La Baie des Anges est une métaphore d'un parcours transgressif du dedans vers le dehors: un modeste employé de banque d'allure janséniste sans perspective d'avenir, Jean Fournier est initié aux jeux d'argent par un de ses collègues, Caron (!) et y prend goût malgré l'opposition de son père qui le chasse de la maison.
Une fois le Styx traversé, Jean se retrouve enchaîné à une femme fatale, joueuse invétérée, Jackie Demaistre (jouée par une flamboyante Jeanne Moreau en guêpière, un fantasme fétichiste que Demy avait déjà concrétisé dans son premier film Lola). Sa vie n'est plus rythmée que par les montagnes russes de la roulette qui s'apparente vite à une descente aux enfers.
Et pourtant et là réside toute l'ambiguïté du film et de la passion qui l'anime, Jackie ne dit-elle pas que la joie qu'elle éprouve au jeu n'est comparable à aucune autre joie? Et Jackie Demaistre n'est-elle pas le quasi anagramme de Jacques Demy? La baie des Anges nous place au carrefour d'une contradiction fondamentale: le monde des vivants apparaît vide, plat et sans âme alors que le monde des morts porte en lui les grandes émotions et le génie créatif. Pour goûter à cette forme de jouissance, les personnages sont prêts à en accepter le corollaire inévitable, la déchéance, l'avilissement.
Le jeu est bien évidemment une métaphore du cinéma: "La baie des Anges met en scène la violence qu'il y a à être accroché au royaume des ombres, des spectres et des morts quand la famille, la vie, le travail, la société, la normalité, la raison nous convoque de l'autre côté, vers l'horizon lumineux des vivants. La baie des Anges est un grand film de vampires, cette forme de transfusion artificielle de la vie et du sang dont ont aussi besoin les artistes. (Hélène Frappat).
Néanmoins parfois, Jacques Demy au prix de l'un des ces ultimes revirements dont il a le secret trace une ligne de fuite par où ses personnages peuvent s'échapper in-extremis et éviter la chute. " C'est à la charge des dénouements de dessiner soudain une ligne droite, un tracé qui brise la logique ressassante du cercle et semble conduire vers un ailleurs. Exemplairement, c'est le dernier plan de La baie des Anges (1962). Jackie rejoint Jean hors du casino, et ils se dirigent vers la mer et le ciel-l'horizon enfin. La caméra reste campée là où s'est déroulée l'action et les personnages s'éloignent, sortent du film par le fond, point de fuite par lequel on peut quitter les rondes, les manèges, les faux-semblants, la représentation, le cristal." (J.M Lalanne)
Le plus grand film d'Ettore Scola, un cinéaste plus intimiste et "modeste" en apparence qu'un Fellini, un Pasolini un Visconti ou un Antonioni mais non moins talentueux.
Une journée particulière est un film historique, un film humaniste et une leçon de mise en scène. Après une séquence d'archives qui pose le contexte historique du film à savoir la visite d'Hitler à Mussolini le 8 mai 1938 qui donne lieu à une grande cérémonie festive, la fiction démarre dans un immeuble de cette époque. Tout évoque l'oppression: les couleurs délavées, l'agencement de l'immeuble, conçu pour permettre aux gens de s'espionner, la concierge véritable relais du régime qui pavoise les façades, surveille les allées et venues et tente de s'ingérer dans la vie des appartements . La caméra passe d'ailleurs de fenêtre en fenêtre comme l'oeil de Big Brother avant de se rapprocher de l'une d'entre elle et d'y entrer.
On découvre alors le quotidien d'Antonietta, une mère de famille d'une quarantaine d'années. Une mère écrasée de tâches ménagères, première levée et dernière couchée, méprisée par son mari et accablée par sa nombreuse progéniture que la caméra nous fait découvrir de façon virtuose. Cette mère de famille inculte et trop pauvre pour avoir une bonne est exclue de la fête fasciste mais elle ne s'en rend pas compte. Au contraire elle voue un culte au Duce qui compense l'insatisfaction de sa vie conjugale. Son aliénation est totale.
C'est alors que l'impossible se produit. Restée seule (croit-elle) dans l'immeuble déserté, elle rencontre grâce à l'évasion de son mainate (tout un symbole) un autre exclu de la fête fasciste, Gabriele, un intellectuel homosexuel sur le point d'être déporté au confino. Tout oppose ces deux êtres sauf l'essentiel, leur dignité bafouée, leurs désirs et aspirations déniées, et leur immense solitude. Leur union par delà toutes les barrières qui les séparent (politiques, culturelles, sociales, sexuelles) devient un acte de résistance face au fascisme omniprésent en hors-champ par le biais de la retransmission radio, véritable viol de l'espace intime.
Bien que le film s'inscrive dans une réalité historique bien définie, son message est aussi contemporain. Scola lutte contre l'esprit de système, la délimitation de chacun dans des cases. Il délivre ses acteurs de l'image qui les enferme et leur donne la liberté d'être autre. Sophia LOREN, actrice glamour devient une ménagère terne et fatiguée aux chaussons troués. Marcello Mastroianni passe de latin lover (une étiquette qu'il ne supportait pas d'ailleurs) à homosexuel.
Si la liste de Schindler est le grand film de la réconciliation entre juifs et allemands Le pianiste est celui de la réconciliation entre polonais catholiques et juifs. Le film est l'adaptation du roman autobiographique de Władysław Szpilman un pianiste célèbre en Pologne rescapé du ghetto de Varsovie. Ecrit en 1946, son roman fut censuré par les autorités pro-soviétiques durant un demi-siècle. Il contient également de nombreux éléments autobiographiques de l'enfance de Roman Polanski lui-même rescapé du ghetto de Cracovie. Polanski avait d'ailleurs été pressenti pour la Liste de Schindler mais il avait refusé car le film était trop proche de son vécu.
Le pianiste est bien plus qu'une remarquable reconstitution historique. C'est un film vivant, sensible qui nous fait ressentir de l'intérieur ce qu'a été la Shoah. Les conditions inhumaines de la vie dans le ghetto, l'impression de piège se refermant sur ses victimes, la brutalité sans nom des allemands et le vide abyssal laissé par la déportation à l'aide de plans montrant des rues et des places jonchées d'objets laissés à l'abandon.
Il donne également des clés pour comprendre l'oeuvre de Polanski, son goût pour le huis-clos par exemple. Szpilman passe en effet l'essentiel de la guerre enfermé: dans le ghetto de Varsovie tout d'abord puis dans les différents appartements où ses amis polonais le cachent puis dans un grenier où il reçoit l'aide d'un officier allemand repenti, Wilm Hosenfeld. A cette sensation physique de claustrophobie se rajoute la déshumanisation progressive de l'individu, privé peu à peu de tous ses proches puis de tout contact humain. La folie guette comme dans d'autres oeuvres du cinéaste mais Szpilman garde une raison de vivre: son art.
Szpilman et Polanski sont des survivants et des artistes. Et ce dernier montre durant tout le film à quel point l'art permet de survivre dans les conditions les plus inhumaines. Même privé de son piano et réduit à l'état de loque humaine, errant dans les ruines de Varsovie à la recherche de nourriture, Szpilman continue à entendre la musique dans sa tête et à jouer avec ses mains sur un clavier imaginaire. Aussi animalisé qu'il soit, il reste supérieur à ses bourreaux qui ont jeté aux orties tout ce qu'ils avaient d'humains et de civilisé. Pour le plus grand malheur de l'Europe qui depuis à bien du mal à s'en remettre...
Les sentiers de la gloire met en lumière les scandaleuses injustices commises par l'armée française pendant la première guerre mondiale et longtemps étouffées. Il s'inspire en effet d'un fait réel: En 1915, 4 officiers accusés de lâcheté furent exécutés pour l'exemple à la suite d'un ordre du sinistre général Réveilhac qui face au refus de ses troupes de se lancer dans un assaut impossible n'avait pas hésité à ordonner de faire tirer sur ses propres hommes. Comme dans le film, le colonel d'artillerie avait refusé d'obéir sans un ordre écrit.
Ce que le film met parfaitement bien en lumière, c'est que l'armée est une société en miniature reproduisant les barrières et rapports de force entre les classes sociales. Les simples soldats issus de milieux populaires s'entassent dans les tranchées boueuses et puantes et servent de chair à canon tandis que les officiers aristocrates vivent abrités dans des châteaux, donnent des réceptions et ont droit de vie et de mort sur une populace qu'ils méprisent. Le colonel Dax joué par Kirk Douglas qui est avocat dans le civil représente les classes moyennes en essor. Il va et vient entre les deux mondes, à la fois supérieur des soldats et subordonné des généraux.
Le film montre également que l'armée est une institution où règne une culture de l'irresponsabilité généralisée. Chacun peut se défausser de ses actes sous le prétexte qu'il obéit à un ordre et se défouler sur les autres sans être inquiété. En cela il souligne à quel point la première guerre a préfiguré la monstruosité de la seconde où sous les mêmes prétextes, des milliers de civils hommes, femmes et enfants ont subi le même sort. Il dénonce également les manipulations psychologiques dont sont victimes les soldats à qui on inculque le culte du courage pour qu'ils perdent tout discernement et aillent se faire massacrer ou exécuter sans broncher.
Les sentiers de la gloire est donc moins un film contre la guerre qu'un film contre l'armée dans lequel Kubrick donne toute la mesure de son antimilitarisme humaniste. Les autorités françaises ne s'y sont pas trompées. Sorti en 1957 en pleine guerre d'Algérie, le film fut invisible en France jusqu'en 1975. Il ne fut pas officiellement censuré mais le Quai d'0rsay fit pression sur les distributeurs pour qu'ils renoncent à l'exploiter. Le gouvernement tenta même de s'ingérer dans les affaires intérieures de la Belgique pour y faire interdire le film (car c'est là que les cinéphiles français se rendaient pour le voir).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.