La continuité entre Peau d'âne et le film suivant de Demy Le joueur de flûte n'est que de façade. Certes il s'agit d'adaptations de contes qui avaient bercé l'enfance du réalisateur. Le contexte libertaire du début des années 70 imprègne les deux films. Enfin chacun bénéficie de l'ombre tutélaire d'une idole pop-rock: Morrison pour le premier, Donovan pour le second, imposé par le commanditaire du film, le producteur anglais David Putnam. Donovan est aujourd'hui oublié mais à l'époque il était une star (White is white, Dylan is Dylan; White is white, viva Donovan chantait alors Michel Delpech.) Mais Le joueur de flûte n'est pas une féérie, c'est une peinture sombre et politique d'une micro-société obscurantiste et cupide sur le point de s'écrouler sur elle-même. Une société qui sacrifie ses enfants, mariés de force pour de l'argent ou enrôlés à la guerre. La peste noire est ainsi la métaphore des maux qui rongent la ville de Hamelyn close sur elle-même. La séquence où les rats surgissent du gâteau de mariage en forme de cathédrale est très symbolique. Les seules portes de sortie à la bêtise humaine sont les artistes et les saltimbanques. On retrouve en effet les forains des Demoiselles de Rochefort qui en s'installant dans la ville cristallisent les désirs de fuite et d'aventure. La route ensoleillée devient l'alternative à la claustration dans l'enceinte exigue du bourg. Car les bourgeois rejettent les planches de salut qui leur sont tendues. L'art donc mais aussi la science au travers du personnage du savant juif humaniste Melius. En brûlant ce dernier, ils se condamnent eux-même. Cette critique sociale rapproche davantage Le joueur de flûte d'Une chambre en ville que de Peau d'âne. Jacques Demy réalise donc une oeuvre personnelle mélangeant les références picturales du Moyen-Age (Jérôme Bosch) et le psychédélisme des années 70 (les forains ont des allures de hippies). Sa mise en scène est particulièrement fluide avec des plans-séquences ponctués de zooms à la Ophüls. Il bénéficie enfin du travail remarquable du chef opérateur Peter Suschitzky. Hélas le film fut très mal distribué à sa sortie et invisible pendant des années ce qui en fait une oeuvre méconnue du rèalisateur au même titre que Model Shop par exemple.
Furie est le premier film américain de Fritz Lang réalisé en 1936. Il est à la société américaine ce que M Le Maudit est à la société allemande: la radiographie d'une dérive de la démocratie sous l'effet du populisme attisé par la crise économique et la faiblesse des États. Aux USA où le droit de porter des armes est inscrit dans la constitution, où l'individualisme est roi et où la méfiance vis à vis des interventions de l'Etat est de mise, on compte 6000 lynchages dans la première moitié du XXe siècle sans parler des chasses à l'homme et autres débordements de la justice privée (les films qui en parlent sont nombreux du Silence et des ombres à Truman show en passant par À Vif, Le droit de tuer, Justice sauvage etc.)
Lang utilise avec talent deux styles de mise en scène. Celle du classicisme américain pour filmer ce qui est rationnel et notamment le procès des lyncheurs (moment incontournable de tout film US sur la justice). Et celle de l'expressionnisme allemand avec ses éclairages contrastés pour illustrer la sauvagerie tapie en chaque homme. Plusieurs gros plans montrent les visages grimaçants des lyncheurs qui filmés à leur insu sont bien obligés de regarder cette réalité en face lorsque le film est projeté durant le procès (formidable mise en abyme du rôle ambigu du cinéma.) Mais leur victime n'est pas épargnée. Joe Wilson (Spencer Tracy) n'échappe à la mort que pour mieux se venger tout à fait à la façon de Monte-Cristo auquel on pense. Les deux hommes sont dépeints comme de naïfs et innocents jeunes hommes arrêtés juste au moment où ils allaient se marier, pris au piège d'une erreur judiciaire qui les brise de l'intérieur et où ils manquent y laisser la peau. Ils changent alors de personnalité, laissant le monstre s'emparer d'eux. La mort de la petite chienne de Joe qui venait de mettre bas dans l'incendie de la prison symbolise ce basculement. Le visage de Spencer Tracy déformé par un rictus, sa voix devenue rauque, son chapeau couvrant à demi son visage et les éclairages en clair-obscur le rendent terrifiant. Seule la femme aimée peut le ramener à la raison. "Ne m'abandonne pas" s'écrie d'ailleurs Joe au terme d'une nuit d'errance et de lutte intérieure solitaire semblable à celle de M. Enfin le film dissèque de façon impitoyable les phénomènes de violence collective où la responsabilité de chacun se dissout dans le groupe, où les rumeurs déformées et colportées de bouche à oreille font des ravages et où l'omerta est systématique. Chacun étant impliqué dans le crime, chacun couvre les autres par solidarité. Un phénomène bien connu des nazis qui l'utilisèrent de façon systématique pour souder leurs groupes de combattants, SS notamment.
La perfection de Tabou réside dans ses prodiges d'équilibre (une caractéristique de Murnau) à mi-chemin de la fiction et du documentaire, de l'esthétisme allemand et de la culture polynésienne, de la tragédie grecque et du tableau épicurien renoirien, de Gauguin et de Matisse, du sombre et du solaire, du paradis sur terre et des ravages de la colonisation. Le résultat est fascinant, envoûtant à l'image d'une scène de danse indigène qui met le spectateur en état de transe. Comme dans le Dernier des hommes, aucun intertitre ne vient polluer le flux d'images (magnifiques), tout semble couler de source.
Tabou qui semble au premier abord très rousseauiste contient une évidente critique de la civilisation corruptrice un peu comme dans l'Aurore. Dès que les deux jeunes gens rencontrent les colons français et les commerçants chinois, on devine qu'ils sont perdus. Mais comme l'Aurore, Tabou est en réalité bien plus nuancé et subtil. Il montre de façon très avant-gardiste la naissance d'une société multiculturelle (magnifique scène de bal où Murnau filme les pieds des danseurs dont certains sont nus et d'autres revêtus de chaussures de prix.) D'autre part il critique également le poids des traditions indigènes qui broient le libre-arbitre. On peut d'ailleurs voir dans la décision du vieux chef de tribu de faire de cette jeune fille une vestale privée de l'homme qu'elle aime une sorte d'inceste comme le montre une cérémonie qui ressemble à un mariage forcé.
Le film de Stephen Frears est l'adaptation cinématographique de la pièce de Christopher Hampton, elle-même adaptée du célèbre roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos. Spécialiste de la littérature française du XVIII° siècle, Christopher Hampton a signé le scénario du film de Frears qui n'est pas la première ni la dernière version filmée de cette oeuvre mais sans nul doute la plus brillante à ce jour.
Le film bénéficie d'une mise en scène intelligente, fluide et élégante qui tire un parti remarquable du tournage en décors naturels dans divers châteaux situés en Ile de France. Les lieux le plus souvent fermés ou pourvus d'issues en trompe-l'oeil (miroirs) soulignent le jeu et la vacuité des apparences. De même, Merteuil et Valmont sont représentés comme des gémeaux en miroir notamment dans le célèbre générique de début où un montage parallèle les montre en train de s'habiller comme deux duellistes qui enfilent leur tenue de combat. En revanche la fin du film montre en écho Merteuil vaincue, seule face à son miroir en train de se démaquiller. Valmont a explosé en vol, touché au coeur par l'amour de Mme de Tourvel, incompatible avec sa vanité.
Comme dans le roman, la lettre est au coeur du dispositif. Quand elle ne s'incarne pas dans un corps en action, elle devient un objet de cinéma. L'acte de lire et d'écrire est mis en scène tout comme la circulation des lettres. La lettre symbolise l'intime dans lequel s'immiscent les libertins pour mieux posséder et détruire leurs victimes.
Les références cinématographiques et picturales abondent dans le film. Certaines scènes s'inspirent des tableaux de Fragonard (Le Verrou, La Liseuse), du Barry Lyndon de Kubrick ou encore de La prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini. La distribution composée de stars du cinéma américain (Glenn Close, John Malkovich, Michelle Pfeiffer, Uma Thurman ou encore Keanu Reeves) pouvait laisser interrogateur mais elle s'avère être une réussite. Tous confèrent immédiatement à leur personnage en costume un sentiment de familiarité et de modernité, même si l'on peut trouver que Glenn Close en fait un peu trop.
"Combien de temps faut-il pour construire un homme? Combien de temps faut-il pour le détruire?" C'est la question que pose Antonin Servet, un ancien instituteur dans son journal tenu pendant la première guerre mondiale. Puis le générique montre des images d'archives de soldats victimes de stress post-traumatique. On retrouve ensuite Antonin en 1919 devenu l'un des patients du docteur Labrousse, un pionnier dans le traitement des chocs traumatiques de la guerre. Agité de tremblements spasmodiques, le regard hanté, Antonin répète inlassablement les mêmes gestes et les mêmes noms. Le docteur décide de lui faire revivre les moments les plus marquants de son passé pour l'en libérer.
Le parcours d'Antonin permet de retracer les pires aspects de la guerre. Il a assisté à une exécution pour lâcheté lors d'un assaut particulièrement meurtrier, il a dû tuer au corps à corps un jeune allemand pendant une attaque au gaz, il a du participer au peloton d'exécution d'un déserteur enfin il a été témoin du tri des blessés entre ceux jugés récupérables et les autres, abandonnés à leur sort. Blessé lors de l'assaut, Antonin est devenu colombier c'est à dire qu'il envoie des messages à l'aide de pigeons voyageurs. Beaucoup pensent qu'il s'est trouvé une planque et le jalousent. Pourtant l'épreuve qui le fait basculer dans la démence reste à venir car les pigeons symbolisent ce qu'il reste de bonté en lui et il ne va pas supporter qu'on les détruise.
Antonin est hanté par les hommes qu'il a tué et vu tués et seule une femme peut le libérer: Madeleine l'infirmière alsacienne dépositaire de sa mémoire (il lui a confié son journal) magnifiquement interprétée par Anouk Grimberg.
Egalement connu sous le titre de "L'intruse" ou "La fille de Chicago" ou encore "City Girl", La Bru est le troisième film américain de Murnau après l'Aurore et Four Devils (aujourd'hui perdu). Si l'Aurore était encore très expressionniste dans son esthétique, La Bru est beaucoup plus naturaliste. Murnau voulait tourner une ode au blé qu'il souhaitait intituler "Notre pain quotidien." On retrouve certes des points communs avec l'Aurore: l'art des éclairages contrastés, la dichotomie ville/campagne, un couple poignant mis à l'épreuve et la tempête au moment du climax émotionnel. Mais certaines scènes à la fois lyriques et quasi documentaires sur l'Amérique profonde annoncent déjà le cinéma de John Ford (Les raisins de la colère en particulier) et celui de Terrence Malick (Les Moissons du ciel semble être une réactualisation du film de Murnau). Une autre scène magnifique où les époux courent dans les champs de blé avec la caméra qui les suit en travelling annonce la Nouvelle Vague. Pourtant la sortie du film fut massacrée, le film lui-même fut défiguré. Il n'était en effet plus en phase avec une époque marquée par l'avènement du parlant. Il fallut attendre les années 60 pour qu'une version correctement restaurée voit le jour.
La Vie et rien d’autre qui se déroule entre 1920 et 1922 est sans doute l'un des plus grands films qui ait été fait non sur la guerre elle-même mais sur l’après-guerre c’est-à-dire sur la reconstruction. Bien que la guerre soit terminée depuis deux ans, les stigmates sont partout. Les terres et les bâtiments sont ravagés, les chairs sont mutilées, les mémoires sont traumatisées. Les privations sont encore nombreuses et rien ne fonctionne normalement. Par exemple les hommes pourtant démobilisés portent encore l’uniforme et de nombreux lieux (théâtres, usines, chapelles) servent provisoirement d’hôtels, d’hôpitaux, de cabarets ou de bureaux. On est dans une situation d'entre-deux.
C'est dans ce contexte post-apocalyptique de ruines et de désolation où les morts rendent l’air irrespirable que quatre histoires s’entremêlent.
Deux servent de toile de fond. Tout d’abord celle de la politique mémorielle de l’Etat qui décide de faire d’un soldat inconnu (après s’être assuré qu’il est bien français) un symbole national de la guerre en lieu et place des millions de vies brisées (deux millions de morts liés à la guerre, 350 mille disparus, 7 millions de mutilés.) Une manière d’évacuer la réalité du massacre et les responsabilités politiques et militaires qui se cachent derrière alors que la désinformation de la propagande bat son plein.
Ensuite celle d’Alice (Pascale Vignal), une jeune femme issue d’un milieu populaire à la recherche de son fiancé disparu pendant la guerre. Alice illustre le statut des femmes qui ont remplacé les hommes pendant la guerre mais qui celle-ci finie sont renvoyées dans leurs foyers. Elle croise le destin de l’héroïne de l’histoire, une autre femme à la recherche de son époux disparu, Irène de Courtil (Sabine Azéma). Alice et Irène finissent par atterrir dans le bureau de recherche et d’identification des militaires tués ou disparus dirigé par le héros du film, l'obstiné et bourru commandant Dellaplane (Philippe Noiret).
Le coeur du film est l'histoire d'amour qui se développe entre Irène et le commandant. Au début, les relations "de l'ours et de l'antilope" sont tendues et teintées de préjugés. Le commandant refuse de donner la priorité au mari d’Irène qui est issue d’un milieu privilégié et influent. Irène considère les militaires comme des rustres vulgaires qui excluent les femmes parce qu’elles leur font peur. Mais très vite, une attirance mutuelle se développe, magnifiquement soulignée par la mise en scène (chacun observe l’autre à travers un miroir ou une fenêtre à la manière des films de John Ford auxquels on pense souvent). Irène qui était neurasthénique au point de ne plus manger ni dormir reprend goût à la vie sous le regard plein de désir du commandant. Ce dernier ressent une passion ardente comme en témoigne un malentendu à partir duquel il laisse éclater sa jalousie ou bien un moment ou ayant trop bu, il entre dans la pièce qui sert de chambre à Irène. Mais en même temps il refuse de s’y abandonner car il est effrayé par l'intensité de ses sentiments. Se croyant trop vieux pour aimer, il aura besoin de temps pour réapprendre. Comme il le dit lui-même « J’étais en panne, de tout. »
La Vie et rien d’autre est donc à la fois un film historique d’une grande justesse et un grand film d’amour. Ce qui est logique car l’Eros est d’autant plus ardent que Thanatos est omniprésent. La lettre de Dellaplane qui clôt le film (une séquence tournée dans le domaine que possédait Philippe Noiret) est d’ailleurs considérée à juste titre comme l’une des plus belles déclarations d’amour du cinéma. Philippe Noiret a reçu un césar pour ce rôle magnifique qu'il interprète de façon exceptionnelle.
En 1958, la spécificité du sort des juifs pendant la seconde guerre mondiale n'est pas reconnue et leur parole est étouffée. Le mot d'ordre général est de tourner la page et de se consacrer à l'ennemi du moment qui est communiste dans les Etats de l'ouest. En RFA, la restauration de la fierté nationale se traduit notamment par la réintégration de la plupart des anciens nazis dans la société, et une amnésie collective qui plonge la jeune génération dans l'ignorance de son passé.
Le film raconte l'histoire de l'enquête qui aboutit au procès de Francfort. Celui-ci se tint entre 1963 et 1965 et pour la première fois obligea l'Allemagne a regarder en face la réalité des crimes commis pendant la guerre. Concomitant du procès Eichmann (dont le film révèle que l'arrestation est également lié à l'enquête de Francfort), il s'est appuyé sur les témoignages des victimes dont la parole s'est enfin libérée. Il souligne aussi les limites du procès: 22 anciens SS d'Auschwitz jugés alors que le camp en a compté plus de 6000, une partie d'entre eux seulement condamnés à de lourdes peines. Quant aux plus gros poissons, ils ont bénéficié de complicités nombreuses et hauts placées qui leur ont permis d'échapper à la justice comme on peut le voir avec Mengele qui a pu revenir plusieurs fois en Allemagne sans être inquiété.
Le film traite son sujet à la manière d'un thriller sobre et efficace. Aux côtés des figures historiques que sont le procureur Fritz Bauer et le journaliste Thomas Gnielka, le scénario ajoute un héros fictif, le jeune procureur Johann Radmann (dans la réalité ils étaient trois). Hélas, le parcours du personnage est écrit de façon bien maladroite. On passe très (trop) vite du jeune homme ambitieux propre sur lui qui demande naïvement: "Auschwitz? C'est quoi? Un camp de détention préventive?" à l'alcoolique hanté aux yeux cernés sur le point de tout plaquer: " QUOI? Papa aussi! Tous pourris, tous nazis, vous me dégoûtez tous." Sans même parler de sa petite amie qui joue les potiches.
Malgré ce manque de subtilité dans l'écriture de ses personnages fictifs ce film s'avère être une oeuvre salutaire pour le devoir de mémoire.
" Il y a peu de films que j'ai voulu comme celui-là. Peu de films que j'ai rêvé comme celui-là" (Jacques Demy)
Une chambre en ville traverse en effet toute l'oeuvre créatrice de Jacques Demy. Au début des années cinquante, il pense en faire un roman dont il écrit les premiers chapitres. Dans les années soixante-dix, il tente d'en faire un film mais des désaccords avec les acteurs puis des difficultés de production bloquent le projet. Le film sort finalement en 1982 après la victoire de François Mitterrand car c'est sa belle-soeur (Christine Gouze-Raynal) qui le produit.
Une chambre en ville porte en lui toutes les caractéristiques de ses prédécesseurs. Pour la deuxième fois après Lola, Jacques Demy tourne l'intégralité du film à Nantes, sa ville d'origine. Comme dans les Parapluies de Cherbourg il s'agit d'un opéra entièrement chanté. Comme dans les Demoiselles de Rochefort, on retrouve Danielle DARRIEUX interprétant ses propres chansons et Michel Piccoli. Comme dans Peau d'Ane, Edith est recouverte d'un manteau de fourrure. Enfin comme dans Lady Oscar, l'émeute se substitue à la fête, l'héroïne (une aristocrate qui tombe amoureuse d'un ouvrier gréviste) découvre la nécessité de la révolte, apprend à assumer sa nudité et la réalité physique de l'amour tandis que le destin des amants débouche sur la mort.
Mais dans Une chambre en ville, la blancheur de Lola et les pastels des Parapluies et des Demoiselles ont définitivement viré au rouge sang et au verdâtre glauque. Le générique (un soleil au-dessus du pont transbordeur qui change progressivement de couleur) l'annonce clairement. En dépit de son caractère flamboyant, le film représente surtout la part souterraine et "serpentine" de l'oeuvre de Jacques Demy (tout comme son film suivant, Parking, beaucoup moins réussi). Celui-ci y expose en particulier de façon crue les affres d'une sexualité tourmentée et mortifère. A la douce Violette s'oppose ainsi la sulfureuse Edith, racolant les passants nue sous son manteau de fourrure. D'un côté le bonheur paisible, sans surprise et familial, de l'autre la passion qui consume et dévore, imprévisible et jamais satisfaite, promise à l'anéantissement et à la mort. Quant à Edmond (joué par Michel Piccoli), le mari d'Edith c'est un psychopathe qui cumule les tares: impuissance, jalousie, avarice, perversité (Il surnomme Edith qui dépend de lui financièrement "ma jolie pute" tout en la traitant de "petite fille", encore une ambivalence bien malsaine). Son magasin de télés du passage Pommeraye ressemble à un aquarium verdâtre rempli de vase.
La mise en pièces de l'univers acidulé des années 60 (qui était en fait un cache-sexe) a déconcerté le public. Certains de ses collaborateurs également. Ainsi Michel Legrand, compositeur de la plupart des films de Demy a refusé de faire celle d'Une chambre en ville en lui disant "ce n'est pas toi", un comble quand on sait ce que signifie cette oeuvre pour son créateur!! Et aujourd'hui encore, Legrand reste braqué et obtus, dénigrant systématiquement un film dont le seul tort est de déranger l'image lisse et rassurante que le public veut avoir de Jacques Demy. Le film a donc été un échec commercial dont il ne s'est jamais remis: " Le rendez-vous manqué du public fut une blessure profonde et marqua une cassure dans sa vie d'artiste." (Rosalie Varda)
Fort heureusement ce que la musique composée par Michel Colombier perd en swing, elle le gagne en puissance et en lyrisme. Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS donnent lieu en particulier à des choeurs assez ébouriffants. Pour peu que l'on accepte la part sombre de Jacques Demy et les conventions si particulières de son cinéma, Une chambre en ville mérite d'être réhabilité (c'est déjà le cas auprès d'une grande part de la critique). C'est le diamant noir de sa filmographie.
En dépit de son titre, le film de Spielberg est moins un biopic sur Lincoln qu’un film sur l’histoire du vote du 13eme amendement qui entraîna l’abolition de l’esclavage aux USA. Ce choix reflète la question très actuelle de l’intégration des minorités. Ainsi le scénariste du film n’est autre que Tony Kuschner, l’auteur marxiste, gay et juif d’Angels in America. N’oublions pas également que Spielberg s’était déjà intéressé à l’esclavage dans un précédent film, Amistad. Lincoln remarquablement interprété par Daniel Day Lewis nous est dépeint comme un Républicain modéré friant de récits, boutades et métaphores qui navigue entre realpolitik, grands principes et sens de l’histoire. Son objectif est de parvenir à faire voter l’amendement avant la fin de la guerre qui en réintégrant les Etats du sud rendrait ce vote impossible. Sa fermeté inébranlable vis-à-vis de cet objectif s’explique avant tout par le fait qu’il est persuadé que c’est l’intérêt profond du pays (pour son rayonnement dans le monde, son économie, sa cohésion et sa cohérence, y compris vis-à-vis de ses valeurs fondatrices). De plus seul ce vote peut donner un sens à la mort des soldats de l’union (la guerre de Secession a été la plus meurtrière qu’ait connue les USA loin devant les deux guerres mondiales). Pour cela, il n’hésite pas à s’arranger avec la vérité en retardant les négociations de paix avec le Sud. De même la tambouille politicienne à base de corruption pour arracher des votes cruciaux constitue une part essentielle du film. Le Républicain radical Stevens joué par Tommy Lee Jones finit par suivre la même voie pragmatique que celle de Lincoln en mettant en sourdine les véritables motifs de son combat abolitionniste (l’égalité raciale liée à sa situation personnelle) au profit d’un discours plus consensuel (l’égalité devant la loi). Ce qui n’empêche pas le vote à la chambre des représentants d’être un grand moment épique car l’adoption de l’amendement dépend d’un certain nombre d’indécis qui jusqu’au bout font planer le suspens.
Spielberg a donc réalisé un film à la fois didactique et prenant qui fait réfléchir à ce qu’est un homme d’Etat placé dans une situation exceptionnelle tout en nous faisant comprendre certains des rouages de la vie politique américaine. En revanche les passages sur la vie privée du président sont plus convenus. L’épouse névrosée nous apparaît surtout opaque et le fils qui cherche à sortir de l’ombre de son père en se couvrant de gloire patriotique fait furieusement penser à la Guerre des mondes…
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.