En dépit de son statut de film culte, "La fureur du dragon" est un gros nanar. Entre la réalisation amateuriste, le montage approximatif, le timbre-poste qui tient lieu de scénario, les incohérences, le jeu outré et ridicule des acteurs, la galerie de personnages au cerveau de pois chiche et le cabotinage narcissique de Bruce Lee tout heureux d'exhiber ses pectoraux il y a de quoi hurler de rire à de nombreuses reprises. Et ce même si la rapidité et l'agilité du petit dragon (ou plutôt du chat furieux comme le surnomme mon fils) impressionnent à mains nues, au bâton ou au nunchaku.
Ce qui sauve le film du néant tout comme dans le "Jeu de la mort" est un court-métrage inséré dans le long-métrage. Il s'agit du combat de gladiateurs dans le Colisée (réel ou pas, certaines versions affirment que la scène a été tournée sur place au petit matin, d'autres qu'elle a été reconstituée en studio à Hong-Kong). Comme Bruce Lee, Chuck Norris en fait des tonnes pour intimider son adversaire notamment en exhibant sa pilosité et en secouant sa crinière mais leur combat ne manque pas de panache. Certains évoquent même la perfection cosmique du ying et du yang dans un mandala pour le qualifier.
"L'homme que j'ai tué" réalisé au début des années 30 est un film peu connu de Lubitsch car il s'agit d'un drame et non de l'une de ces comédies sophistiquées dont il avait le secret et qui ont fait sa gloire. Pourtant c'est une œuvre remarquable que la relecture d'Ozon avec "Frantz" en 2015 a permis de redécouvrir.
Adaptation d'une pièce de théâtre de Maurice Rostand, "L'homme que j'ai tué" est un film profondément antimilitariste, humaniste et pacifiste. Source d'inspiration française permettant à un réalisateur d'origine allemande d'interroger ses racines. L'ouverture, géniale, superpose bruits de bottes et coups de canon célébrant le premier anniversaire de l'armistice de 1918 aux stigmates et aux cris des soldats mutilés dans leur chair et dans leur âme. Cette charge virulente contre des sociétés qui glorifient la puissance de destruction continue tout au long du film. Allemagne et France sont renvoyées dos à dos. C'est le héros, Paul, révolté par le discours du prêtre qui l'absoud de sa responsabilité puisqu'il n'a fait "que son devoir" en tuant un Allemand. C'est le père de Walter, mis au ban de la communauté parce qu'il a accueilli Paul, qui condamne un à un tous les pères et professeurs qui ont envoyé leurs enfants à la mort tout en se réjouissant d'en avoir fait des tueurs.
Face à ce système perverti (Lubitsch souligne particulièrement le ressentiment allemand, condition d'une nouvelle guerre dont il ausculte les prémices "9 millions de morts et déjà on parle d'une autre guerre qui en fera 90 millions") les réponses ne peuvent être qu'individuelles. Paul refuse la culture de la déresponsabilisation et de l'oubli qu'on veut lui imposer. En tuant, il a été amputé d'une partie de lui-même (celui qu'il a tué aurait pu être son frère jumeau) et il refuse de se laisser déposséder de ce qui lui reste d'humanité. Sa démarche consistant à remplacer le défunt auprès de sa famille est une manière de se racheter par le don de soi (un aspect christique fortement souligné) Elsa, la fiancée de Walter lui dit d'ailleurs que leurs personnes comptent peu au regard de l'acte du pardon et du rachat. La scène de fin, sublime, permet la communion de toutes ces âmes meurtries.
"Frantz" est un jeu. Il n'est même en réalité que cela. C'est pourquoi il ne faut pas trop le prendre au sérieux en dépit de sa reconstitution historique léchée de l'après-guerre et des thèmes graves qu'il feint d'aborder.
- Son titre joue habilement sur la phonétique du mot "France" pour illustrer le rapprochement franco-allemand.
- Il y a une énigme à résoudre (quel était le lien entre Frantz et Adrien Rivoire?) puis cette énigme se transforme en un labyrinthe d'illusions, de mensonges, de faux-semblants dans laquelle l'héroïne finit par se perdre (et nous perdre avec elle).
- Jeu enfin avec les genres, les références et les codes. Dans sa vaste garde-robe, Ozon a choisi le mélodrame à la Sirk ("Le temps d'aimer et le temps de mourir") en l'amputant de sa partie mélo. Il s'inspire librement d'un film de Lubitsch de 1932 "L'homme que j'ai tué" ("Broken Lullaby" en VO) lui même inspiré de la pièce de théâtre éponyme de Maurice Rostand écrite peu après la première guerre mondiale. Mais il détourne ce plaidoyer pacifiste et humaniste de son sens. Enfin il joue sur l'opposition entre un noir et blanc austère faisant penser au "Ruban blanc" d'Haneke et quelques passages en couleurs censés représenter des moments de retour à la vie des protagonistes. Ben non en fait, c'était encore un chausse-trappe. A moins de prendre au sérieux l'héroïne lorsqu'elle déclare que le tableau du suicidé de Manet lui donne envie de vivre. Qu'est ce qu'on s'amuse!
L'ennui est en effet que tout ce dispositif à la fois ludique et cérébral sent trop l'exercice de style au détriment de l'âme, du cœur et des tripes (ou dit autrement, d'un soupçon d'authenticité et de bon sens). La seule émotion dégagée par ce film provient de l'interprétation magnifique de Paula Beer. Mais elle est bien seule face au personnage de Pierre Niney, pas crédible en soldat traumatisé et dont le mystère cache surtout l'inconsistance. La mise en scène distanciée, la photo glaciale et l'absence de profondeur du scénario (il s'agit davantage de paraître intelligent que d'être vrai) achève de transformer le film en nature morte rébarbative ou en mélodie truffée de fausses notes.
Les romances homosexuelles entre deux femmes sont encore plus rares au cinéma que celles qui mettent en scène des histoires d'amour entre hommes. Le cinéma (du moins dans sa version mainstream) étant un reflet de notre société, on ne s'étonnera pas de cette quasi-invisibilité de tout un pan de la réalité humaine.
Néanmoins ces dernières années, quelques films sont parvenus à se faire connaître notamment grâce au festival de Cannes. La palme d'or 2013 accordé à "La Vie d'Adèle" était une palme sensationnelle, politique mais dont la réelle valeur cinématographique restait discutable à cause notamment de son côté caricatural et voyeuriste (pour ne pas dire même pornographique). Rien de tel en ce qui concerne "Carol" qui deux ans plus tard permit à Rooney Mara de remporter le prix d'interprétation féminine. Le film est délicat, complexe, nuancé et possède un background passionnant.
A l'origine de "Carol" il y a le deuxième livre d'une célèbre romancière: Patricia Highsmith, déjà auteure de "L'inconnu du Nord-Express" adapté au cinéma par Hitchcock. Ce livre paru en 1952, elle dû l'écrire sous un pseudonyme et il ne fut publié en France que 30 ans plus tard, la censure sévissant des deux côtés de l'Atlantique (pas seulement celle du puritanisme mais aussi celle des rapports de pouvoirs, le monde de l'édition étant aux mains des hommes).
"Carol" prend pour point de départ un fait réel et autobiographique: la rencontre de Patricia alors qu'elle travaillait pour les fêtes comme vendeuse dans un magasin avec une femme de la haute bourgeoisie venue acheter une poupée pour sa fille. Subjuguée par la prestance de cette femme, Patricia qui était alors indécise quand à son orientation sexuelle imagina une romance avec cette femme et décida de lancer avec son livre un grand coup de pied aux fesses de la société conservatrice patriarcale et bourgeoise.
Avec un matériau déjà aussi riche, Todd Haynes n'avait plus qu'à "ramasser la mise". Mais il serait injuste de diminuer son mérite personnel. Dans l'un de ses précédents films, "Loin du paradis", il reprenait l'esthétique et les thèmes des mélodrames de Douglas Sirk pour dénoncer l'aliénation au conformisme social des années 50, empêchant les individus de réaliser leurs aspirations profondes. Mais son film avait le même ton résigné, vaincu d'avance que le "Brève rencontre" de David Lean auquel se réfère clairement la structure de "Carol": un intrus interrompt une discussion entre deux personnages que l'on devine intimes (la pression de la main nous le confirme). La suite en flashback nous raconte leur histoire avant que le dénouement ne revienne sur la scène initiale dont nous saisissons désormais toute la portée.
Mais "Carol" n'est pas un film soumis comme l'était "Brève rencontre" ou "Loin du Paradis", quel que soit le degré d'enfermement des personnages. Les deux protagonistes ne sont pas des rebelles de nature mais leur rencontre va en quelque sorte les révéler à elles-mêmes. Thérèse, jeune femme indécise qui ressemblait à une petite souris grise et morne découvre la passion qui lui permet de sortir de sa condition de prolétaire et de s'épanouir dans son art. Carol beaucoup plus au fait de sa nature profonde trouve le courage de résister au chantage masculin (de son mari comme de ses avocats) pour affirmer son droit à être elle-même et à vivre librement. "Carol" est une histoire des années 50 mais son état d'esprit est moderne. Il n'y a pas de fatalité, il est possible de faire des choix et d'ouvrir des perspectives émancipatrices pour tous ceux et celles qui ne se reconnaissent pas dans le modèle dominant.
Sans la présence de Bruce Lee, "Big Boss" ne serait qu'un (mauvais) film d'action hongkongais de série B des années 70 parmi d'autres. Série B est d'ailleurs trop gentil, on nage plutôt dans le nanar avec des invraisemblances scénaristiques grosses comme une maison, des effets spéciaux cheap (sang ketchup par exemple), des longueurs, des répétitions et un jeu d'ensemble disons approximatif pour rester poli.
Mais il y a Bruce Lee. Ce n'est pas son premier film (il jouait déjà bébé!) mais c'est celui qui a fait de lui une star. Et on comprend pourquoi. De façon assez habile, il reste sur sa réserve pendant 45 minutes (soit la moitié de la durée totale du film), observant ce qui se passe sans intervenir (sous un prétexte ridicule mais visiblement le ridicule ne fait pas peur à l'équipe du film). Mais quand il décide de lâcher ses coups, ça envoie du lourd. Impressionnant de charisme, de puissance et de précision, il abat à lui seul des dizaines d'hommes de main avant d'affronter "le big boss" dans le duel final. L'idée d'envoyer dans le décor un homme dont la silhouette se découpe dans le mur à la manière d'un cartoon a été réutilisée par Alain Chabat dans "Astérix et Obélix mission Cléopâtre", l'affrontement entre Numérobis et Amonbeaufils étant une parodie des combats de Bruce Lee.
"Edward aux mains d'argent" est le chef d'oeuvre incontesté de Tim Burton. Alors que tant de ses films récents m'ont déçue, celui-ci atteint la perfection. Il est en effet touché par la grâce et en plus d'une richesse inépuisable.
"Edward aux mains d'argent" est du propre aveu de Burton son film le plus personnel. Il puise sa source dans un dessin que celui-ci avait réalisé à l'adolescence pour exprimer son sentiment d'isolement et d'incommunicabilité avec l'univers de banlieue qui l'entourait. Edward, cet artiste lunaire gothique un peu freak jurant dans un paysage uniformisé, c'est évidemment lui.
"Edward aux mains d'argent" est structuré comme un conte de fées mais il se rapproche plutôt du mythe et de la parabole religieuse. Edward est le fils d'un inventeur qui à l'image du docteur Frankenstein s'est pris pour Dieu en façonnant un homme à son image à qui il a même donné plus de cœur et de cervelle qu'à la plupart des humains (comme la suite le démontrera). Mais comme le lointain ancêtre de Frankenstein, alias Prométhée, il a été puni par les Dieux en étant frappé par la foudre juste au moment où il allait parachever son œuvre. Edward est donc condamné à rester inachevé et reclus dans sa tour d'ivoire jusqu'à ce qu'une rencontre avec une bonne fée ne le conduise à descendre du monde divin jusqu'au beau milieu de la pétaudière humaine pour lui insuffler la beauté et la grâce du créateur. Le film se teinte alors d'une touche satirique aussi drôle qu'angoissante contre les banlieues standardisées et puritaines de "l'american way of life", ses femmes au foyer hystériques et névrosées, sa vacuité foncière et son conformisme oppressant. Sous cet angle, il est extrêmement proche de "Mon Oncle" de Jacques Tati. Edward comme Hulot est un personnage quasi muet hérité de Chaplin dont l'expressivité passe par le corps et surtout pour Edward, par le regard forcément pur et innocent. Mais à la différence de Hulot, Edward est vite rattrapé par sa dimension christique en devenant l'esclave puis le bouc-émissaire de la communauté "suburbinoise" avant de "remonter au ciel". A quoi tout cela aura t-il servi peut-on se demander? Et bien à sauver une âme, celle de Kim. Winona Ryder a été enlaidie pour l'occasion afin de ressembler à une pom-pom girl dont le rôle principal est de jouer la potiche au bras du Donald Trump junior local dont la beauferie n'a d'égale que la brutalité. Mais lorsque Edward sculpte la glace pour elle c'est une ballerine qui s'élève aussi légère et gracieuse que son enveloppe corporelle était épaisse et vulgaire. Et cet amour-là (car l'amour est la manifestation la plus éclatante du divin) restera gravé en elle pour le reste de sa vie.
J'ai toujours autant de plaisir à revoir ce film qui n'est pas quoiqu'on en dise qu'une "simple bluette" en dépit de son titre de collection Harlequin pour seniors.
Tout d'abord c'est le film de deux acteurs d'une trempe peu commune derrière lesquels la caméra s'efface mais qu'elle prend le temps de magnifier. Deux acteurs au physique peu conventionnel ce qui de leur propre aveu les a écartés des rôles de jeunes premiers romantiques. A 50 et 70 ans (on en est plus à ça près), ils vont pouvoir prendre leur revanche, saisir leur "dernière chance" de tomber amoureux à l'écran et de briller.
D'autre part, le film met en scène deux personnages qui pour des raisons différentes ne se sentent pas à leur place. Ni dans leur famille, ni dans la société. Kate est une célibataire qui est passé à côté de sa vie et s'est résignée à vivre avec ses déceptions. Son existence est insatisfaisante avec d'un côté des amis qui arrangent des rencontres qui tombent à plat et de l'autre sa mère asociale et phobique qui l'envahit (spectre de son futur?). Harvey est quant à lui un père divorcé qui n'a pas vu sa fille grandir. Lorsqu'elle se marie, il réalise à quel point il (s')est exclu de sa propre famille. De plus il est sur le point de perdre son travail.
Ces deux personnages solitaires, désaffiliés, en manque d'estime d'eux-même, à côté de la plaque se rencontrent dans un aéroport, lieu de passage qui souligne leur âme en peine. Cette errance se poursuit dans leurs déambulations le long des quais de la Tamise, chacun finissant par livrer à l'autre ses blessures secrètes et chacun aidant l'autre à les surmonter. La complicité entre Emma Thompson et Dustin Hoffman rend le film chaleureux en dépit de sa mélancolie foncière.
Rien de plus erroné que l'image mièvre et sucrée qui colle à la peau de Disney. Les courts-métrages des Silly Symphonies "La Danse macabre" (1929) et "Les Cloches de l'Enfer" (1929) mettaient déjà en évidence le côté sombre et macabre de Disney. Il en est de même de ses premiers longs-métrages: "Blanche-Neige et les 7 nains", "Fantasia" ou "Bambi" comportent tous des scènes cauchemardesques. Mais "Pinocchio", le deuxième long-métrage du studio les bat à plates coutures. Jerry Beck disait à propos du film qu'il s'agissait d'un "cauchemar noir ponctué de moments de véritable horreur". Que l'on en juge: Pinocchio manque de peu finir esclave, métamorphosé en âne, en petit bois pour le feu ou encore dans l'estomac d'une baleine nommée "Monstro". Alors certes, il n'est pas seul: il y a sa conscience, Jiminy Criquet, son père Gepetto et sa "mère", la bonne fée bleue que d'aucuns identifient comme étant la vierge Marie. Il faut dire que l'aspect évangélique est renforcé par la chanson "Quand on prie la bonne étoile", devenue par la suite l'hymne du studio.
Mais Pinocchio apparaît bien naïf, fragile et manipulable pour affronter les pièges qui se dressent en travers de sa quête d'humanité. Il faut voir avec quelle rapidité il dévie du droit chemin quand il rencontre Grand Coquin et Gédéon. Deux escrocs qui l'appâtent avec des promesses de plaisir facile pour mieux s'enrichir sur son dos. Lesquels plaisirs se retournent en pièges mortels. Car c'est moins la morale du nez qui s'allonge à chaque nouveau mensonge que celle du "on ne naît pas être humain, on le devient" qui interpelle. "Pinocchio" est sorti en 1940 au cours de la guerre la plus inhumaine de l'histoire, une guerre faite par des millions de pantins de bois privés de cœur et de cervelle, manipulés par des monstres totalitaires. On peut d'ailleurs remarquer que les décors et costumes de "Pinocchio" sont d'inspiration bien plus germanique qu'italienne.
Enfin sur le plan technique, "Pinocchio" est d'une perfection qui n'a jamais été égalée depuis.
"Dumbo", le quatrième long-métrage des studios Disney c'est la pureté des émotions du film muet alliée aux expérimentations graphiques surréalistes d'un "Fantasia" ou plus tard d'un "Alice au pays des merveilles".
"Dumbo" décline toutes les figures de l'éléphant dans l'imaginaire humain. Celle du monstre de foire est au cœur de l'histoire du film. "Dumbo" c'est le "vilain petit canard" d'Andersen, le "Freak" de Tod Browning, c'est "Elephant man" de David Lynch avant la lettre, suscitant le mépris, le rejet, les insultes, les moqueries tant chez les humains que chez ses congénères. Les grandes oreilles qui entravent ses mouvements terrestres avant qu'il ne découvre qu'elles lui permettent de voler font penser à "L'Albatros" de Baudelaire. Face à la violence du groupe qui exclue l'être né différent, "Dumbo" est l'innocence même, comme la Gelsomina de la "Strada". Privé de parole (ne peut-il, ne veut-il pas parler?), il est également privé de sa mère qui a été enfermée et mise aux fers pour avoir cherché à la protéger, ultime forme de cruauté qui donne lieu à des scènes poignantes.
Mais si "Dumbo" est profondément triste et mélancolique il est également parcouru de scènes de pure fantaisie. L'expression "voir des éléphants roses" provient d'une incroyable séquence où ayant bu(sans le vouloir) trop de champagne, Dumbo et son ami Timothée sont en proie à des hallucinations proches d'un trip sous acide (lequel ne sera pourtant inventé que deux ans plus tard). Hommage surréaliste à Dali avec lequel Disney travaillera quelques années plus tard sur le court-métrage "Destino", cette séquence complètement dingue est d'une inventivité visuelle... stupéfiante!
"Bambi", cinquième long-métrage de Walt Disney est un film animalier touché par la grâce, une œuvre d'art au service d'un récit épuré, d'une grande puissance symbolique (voire religieuse). Walt Disney veut toucher du doigt la perfection et s'en donne les moyens. Alors que le projet est initié en 1937 et doit sortir juste après "Blanche-Neige et les sept nains", le film abouti ne sortira qu'en 1942 ce qui en fait l'une des plus longues gestations d'un film Disney.
A une époque où le dessin animé est largement associé au cartoon, Disney fait le choix d'introduire un maximum de réalisme dans les graphismes des animaux (grâce aux études anatomiques) comme dans les décors (grâce à la profondeur de champ permise par l'usage d'une caméra multiplane). Il choisit également de raconter un récit d'essence tragique, même s'il est entrecoupé d'intermèdes légers (portés par le personnage de Panpan). Disney est en cela un précurseur de nombre d'œuvres d'animation plus contemporaines comme "Le tombeau des lucioles" lui aussi naturaliste et tragique.
Paradoxalement, le réalisme est au service d'un récit initiatique à forte teneur symbolique. La vie y est sacralisée (la naissance de Bambi puis de ses enfants est filmée comme une nativité) mais son cycle immuable est menacé à tout moment par la pulsion de mort d'un être humain irresponsable et prédateur. Un thème ô combien d'actualité quand on voit avec quel acharnement celui-ci continue de scier la branche sur laquelle il est assis (jusqu'à la rupture fatale?).
Sur le plan esthétique, le film est une splendeur. Comme "Fantasia", c'est un opéra, un spectacle total où l'image et la musique fusionnent de manière particulièrement harmonieuse pour porter l'émotion à son point d'incandescence. "Bambi" est une succession d'estampes et d'ombres chinoises, un défilé de tableaux impressionnistes. Lors de séquences marquées par la colère où la peur, la couleur prend le pas sur la forme et la nuance et les cerfs ne sont plus que des taches multicolores, sombres ou rougeoyantes. Ajoutons à cela le travail effectué sur les variations de lumière selon les heures du jour et selon les saisons. La musique épouse parfaitement les émotions exprimées dans les images. Elle est douce quand Bambi s'amuse et découvre, majestueuse quand le père s'annonce et s'impose, angoissante quand l'homme rôde, prêt à tirer à tout moment, crépitante lorsque le feu menace et détruit. Elle remplace les dialogues, réduits au minimum.
"Bambi" a la force et la simplicité des évidences. Œuvre sensible, délicate, perfectionniste, épurée, pudique, elle mérite d'être regardée pour ce qu'elle est: un chef d'oeuvre.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.