"Allemagne année zéro" réalisé en 1947 est un grand film historique et un chef d'oeuvre du néoréalisme. Il clôture la "trilogie de la guerre" de Rossellini dont les deux premiers volets sont "Rome ville ouverte" et "Païsa".
Mais au fait c'est quoi le néoréalisme? C'est rien de moins qu'une révolution cinématographique dans l'esthétique comme dans l'approche thématique conférant à l'ensemble un caractère de "cinéma-vérité". L'aspect documentaire "d'Allemagne année zéro" en fait un témoignage historique de premier ordre. Le film a été tourné en décors réels dans les ruines de Berlin avec des acteurs non-professionnels, un budget minimaliste, un aspect brut dans l'image et les dialogues. Il montre de façon très précise comment la population allemande tente de survivre dans les conditions d'extrême précarité de l'après-guerre.
Cependant si l'on en restait à cette définition du néoréalisme, on passerait à côté de l'essentiel, l'état des lieux d'une faillite morale, filmé sans aucun pathos et avec beaucoup de pertinence. Rossellini avait sa propre définition du néoréalisme: "Le néo-réalisme consiste à suive un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans s'attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe avant tout pour moi, c'est cette attente ; c'est elle qu'il faut développer, la chute devant rester intacte (Cahiers du Cinéma août-septembre 1955, repris dans le volume Rossellini le cinéma révélé)." Cette définition est très pertinente pour définir "Allemagne année zéro" où la caméra s'attache aux pas d'un enfant, être vulnérable et innocent ,déambulant, livré à lui-même, dans un paysage de fin du monde ce qui explique la longueur des plans.
Comme l'annonce Rossellini, cet enfant finira broyé. L'Allemagne en ruines symbolise la vraie nature du nazisme: une idéologie d'anéantissement criminelle mais in fine autodestructrice. Et bien que l'histoire se situe deux ans après la guerre, cette idéologie continue à exercer ses effets néfastes. Le discours nazi sur les faibles et les improductifs que l'instituteur délivre à Edmund conduit celui-ci au parricide puis au suicide. Moralité: tant que ce monstrueux passé ne sera pas exorcisé, il n'y aura pas d'avenir pour l'Allemagne.
La majorité des critiques français qui se sont exprimés sur "L'Ami américain" ont souligné son caractère morbide, inscrit dans les décors, l'atmosphère et la trajectoire de son personnage principal dont on apprend dès le début qu'il est condamné. Certains critiques plus finauds ont souligné à quel point il était inclassable, à mi chemin entre le film noir américain et le film d'auteur européen. Peu, très peu en revanche ont souligné que le film tout entier était parcouru de tensions contradictoires parfaitement gérées qui le rendent fascinant, surtout dans sa deuxième partie.Le morbide et le cafardeux se mêlent à des aspects comico-ludiques quelque peu régressifs (comme dans "Si Loin si proche!" qui a également un aspect néo-noir) même si le film est bien plus sombre que le titre du roman original de Patricia Highsmith dont il est adapté "Ripley s'amuse".
Le personnage principal de l'histoire, c'est Jonathan Zimmermann (joué par Bruno Ganz), un petit artisan de Hambourg sans histoire vivant modestement avec sa femme et son fils. Ce qui le détruit à petit feu, c'est justement d'être sans histoire. Alors va lui tomber dessus une histoire complètement invraisemblable "bigger than life" qui va peut-être (on ne le saura jamais vraiment) précipiter sa fin mais aussi lui permettre de vivre dangereusement, c'est à dire intensément ses derniers moments. Et dans le rôle du père noël/ange gardien/ange de la mort, "l'ami américain" alias Tom Ripley, alias Dennis Hopper, le symbole de la contre-culture US. Ce monstre de charisme est habillé et filmé de façon à encore amplifier son statut de mythe vivant.
La relation Zimmermann/Ripley, intime et complexe est faite d'attraction-répulsion. Zimmermann refuse de lui serrer la main pour ensuite mieux tomber dans ses bras pour ensuite mieux le fuir. Et Ripley est celui qui précipite Zimmermann dans un cauchemar éveillé à base de diagnostics médicaux truqués et de contrats criminels à remplir tout en intervenant pour le protéger. Le jeu outrancier de Dennis Hopper tire son personnage vers le burlesque, un genre qui occupe une place importante dès le début du film avec une allusion au "Mecano de la General" de Buster Keaton. Il faut dire que la séquence du train ou l'on voit le tueur amateur allemand et son doppelgänger américain multiplier les tours de passe-passe dans les toilettes pour éliminer un truand et son garde du corps est 100% jouissive (et le train est présent dans un autre livre de Patricia Highsmith adapté par Hitchcock pour le cinéma, "L'inconnu du Nord-Express"). Comme dans d'autres films de Wenders, les personnages fonctionnent en miroir l'un de l'autre. Ripley est pour Zimmermann "l'autre soi", ce soi inconnu sauvage, violent, fou que seule l'approche de la mort peut faire sortir du bois. La femme de Zimmermann (Lisa Kreuzer) est mise à l'écart par ce couple Eros-Thanatos qu'elle a bien du mal à briser.
Film sur le pouvoir du cinéma, "l'Ami américain" est rempli de références cinéphiles. Pas moins de sept réalisateurs y font des apparitions de Nicholas Ray à Samuel Fuller en passant par Jean Eustache dans les trois villes où se déroule le film (Hambourg, Paris et New-York).
Le deuxième volet de la trilogie de l'errance de Wenders est un film abscons, bavard et cérébral. Mais il est néanmoins passionnant. Cet état des lieux d'une Allemagne en pleine crise identitaire et morale s'avère de fait extrêmement pertinent.
Contrairement aux autres films de cette trilogie, "Faux mouvement" est très écrit. Il s'agit d'une adaptation par Peter Handke d'un roman de Goethe, "Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister". Sauf que le bildungsroman tourne à vide. Wilhelm (Rüdiger Vogler) n'apprend rien de son voyage. Etre en mouvement n'est plus une garantie de changement comme il le constate amèrement lorsqu'il arrive au bout de son périple "j'avais l'impression de manquer quelque chose et de toujours manquer quelque chose à chaque nouveau mouvement". C'est sur une impasse que s'achève le film. Et un constat d'impuissance. Wilhelm n'a réussi à s'accomplir ni comme écrivain, ni comme être humain. Il est passé à côté des êtres et des choses.
Sur sa route, il croise comme dans un rêve les fantômes du passé mal digéré de l'Allemagne. Un couple de saltimbanques étrange et mal assorti se composant d'un vieil homme Laertes (Hans Christian Blech) et d'une adolescente muette Mignon (Nastassia Kinski) se fait inviter par l'écrivain. Il s'avère que le premier est un ancien nazi qui n'en finit plus d'expier ses crimes alors que la seconde représente la chape de plomb que ce monstrueux passé fait peser sur les jeunes générations, réduites au silence. Wilhelm essaye d'ailleurs en vain de se débarrasser du vieil homme après avoir au début du film décidé d'échapper à une mère tout aussi oppressante "Ma langue a disparu. Depuis deux jours, je n'ai pas sorti un mot." Quand les mots font défaut, il ne reste que les coups. Et le sang comme preuve matérielle de la souffrance endurée: Wilhelm se coupe les mains en balançant ses poings à travers la vitre et Laertes saigne du nez (dans un tout autre contexte, l'éveil des sens de Damiel dans "Les Ailes du désir" se fera d'abord par la vue et le goût de son propre sang).
Les autres personnages croisés par l'écrivain complètent le tableau d'une Allemagne dépressive et traumatisée: une actrice, Thérèse (Hanna Schygulla) qui fait fantasmer Wilhelm mais devant laquelle il se dérobe, un industriel veuf et solitaire (Ivan Desny) et un jeune poète qui prétend être son neveu (Peter Kern) mais qui en réalité est tout aussi désafilié que les autres. L'absence de foyer où se réfugier était déjà un thème majeur de "Alice dans les villes" où l'on voyait Philip et Alice chercher la maison de la grand-mère de cette dernière pour finalement découvrir qu'elle n'y habitait plus. Dans "Faux mouvement", l'industriel accueille à bras ouverts le petit groupe dans sa demeure mais c'est pour mieux le pulvériser en se suicidant un peu plus tard. Trente ans après la fin de la guerre, ses séquelles n'ont pas encore fini de causer des ravages.
Tout Wenders est en place dans ce que l'on peut considérer comme son premier film important. Tourné en 1974 avec un petit budget, celui-ci appartient au courant de la nouvelle vague allemande et constitue le premier volet d'une "trilogie de l'errance" qui est le fil rouge de toute son oeuvre. On y retrouve la fascination pour une certaine Amérique, la relation "flottante" à l'Allemagne allant de pair avec l'improvisation, l'errance d'un personnage déraciné qui n'arrive pas à écrire son histoire (à tous les sens du terme), les concerts rock conçus comme des oasis où l'on peut retrouver des forces avant de reprendre la route. Et enfin la rencontre avec un enfant par lequel enfin l'histoire peut s'écrire.
Philip (Rüdiger Vogler), journaliste solitaire en panne d'inspiration ne peut que prendre des polaroïds pour se sentir exister. Des photos de paysages, vides d'hommes. Des photos sans vie. Des clichés sans âme. Et même si on le voit rouler de patelin en patelin, la mise en scène qui le montre s'échouant invariablement le soir dans un motel anonyme suggère qu'il fait en réalité du sur-place. Son patronyme, Winter suggère assez bien son état d'hypothermie. Jusqu'à ce que son chemin croise celui d'Alice (Yella Rottländer), une gamine aussi paumée que lui avec laquelle il va entreprendre une odyssée géographique et intérieure.
"Alice dans les villes" préfigure "Paris, Texas" dans la manière dont Wenders traite la relation entre l'enfant et l'adulte. Ce dernier est immature et c'est l'enfant qui va le responsabiliser dans une inversion des rôles assez troublante. La présence de l'enfant par ses demandes et remarques très concrètes, va le faire redescendre sur terre, l'obliger à se décentrer pour finalement mieux se retrouver lui-même. Cela passe par la rééducation du regard (y compris caméra). La fillette s'appelle Alice et aide Philip (autoportrait de Wenders) à voir de l'autre côté du miroir (exactement comme dans les "Ailes du désir" où les enfants sont les seuls à percevoir les anges, invisibles pour la plupart des adultes). Pour Wenders, l'enfance est un paradis perdu qu'il convoque avec nostalgie tout comme le cinéma de John Ford. Perdu mais que l'on peut retrouver en soi comme le montrent aussi les moments de tendre complicité entre Philip et Alice qui au fil de leur voyage tissent un lien filial électif qui se substitue à celui de leurs familles respectives.
"Qui es-tu?" Mima voudrait bien choisir ce qu'elle voudrait être. Mais cette jeune fille sans histoire, sans aspérité n'y arrive pas, prisonnière des images que les autres façonnent, prisonnière de leurs fantasmes et de leurs projections. Progressivement, elle se perd dans ce labyrinthe d'images jusqu'aux limites de la folie alors qu'autour d'elle, les cadavres s'accumulent dans la pure tradition du thriller hitchcockien et de son héritier, celui de Brian de Palma.
Film culte et visionnaire, le premier long-métrage de Satoshi Kon l'est assurément puisqu'en 1997, la révolution numérique n'avait pas encore envahi les foyers. Pourtant Mima découvre que sur Internet, quelqu'un tient un blog en se faisant passer pour elle. Ce vol d'identité numérique n'est que le dernier avatar d'une longue chaîne d'illusions véhiculées par les médias (presse, affiches, photos, TV, cinéma). La première Mima que nous voyons, c'est la pop idol, ces jeunes chanteuses kleneex véhiculant une image fraîche, gaie et innocente fabriquées par une industrie du divertissement qui les médiatise à outrance durant quelques années avant de les rejeter pour en prendre d'autres. Dans l'espoir d'échapper à ce destin, Mima décide d'arrêter en pleine gloire pour saisir l'opportunité qu'on lui propose de devenir actrice et mannequin. Elle tombe ainsi dans un autre système d'exploitation d'images, sauf que celui-ci la sexualise à outrance, la faisant poser nue et la soumettant à une scène de viol. Mais l'ancienne Mima maintenue en vie par ses fans otakus les plus acharnés ne veut pas périr et revient tel un fantôme harceler la nouvelle Mima et massacrer ceux (des hommes évidemment) qui l'ont créé. De façon significative, le tueur crève les yeux de ses victimes pour les punir de leur transgression. Chez Kon, tout est affaire de mise en abyme. Au Japon, les poils pubiens sont un véritable tabou culturel, or Satoshi Kon n'hésite pas à l'exploser en montrant ceux de Mima ce qui le place dans une position très provocatrice, susceptible de provoquer des réactions violentes à son égard. Une vraie note d'intention pour son cinéma.
Que pèsent au final les limites techniques face à une réflexion aussi vertigineuse et une mise en scène aussi brillante? On ne se pose pas la question lorsqu'il s'agit de films live utilisant des effets spéciaux datés, pourquoi cela devrait-il pénaliser exclusivement les films d'animation? En tout cas celui à qui cela n'a pas posé de problème, c'est Darren Aronofsky qui s'est largement inspiré de "Perfect blue" pour réaliser "Black Swan" jusqu'à reprendre à l'identique des plans entiers.
"Le Feu Follet" est la première adaptation cinématographique du roman de Pierre Drieu La Rochelle publié en 1931 en hommage à un ami écrivain surréaliste qui s'était suicidé deux ans auparavant. Drieu finira d'ailleurs de la même façon en 1945. Louis Malle a légèrement modifié le texte du livre pour l'adapter à son époque, 1963 en pleine période des 30 Glorieuses (on voit d'ailleurs les grands ensembles de banlieue en construction). Près de cinquante ans plus tard, le norvégien Joachim Trier fera sa propre version, ce sera "Oslo 31 août". Le "Feu Follet" de Malle se situe quant à lui à Versailles et dans le Paris germanopratin. Il dresse le portrait d'un milieu bourgeois délétère dans duquel navigue un héros en pleine dépressurisation existentielle. Naguère séducteur mondain porté sur la bouteille, il sort de quatre mois de cure de désintoxication avec l'envie d'en finir. Auparavant, il revient sur les lieux dans lesquels il a vécu, revoit les gens (le plus souvent décadents) qu'il a connu, repartant un peu plus amer et dégoûté à chaque fois.
Film profondément mélancolique et morbide, bercé par les airs d'Erik Satie, le "Feu Follet" réussit à nous communiquer le sentiment d'impuissance de son héros, son incapacité à ressentir et à créer qui fait de lui un mort-vivant en sursis. Louis Malle filme en très gros plan les moments cruciaux où Alain tente d'entrer en communication avec autrui, surtout les femmes. Mais ici une vitre, là un miroir ou encore une porte (représentant symboliquement le pouvoir social, celui de l'argent ou celui de la force virile) dressent des murs infranchissables entre elles et lui, entre la vie et lui. Maurice Ronet fait une remarquable prestation. Il porte le film sur ses épaules, la caméra ne lâchant presque jamais son visage en train de se désagréger peu à peu au fil de son errance urbaine sans issue.
Un proverbe chinois dit que "L'important n'est pas le but, mais le chemin". C'est exactement la philosophie du deuxième film de Satoski Kon. Mieux vaut être bien accroché: en une heure et vingt-trois minutes, on parcours 40 ans de la vie d'une grande actrice japonaise, retravaillées par sa mémoire. 40 ans d'une course folle à travers les années, les films, les rêves, les genres du cinéma et de quelques uns de ses plus grands réalisateurs. Le tout ne forme qu'une seule et même expérience, l'expérience totale d'une vie d'être humain. Le film par sa construction en scènes emboîtées les unes dans les autres fait penser aux poupées russes ou aux miroirs qui se réfléchissent à l'infini.
Néanmoins ces scènes ne sont que des variations de la même histoire. Une histoire extrêmement simple, celle du désir humain voué à n'être jamais satisfait mais constituant l'aiguillon indispensable pour avancer et créer. Le film devient ainsi une réflexion sur la destinée. La vocation d'actrice de Chiyoko Fujiwara naît le jour où son chemin croise furtivement celui d'un jeune peintre traqué par le pouvoir autoritaire du Japon nationaliste des années 30. Elle passera les trente années suivante à le rechercher, traversant de multiples périls (la guerre, la répression totalitaire, les tremblements de terre), endossant de multiples rôles (princesse, geisha, cosmonaute, infirmière, maîtresse d'école etc.) et genres (mélodrame, science-fiction, film de sabre à la Kurosawa, film de guerre, film de monstres type Godzilla) sans jamais parvenir à le rejoindre.
Son désir croise sans cesse par ailleurs celui du réalisateur venu faire un documentaire sur elle, Genya Tachibana ce qui approfondit encore la mise en abyme entre vie réelle, cinéma et fantasmes. Lui aussi apparaît quasiment dans toutes les scènes du film, la plupart du temps flanqué de son caméraman. Parfois simple observateur du récit de la vieille actrice, il occupe la plupart du temps le rôle du chevalier blanc venant au secours de sa belle. Plus jeune, il a travaillé dans les mêmes studios qu'elle et l'a réellement protégé. Son désir pour elle qui perdure à travers le temps est tout aussi inaccessible que celui qu'elle porte au peintre dont on ne verra jamais le visage.
John Huston est un cinéaste qui aime les gens. Son cinéma se situe à leur hauteur. Il capte en gros plan les moindres expressions de leurs visages ce qui donne un relief saisissant aux personnages et aux acteurs qui les interprètent. Ce préambule pour souligner le fait que si "Quand la ville dort" est un tel chef d'œuvre "copié mais jamais égalé" (expression discutable d'ailleurs, les polars de J.P Melville peuvent en témoigner) c'est parce qu'il dépasse son sujet. S'il ne l'avait pas dépassé il serait resté dans l'histoire du cinéma comme le premier film de casse montrant avec une grande maîtrise cinématographique toutes les étapes d'un cambriolage. Mais le titre en VO du film est "The Asphalt Jungle". L'aventurier adepte des contrées exotiques qu'est Huston braque sa caméra sur la faune urbaine nocturne qui peuple les villes américaines au temps de la grande Dépression et nous en extrait quelques saisissants portraits:
- L'avocat véreux Emmerich (Louis Calhern) qui s'enfonce dans le crime par goût du luxe (et de la luxure, sa très jeune maîtresse Angela n'étant autre que Marilyn Monroe alors âgée de 24 ans). Criblé de dettes, il est aux abois ce qui le rend peu fiable. Avec Ditrich le flic (Barry Kelley), il symbolise la corruption qui gangrène la ville et ses institutions les plus respectables. Mais Louis Calhern donne une interprétation nuancée de son personnage qui apparaît faible et désemparé face à une situation dans laquelle il s'est enfermé et qui le dépasse.
-Le petit bookmaker Cobby (Marc Lawrence) qui avec Emmerich est le financier du casse. C'est un homme nerveux, angoissé, peureux qu'il est facile de faire craquer.
- Le cerveau du casse Doc Riedenschneider (Sam Jaffe) véritable "gentleman cambrioleur" dont l'intelligence, la distinction et le sang-froid imposent le respect. Tout juste sorti de prison, il rêve de prendre sa revanche sur la vie. Huston nous montre d'autant mieux sa vulnérabilité: il joue de malchance ("Que peut-on contre la fatalité?") et son penchant pour les jeunes filles le perd.
- L'homme de main Dix Handley (Sterling Hayden) dont la famille a été chassée de sa ferme par la crise et qui rêve de retrouver ses racines rurales. C'est avec Doc le personnage le plus approfondi de l'histoire et sans doute le plus tragique. Son apparence rustre et ses actes criminels sont contrebalancés par son sens de l'honneur et de l'amitié (avec Gus le bossu et son formidable interprète James Withmore qui en fait un homme écorché à la fois capable d'une grande tendresse et d'explosions de violence). Cependant c'est son penchant autodestructeur qui l'emporte. Il perd systématiquement tout ce qu'il gagne et ironiquement, ne s'arrache de l'asphalte que pour venir agoniser dans la prairie sous les yeux impuissants de la femme qui l'aime, Doll (Jean Hagen dans un rôle aux antipodes de celui qu'elle jouera deux ans plus tard dans "Chantons sous la pluie").
"L'Ultime Razzia" est le troisième film de Stanley Kubrick et son premier film majeur. Puisant son inspiration dans les films noirs de John Huston à qui il emprunte également l'un de ses acteurs phares, Sterling Hayden, il n'en reste pas moins que le long-métrage porte la marque d'un style original. Kubrick utilise les codes du genre (mythe du "dernier coup", femme fatale etc.) et démonte minutieusement les mécanismes du film de casse en déstructurant la narration. Il n'était pas si fréquent à l'époque de briser ainsi la linéarité de l'intrigue pour faire des flashbacks en montrant une même scène avec des points de vue différents. Une mise en scène qui influencera beaucoup le style de Quentin Tarantino par exemple.
Mais ce qui intéresse vraiment Kubrick, c'est l'écart entre la théorie et la réalité. Sur le papier, le plan a l'air parfait, dans la pratique, la belle mécanique va s'enrayer et s'autodétruire. Dans chacune des pièces du puzzle, Kubrick introduit une part d'imprévisibilité qui fait monter la tension. Par exemple Micky Arano (Timothy Carey), le tireur est sans cesse importuné par le gardien du parking dans lequel il s'est posté pour tuer le cheval vedette de la course. Ou encore le policier véreux, Randy Kennan (Ted De Corsia) qui est interpellé par une femme juste au moment où il doit aller se poster sous la fenêtre d'où Johnny Clay (Sterling Hayden) doit balancer l'argent du braquage. Or, la voix off du film le martèle, chaque seconde compte. C'est pourquoi les quinze minutes de retard de Clay auront un impact décisif sur le dénouement du film. Dénouement dans lequel un petit chien jouera le rôle non de l'ultime razzia mais du grain de sable de trop!
Mais encore plus que l'imprévu, ce sont les faiblesses humaines qui vont priver les protagonistes des fruits de leur hold-up et les vouer à une fin tragique. C'est dans ce domaine que le scénario s'avère le moins convaincant. On sent bien que la mécanique de précision de sa narration et mise en scène importe plus à Kubrick que ses personnages. Il n'est pas crédible deux secondes qu'un gangster aguerri comme Johnny Clay prenne pour complice un homme aussi faible que George Peatty (Elisha Cook Jr) qui vit sous le joug de son épouse vénale et manipulatrice, Sherry (Marie Windsor) qui veut récupérer le magot pour elle et son amant Val Cannon (Vince Edwards). Agissant dans la précipitation, Clay commet d'ailleurs d'autres erreurs d'amateur qui lui seront fatales. C'est pourquoi la résolution de l'histoire est un peu trop sèche et mécanique pour satisfaire pleinement.
Grand film sur le crépuscule des idoles et des mythes fondateurs de l'Amérique, le film de John Huston constate la mort de l'âge d'or hollywoodien et du cinéma qu'il incarne. C'est pourquoi les fêlures des personnages principaux se confondent avec les acteurs qui les interprètent dans une mise en abyme saisissante. Clark Gable, qui fut le roi des séducteurs à l'écran dans les années 30 a perdu de sa superbe en vieillissant, à l'image du cow-boy désabusé et alcoolique qu'il interprète. Déjà malade au moment du tournage (on voit nettement ses mains trembler sur certaines images), il jette ses dernières forces dans le tournage du film en exigeant de réaliser lui-même ses cascades. De même, son personnage revit brièvement et intensément au contact de Roslyn, le personnage interprété par Marylin Monroe. Un personnage paradoxal, à l'image de l'actrice qui à 35 ans était déjà au bout du rouleau, usée par les médicaments et l'alcool. Roslyn est Marilyn, Huston ne laisse aucun doute à ce sujet par le truchement de célèbres photos de l'actrice qui apparaissent collées à l'intérieur d'un placard. Celle-ci, présente dans presque tous les plans, reste à l'écran cette déesse d'une beauté magnétique, incandescente, lumineuse et angélique. Elle met tant d'intensité dans ses gestes et ses paroles qu'elle irradie de son énergie vitale les hommes brisés qu'elle croise sur son chemin et qui la croient douées pour la vie. Seul Gay (Gable) voit l'envers de la médaille en lui disant qu'elle est la personne la plus triste qu'il connaisse. On la sent terriblement fragile, au bord du gouffre, prête à craquer à chaque instant. Enfin Montgomery Clift qui fut l'un des acteurs les plus prisés à la fin des années 40 et au début des années 50 est lui aussi en proie de multiples dépendances qui ont ruiné sa santé. L'accident de voiture qui a ravagé son visage a achevé de faire de lui un fantôme. Il joue le rôle de Perce, un cow-boy au comportement masochiste, voire suicidaire. Comment ne pas s'émouvoir quand Roslyn le supplie d'arrêter de se blesser?
De tels éclopés donnent vie à un film qui se situe à la frontière du western crépusculaire et du road movie. Les codes du western sont subvertis par la déchéance des héros dont l'identité et les repères sont mis à mal par le changement de société qui n'est plus celle des pionniers mais celle de l'American way of life. Tels les mustangs du film, il s'agit de perdants magnifiques condamnés à brève échéance. Aucun n'arrive à trouver sa place dans le nouveau monde, aucun n'a de foyer. Roslyn divorce au début du film, Gay est seul et n'arrive pas à renouer le contact avec ses deux enfants, Perce est orphelin de père et sa mère remariée ne lui laisse aucune place. Tous sont perdus et errent dans le désert. Gay et Roslyn essayent de fonder un foyer dans la maison inachevée de Guido (Eli Wallach) pour qui le temps s'est arrêté avec la guerre et la mort de sa femme. Mais peut-on faire pousser la vie dans un lieu aussi lourdement mortifère au milieu du désert? La chasse aux mustangs, magnifique, hatelante et terrible séquence de 30 minutes magnifiée par la photographie de Russell Metty et la mise en scène de John Huston apporte la réponse.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.