"La Loi du silence" est considéré à tort comme un film mineur d'Hitchcock. Encore qu'au sein des cinéastes de la Nouvelle Vague, il ait eu dès l'origine de fervents supporters. Aujourd'hui, bien que toujours dans l'ombre de ses chefs-d'œuvre ultérieurs, il suscite davantage d'intérêt de la part des cinéphiles et tend à être réévalué.
Il serait dommage en effet de sous-estimer cette véritable petite pépite qui se situe directement dans le prolongement de son prédécesseur "L'inconnu du Nord-Express". En effet, il y est également question d'un transfert de culpabilité sur fond de frustration sexuelle le tout généré par le catholicisme, la religion dans laquelle a été élevé Hitchcock.
Si l'on en reste au niveau de l'interprétation religieuse, le père Logan (Montgomery CLIFT) est un martyr qui au nom de la foi et de ses principes moraux accepte de prendre sur lui le fardeau de son domestique, Keller (Otto E. HASSE). En refusant de révéler l'aveu du meurtre entendu en confession, le père Logan endosse la culpabilité que Keller ne veut pas assumer afin de racheter sa faute, dans la lignée du sacrifice christique.
Mais Hitchcock sait d'autant mieux la limite d'une lecture seulement religieuse que le catholicisme est minoritaire aussi bien en Angleterre qu'au Etats-Unis (bien que le film ait été tourné dans la ville de Québec): « L’idée de base n’est pas acceptable pour le public. Nous savons, nous les catholiques, qu’un prêtre ne peut pas révéler un secret de la confession, mais les protestants, les athées, les agnostiques pensent : "C’est ridicule de se taire ; aucun homme ne sacrifierait sa vie pour une chose pareille." »
C'est pourquoi le film atteint une dimension universelle dans son deuxième niveau de lecture qui est psychanalytique. Le père Logan n'est un faux coupable qu'au niveau des faits. Il ne l'est plus dès que l'on analyse le niveau des pulsions et des désirs. En tuant l'avocat véreux Villette (Ovila LÉGARÉ), Keller n'a fait que réaliser le souhait inconscient du père Logan, l'argent servant de substitut au sexe comme le souligne "L'interprétation des rêves". En effet Villette menaçait de révéler la liaison secrète entretenue par Michael Logan avant son ordination avec une femme mariée, Ruth Grandfort (Anne BAXTER). Une relation sur laquelle nous n'avons que le point de vue idéalisé de Ruth mais que Michael Logan n'a cessé de fuir, d'abord en allant à la guerre, puis en se faisant ordonner prêtre.
Si le scénario n'avait pas été doublement censuré, le film aurait été encore plus radical et subversif. Logan et Ruth devaient à l'origine avoir un enfant naturel, preuve irréfutable que leur liaison avait été consommée. Le film tel qu'il est reste évasif sur cette question, on comprend pourquoi alors qu'aujourd'hui encore le tabou entourant la sexualité des prêtres catholiques a bien du mal à être levé. D'autre part, le prêtre devait aller jusqu'au bout de son sacrifice masochiste et être pendu. Cette fin tragique a été refusée au profit d'une fin plus consensuelle et commerciale.
En dépit de ces réserves scénaristiques qui altèrent un peu la lisibilité du film, celui-ci se distingue évidemment par la qualité de sa mise en scène, de sa photographie expressionniste et de son interprétation. Montgomery CLIFT tout en intériorité tourmentée est particulièrement intense. Son antagoniste, le rationnel et déterminé inspecteur Larrue est tout aussi finement joué par Karl MALDEN. Hitchcock donnait beaucoup d'importance aux regards et à l'introspection lui qui disait qu'un mauvais film était un film de gens qui parlent. Les films d'Hitchcock sont des films de gens qui pensent.
Avec "Le petit Lord Fauntleroy", "Princesse Sara: aventures d'une petite écolière anglaise" est le roman jeunesse le plus connu et le plus adapté de Frances Hodgson Burnett que ce soit au cinéma, au théâtre ou à la télévision avec les séries de la nippon animation par exemple ("Princesse, princesse, tu es bien jolie" chantait alors Christina d'Avena qui avec Claude Lombard interprétait la plupart des chansons des génériques des séries animées qui passaient alors sur la cinq en France dans les années 80).
La version muette réalisée par Marshall NEILAN en 1917 est la première adaptation répertoriée de "Princesse Sara". Elle est réputée pour être l'une des versions les plus fidèles au roman d'origine ce qui doit être largement nuancé. Le film ne dure qu'une heure et par conséquent, le scénario est très elliptique. Il s'appesantit lourdement sur les aspects les plus féériques de l'histoire et bâcle en revanche tout ce qui relève du réalisme social et encore plus ce qui relève de la psychologie. Si bien que l'imagination débordante de Sara qui lui sert de rempart contre la mort de sa mère d'abord puis contre celle de son père puis contre la misère et la maltraitance dont elle fait l'objet est privée largement de son sens. On a même droit à une digression totalement hors-sujet: le récit que Sara fait à ses camarades de "Ali Baba et les quarante voleurs" prend une place démesurée dans le film et n'a aucun intérêt. Il aurait mieux valu "Blanche-Neige" qui aurait au moins reflété sa relation avec la directrice du pensionnat, Mrs Minchin (Katherine Griffith), une marâtre profondément jalouse de Sarah. Le personnage de Sara, interprété par Mary PICKFORD, spécialiste des rôles enfantins (elle interprètera le petit Lord quatre ans plus tard) est en grande partie dénaturé. De par les malheurs qui s'abattent sur elle, Sara est une enfant très mature et très clairvoyante dans le roman. Dans le film c'est surtout une gamine gâtée et capricieuse. Et la fin digne d'un conte de fée où Becky (Zasu PITTS) devient l'égale de Sara fait sourire. Dans le roman, elle sort de la misère mais certainement pas de la servitude puisqu'elle entre au service de Sara. La hiérarchie sociale reste infranchissable (comme chez la comtesse de Ségur où les mésalliances sont inconcevables comme dans "Pauvre Blaise").
En dépit de tous ces défauts, le film reste intéressant à voir pour ses belles idées de mise en scène: l'animation des poupées dans l'imaginaire de Sara, le travail sur le clair-obscur et la profondeur de champ lors du récit de Sara où le conte est éclairé en arrière-plan et ses camarades et elle en ombres chinoises en avant-plan ou encore les astuces de cadrage pour faire paraître Mary PICKFORD beaucoup plus petite qu'elle n'est (il y a plusieurs plans où on comprend qu'elle est à genoux mais elle est filmée à hauteur des cuisses pour que l'on y voit que du feu!)
"La colline aux mille enfants" est un téléfilm remarquable qui a reçu une dizaine de prix dont un Emmy Award aux USA en 1996. Il faut dire qu'il n'est pas signé par n'importe qui. Jean-Louis Lorenzi n'est autre que le fils de Stellio Lorenzi, scénariste et réalisateur de télévision dont les œuvres souvent historiques se sont inscrites dans une certaine conception du service public, humaniste et engagée. C'est dans cette tradition que s'inscrit également l'œuvre de Jean-Louis Lorenzi.
L'histoire est basée sur des faits réels. Durant l'occupation, un village protestant des Cévennes, le Chambon-sur-Lignon s'est mobilisé sous la houlette de son pasteur André Trocmé (renommé dans le film Jean Fontaine et interprété par Patrick RAYNAL) pour sauver des persécutés, principalement des enfants juifs. Avec l'aide d'autres associations religieuses, notamment américaines, ils les ont entre autre cachés, aidés à fuir en Suisse et leur ont fournis de faux-papiers. Il faut dire que le village avait une solide expérience de la résistance à l'oppression. Ses habitants étaient les descendants des Camisards, ces protestants des Cévennes qui, après la révocation de l'édit de Nantes en 1685, avaient résisté aux exactions des dragons de Louis XIV et à la conversion forcée en cachant leurs pasteurs et en continuant à célébrer des cultes dans des endroits isolés. Par la suite le village se fit un point d'honneur à accueillir des réfugiés de guerre comme les alsaciens en 1914 ou les républicains espagnols à partir de 1936. En 1971, le village et d'autres communes voisines ont été honoré collectivement par le titre de "Juste parmi les nations" décerné par le mémorial de Yad Vashem ainsi que nombre de leurs habitants à titre individuel.
Le film, tourné partiellement sur les lieux des événements (le reste a été tourné dans le Gard) est bien plus qu'une simple reconstitution historique. Il donne vie aux personnages, tous remarquablement brossés et interprétés. L'affrontement idéologique, spirituel et psychologique entre le pasteur Fontaine et le commissaire Vitrac (Jean-François GARREAUD) est particulièrement intense car les deux personnages sont complexes. Le pasteur est un homme entier et impulsif, une faiblesse dont compte bien se servir le commissaire qui le harcèle sans relâche pour le faire tomber de son piédestal. Celui-ci est au contraire un animal à sang-froid aussi courtois que machiavélique. Son comportement aussi obsessionnel qu'ambigu envers le pasteur fait penser à celui de Javert envers Jean Valjean. De même, les habitants ne sont pas tout d'une pièce, pas plus que les juifs recueillis (dont on rappelle au passage la diversité des origines: polonaise, allemande, hollandaise mais aussi française). Le choc culturel est illustré par la cohabitation entre Frédéric le lycéen parisien de bonne famille un peu snob (joué par un tout jeune Guillaume CANET) et le jeune paysan qui l'héberge avec sa petite sœur. Autre confrontation électrique, celle entre la redoutable Emilienne (Dora DOLL) et Paulo, un jeune hollandais irréfléchi et irresponsable. D'autant que la terre de celle-ci appartient à un maréchaliste convaincu (Fred PERSONNE) dont le fils René (joué par un également très jeune Benoît MAGIMEL) est milicien.
"Lacombe Lucien" fait partie de ces films des années 70 qui contribuèrent à réveiller la mémoire juive et la mémoire du régime de Vichy occultées par le mythe de la France résistante du général de Gaulle. Il y avait urgence. Le négationnisme prospérait sur ce silence, entretenu par les anciens collaborateurs ("A Auschwitz on a gazé que des poux" disait Louis Darquier de Pellepoix en 1978) tandis que Pompidou amnistiait le milicien Paul Touvier en 1971.
"Lacombe Lucien" fit scandale à sa sortie et aujourd'hui encore, il est entouré d'une aura sulfureuse qui entrave la vision objective du film. Dès qu'un auteur ou un réalisateur tente de comprendre la "banalité du mal", il est accusé de complaisance voire de complicité. Le réalisme et la finesse avec laquelle Louis MALLE questionne les agissements de son héros font peur car ils ouvre une brèche dans les abysses humaines que la plupart ne veulent pas voir. Ils préfèrent être rassurés par des histoires bien manichéennes dans lesquelles le bien et le mal sont clairement identifiés avec une belle catharsis où le bien l'emporte et où le mal est châtié. Or c'est cette vision simpliste qui conduit au fascisme (tant il est facile ainsi de construire un bouc-émissaire accablé de tous les maux) et non celle que dépeint Louis Malle.
Lucien (Pierre BLAISE) est un personnage qui dépasse largement le contexte historique et géographique du film. Il peut s'appliquer à nombre de jeunes paumés qui se font enrégimenter par les systèmes totalitaires d'hier (nazisme, communisme) et d'aujourd'hui (Daech). Lucien est en effet un candidat idéal:
-Il est sans éducation, par conséquent il ne comprend pas les enjeux qui le dépassent, agit et raisonne bêtement ce qui le rend très facilement manipulable.
-Il est privé de père (qui est prisonnier de guerre), sa mère couche avec le patron pour qui il est un intrus. Il n'a donc ni foyer, ni repère moral.
-Son boulot de déclassé consiste à nettoyer et vider les pots de chambre d'un hospice.
-Les humiliations et rejets cumulés font de lui une boule de frustrations et de rage prête à exploser comme on peut le constater dans son attitude envers les plus faibles que lui (il passe sa colère sur les animaux).
-Son engagement n'est pas politique mais social. Il se lie avec ceux qui lui apportent de la reconnaissance, du respect, du pouvoir, un statut, sans questionner la nature de leurs agissements ni leur nature tout court. Ce qui fait de lui un opportuniste sans scrupules, notamment lorsqu'il largue une serveuse antisémite (Cécile Ricard) pour une juive bourgeoise (Aurore CLÉMENT) qui ne l'aurait même pas regardé dans d'autres circonstances. L'erreur de l'instituteur résistant à qui il propose d'abord ses services est de l'avoir méprisé. Erreur réitérée de la part d'un autre résistant qui tente de le faire changer de bord mais en le tutoyant. Un minimum de connaissance de la nature humaine aurait pu les éclairer. Malle avait en tête un texte de Jean Genet extrait de "Pompes funèbres" décrivant une France terrifiée durant l'occupation par des gosses de 16 à 20 ans jouant au petit chef (dans la milice ou comme Lucien, dans les forces supplétives de la Gestapo). Mais ce phénomène de revanche sociale et générationnelle se retrouve tout aussi bien dans les dictatures d'extrême-gauche, sous le régime des khmers rouges par exemple, pour la plupart de jeunes paysans prenant sur revanche sur les citadins, les bourgeois, les intellectuels.
"La maison du docteur Edwardes" est le premier thriller psychanalytique d'Alfred HITCHCOCK. Il annonce aussi bien "Psychose (1960)" (la perte d'identité, la démence) que "Pas de printemps pour Marnie (1964)" (les leitmotivs visuels du traumatisme, l'amnésie, les pulsions sexuelles refoulées). Si le scénario est la grande faiblesse de ce film en ce qu'il utilise la psychanalyse pour résoudre l'énigme sans la moindre subtilité, le brio de la mise en scène compense largement. Comme dans la plupart de ses autres films, Alfred HITCHCOCK mélange pulsions sexuelles et pulsions meurtrières pour offrir des séquences au suspense insoutenable souvent par le truchement d'un objet à fort pouvoir symbolique. L'exemple le plus évident de cette ambivalence est celui où le faux docteur Edwardes (Gregory PECK) quitte la chambre de Constance (Ingrid BERGMAN) au milieu de la nuit armé d'un rasoir ouvert tenu à hauteur du bassin. Rasoir suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête du docteur Brulov (Michael CHEKHOV) qui héberge le couple en fuite. Hitchcock joue aussi bien sur l'aspect menaçant que sur l'aspect phallique de l'objet (le fait de dormir à côté d'une femme désirable sans pouvoir la posséder peut se transmuer en pulsion meurtrière). Un second objet, le révolver, lié à un autre personnage masculin frustré, le docteur Murchinson (Leo G. CARROLL) joue exactement le même rôle. Côté féminin, la symbolique est tout aussi riche. Lors de leur première rencontre, Constance est envoûtée d'emblée par le regard du pseudo-Edwardes (éclairé d'une manière suggestive) et dessine à la fourchette sur la nappe une forme qui ressemble à un vagin. Puis lorsqu'elle décide de concrétiser son désir, elle monte un escalier vers une porte fermée sous laquelle dépasse un rai de lumière. Lorsqu'elle ira voir le docteur Murchison pour le démasquer, Alfred HITCHCOCK reprendra significativement la scène à l'identique. Enfin lorsque a lieu le premier baiser, sept portes s'ouvrent les unes derrière les autres jusqu'à libérer le septième ciel d'une blancheur éblouissante (leitmotiv qui ne trouve sa pleine signification qu'à la fin).
"La maison du docteur Edwardes" comporte enfin une séquence expérimentale tout à fait remarquable, celle du rêve dessinée par Dali. Voici ce que Alfred HITCHCOCK disait à propos de cette scène: "Quand nous sommes arrivés aux séquences de rêve, j'ai voulu absolument rompre avec la tradition des rêves de cinéma qui sont habituellement brumeux et confus, avec l'écran qui tremble, etc. J'ai demandé à David O. SELZNICK de s'assurer la collaboration de Salvador Dali. Il a accepté mais je suis convaincu qu'il a pensé que je voulais Dali à cause de la publicité que cela nous ferait. La seule raison était ma volonté d'obtenir des rêves très visuels avec des traits aigus et clairs, dans une image plus claire que celle du film justement. Je voulais Dali à cause de l'aspect aigu de son architecture - Chirico est très semblable - les longues ombres, l'infini des distances, les lignes qui convergent vers la perspective… les visages sans forme… Naturellement, Dali a inventé des choses assez étranges qu'il n'a pas été possible de réaliser.. J'étais anxieux parce que la production ne voulait pas faire certaines dépenses. J'aurais voulu tourner les rêves de Dali en extérieurs afin que tout soit inondé de lumière et devienne terriblement aigu, mais on m'a refusé cela et j'ai du tourner en studio." Effectivement le producteur n'aimait pas cette séquence (sans doute trop avant-gardiste pour lui) et l'a faite considérablement raccourcir mais le résultat reste impressionnant, encore aujourd'hui.
"Rebecca", le premier film américain d'Alfred HITCHCOCK adapté du roman éponyme de Daphné du Maurier préfigure "Vertigo" (1958) tourné dix-huit ans plus tard. Dans les deux cas, le fantôme d'une morte quasi déifiée revient hanter les lieux vécus de son vivant et entraver le bonheur d'un couple en empêchant la rivale de prendre sa place (sauf à se confondre illusoirement avec elle). Mais la comparaison s'arrête là. "Vertigo" (1958) est une vaste manipulation psychique à plusieurs niveaux (Scottie est manipulé par la fausse Madeleine et son amant puis il manipule Judy en devenant son pygmalion et nous sommes tous manipulés par Hitchcock, le metteur en scène qui s'en donne à cœur joie). Les plus grands manipulateurs de "Rebecca" sont les normes sociales et les individus leurs victimes.
Au premier plan de ce cruel conte gothique à la fois onirique et romantique, il y a le ténébreux Maxim de Winter (Laurence OLIVIER) et la dame de compagnie (Joan FONTAINE) de l'insupportable Mrs Van Hopper (Florence BATES). Même si selon les paroles de la fée des Lilas "un prince et une bergère peuvent s'accorder quelquefois" il s'agit d'une mésalliance aussitôt condamnée par la bonne société pour qui la nouvelle épouse n'a pas l'étoffe d'une grande dame. Le château des Winter, Manderley se referme sur la jeune femme comme une prison dans laquelle la pression sociale devient insupportable. Rebecca, la première femme a ses initiales gravées partout, "occupe" toujours la plus belle chambre du château et revient sans cesse dans les conversations comme un mètre-étalon qu'il est impossible d'égaler. Face à ce fantôme envahissant, omniprésent, qui se nourrit de la dévotion féroce de la gouvernante, Mrs Danvers (Judith ANDERSON) et des silences de Maxim qui est enfermé dans son douloureux secret, la jeune mariée, privée d'identité propre (elle n'a ni nom, ni prénom à elle), naïve, maladroite et totalement ignorante des codes sociaux de l'aristocratie n'arrive pas à trouver sa place ou plutôt à occuper la place qui devrait lui revenir. Et lorsqu'elle y parvient enfin grâce à la libération de la parole de Maxim, cela a un prix, la perte de son innocence.
Mais à l'arrière-plan de ce drame, tel un écho, il s'en joue un autre qui donne toute sa profondeur tragique à ce grand film. Il s'agit de la relation impossible entre Rebecca et Mrs Danvers. Deux personnages au comportement détestable mais qui s'avèrent au final surtout autodestructeurs. Si une relation hétérosexuelle entre un homme riche et une jeune fille pauvre pouvait se concevoir (dans la lignée de "Cendrillon"), l'inverse n'a pas d'équivalent (où est le conte où une jeune fille riche épouse un jeune homme pauvre?) et si en plus on ajoute le facteur supplémentaire de l'orientation sexuelle, on rentre dans l'inconcevable. Pourtant, la visite ultra-érotisée de la chambre de Rebecca ne laisse aucun doute sur l'intensité du désir que Mrs Danvers continue de nourrir à son égard. Un désir qui finira par la consumer, littéralement. Et il apparaît d'autre part que Rebecca qui se jouait des hommes tout en étant incapable d'en aimer un seul était rongée par un cancer.
Ces deux femmes autodestructrices pèsent considérablement sur l'atmosphère de l'histoire car elle tentent d'entraîner dans leur chute Maxim et sa femme. Rebecca a manigancé son suicide de façon à compromettre son mari et à le pousser lui aussi au suicide (la première scène du film montre comment il en réchappe in-extremis). Mrs Danvers quant à elle "travaille au corps" la nouvelle Mrs de Winter pour que, condamnée à échouer dans ses tentatives d'égaler Rebecca, elle finisse par disparaître du paysage.
"Jackie Brown" est considéré comme le mal-aimé de la filmographie de Tarantino. Rien n'est plus faux. Il existe des fans absolus de ce film, dont je fais partie. Ces fans là, ce sont des femmes mûrissantes qui n'aiment pas spécialement (voire pas du tout) l'univers de Tarantino mais qui sont profondément touchées par le portrait de femme d'une incroyable justesse qu'il nous donne à voir.
Si "Jackie Brown" sonne si juste, c'est parce qu'il s'appuie sur un substrat fort qui donne au film son authenticité. Le film est un hommage à la blaxploitation, un courant cinématographique américain des années soixante-dix qui mis sur le devant de la scène des acteurs et actrices d'origine afro-américaine, leur culture et leurs préoccupations (à mettre en relation avec les combats des années soixante pour les droits civiques et la révolution culturelle du "black is beautiful"). Ceux-ci étaient jusque-là cantonnés la plupart du temps à des rôles secondaires de faire-valoir dans l'industrie cinématographique WASP (white anglo-saxonne protestante) dominante.
Néanmoins ces films étaient fabriqués dans une logique communautariste (ils n'engageaient que des noirs et ne s'adressaient qu'à eux) et pour la plupart, ils relevaient de la série B ce qui au bout de quelques années épuisa le filon. Quant aux films déjà tournés, ils sombrèrent dans l'oubli. Pam Grier qui était l'une des icônes du genre eu alors beaucoup de difficultés à continuer sa carrière dans les années quatre-vingt où elle dû se contenter le plus souvent de simples apparitions.
Tarantino, fan de "Blaxploitation" a conçu "Jackie Brown" comme un hommage à Pam Grier. Et une revanche éclatante sur l'adversité. Pour lui donner le premier rôle, il a remanié le roman dont le film est adapté "Punch Créole" car l'héroïne était blanche à l'origine. Et afin de lui donner un alter ego masculin digne d'elle, il a choisi un autre acteur vétéran du cinéma bis, Robert Forster qui n'avait lui non plus, jamais accédé au vedettariat mainstream en dépit de son talent. Ce sont les moments entre eux qui font toute la force de "Jackie Brown". Ceux où ils parlent évidemment car les dialogues sont nourris par leur vécu (comment faire face au vieillissement, à la perte des illusions, comment repartir à zéro après une carrière brisée). Mais tout autant ceux où ils ne parlent pas. Car si "Jackie Brown" est si atypique dans la filmographie de Tarantino, c'est parce que les non dits, les silences l'emportent sur les bavardages. La scène où Max (Robert Forster) voit Jackie (Pam Grier) pour la première fois lorsqu'elle marche vers lui est une scène de reconnaissance où tout se joue dans le regard. La complicité est immédiate, une atmosphère intimiste magique s'installe entre eux qui imprègnera tout le film. Le rythme lent, cool, bercé de musique soul et de gros plans accentue cette sensation cosy dans laquelle le spectateur se sent bien, si bien qu'il peut y revenir, encore et encore. La comparaison, souvent faite, y compris par Tarantino avec "Rio Bravo" d'Howard Hawks est totalement justifiée. "Jackie Brown" est un film qui se donne un genre (dans lequel évoluent ironiquement les acteurs les plus connus comme Samuel L. Jackson et Robert De Niro, mis volontairement au second plan) mais où l'essentiel se joue à hauteur d'homme, au niveau des yeux et du coeur.
"Le labyrinthe de Pan" (traduction infidèle à l'original qui est "Le labyrinthe du faune") est un film hybride. Et comme beaucoup de films hybrides, il a pu susciter à sa sortie de l'incompréhension et du rejet, d'autant qu'il n'a pas été "vendu" pour ce qu'il était réellement: un conte de fée horrifique ou un film d'horreur onirique. Bien que très différent par sa forme du "Brazil" de Terry Gilliam, il partage sur le fond un même principe fondamental, celui de l'échappée imaginaire au coeur d'une réalité terrifiante, les deux univers entretenant des rapports de plus en plus étroits au fur et à mesure de la progression du film.
"Le labyrinthe de Pan" est aussi un grand film sur le choix. Il rappelle que même dans les situations les plus terribles (comme le contexte de terreur franquiste du film), c'est ce que l'être humain conserve de plus précieux. L'héroïne Ofelia est pourtant de par son âge et son genre dans une situation de dépendance et de vulnérabilité absolue. Et pourtant c'est elle qui incarne les bons choix (et au final la figure sacrificielle du sauveur) face à sa mère qui incarne les mauvais choix. Celle-ci renonce en effet à son indépendance d'adulte en échange d'une illusoire protection auprès de celui qui lui paraît être le plus fort (il y a de quoi méditer, même aujourd'hui à ce sujet). De ce fait non seulement elle régresse en redevenant une petite fille impuissante et dépendante (comme le symbolise le fauteuil roulant) mais elle nous montre toute l'étendue de sa soumission face à un mari misogyne qui la rabaisse (encore le symbole du fauteuil roulant), la tient à distance et est prêt à la sacrifier pour accéder à l'immortalité (à travers le fils qu'elle lui donnera et qui sera son miroir comme lui est le miroir de son propre père: bel exemple de narcissisme qui nie l'altérité.)
Logiquement, la dualité et le conflit sont le moteur du film (homme contre femme, enfant contre adulte, rêve contre réalité, choix contre renoncement fataliste, bleu contre orange). Si on reste sur l'exemple développé un peu plus haut, Carmen, la mère veut que sa fille se soumette à l'ordre franquiste auquel elle s'est elle-même soumise. Mais Ofelia résiste avec toutes les forces de son esprit. Son premier contact avec le capitaine Vidal consiste à serrer ses livres contre elle comme un bouclier et à lui tendre la main gauche, une déclaration de guerre (la main gauche est associée au diable). Les trois épreuves qu'elle affronte sont le reflet de cette résistance. La première qui rappelle fortement "Alice au pays des merveilles" mais aussi "Mon voisin Totoro" la voit affronter et triompher d'un énorme crapaud (son beau-père) qui stérilise un arbre creux (symbole utérin du féminin) dont elle sort couverte de boue. Ainsi elle échappe au dîner où sa mère voulait qu'elle paraisse en petite fille modèle pour plaire à son beau-père. La deuxième épreuve la met aux prises d'un ogre attablé devant un festin et dont le comportement sanguinaire évoque le tableau de Saturne dévorant ses enfants peint par Goya. L'allusion à Vidal est transparente puisqu'il détient sous clé un énorme stock de vivres qu'il utilise comme arme de guerre. Ofelia va jusqu'à le provoquer en touchant au festin et en refusant de se plier au temps qu'il veut lui imposer (Vidal se prend en effet pour le maître des horloges). Plutôt que de sortir par la porte qu'il contrôle à l'aide d'un sablier, elle trace sa propre porte à la craie, une belle manifestation de libre-arbitre devant laquelle il est désemparé (incapable d'empathie, Vidal ne comprend aucun autre choix que les siens). La troisième épreuve, la plus cruciale consiste au prix de son sacrifice à arracher son petit frère des griffes du monstre pour briser le cercle vicieux de la reproduction du même.
Pour conclure, le capitaine Vidal (joué de façon magistrale par Sergi Lopez) est certes le monstre de l'histoire mais Guillermo del Toro pointe tout autant du doigt ceux et celles qui nourrissent la bête tout en se défaussant de leur responsabilité d'adulte. C'est d'ailleurs pourquoi Ofelia finit par se choisir une mère de substitution dans la résistance, la gouvernante Mercedes.
"Full Metal Jacket", l'avant-dernier film de Kubrick est une éprouvante initiation où celui-ci démontre avec une impressionnante rigueur formelle par A+B comment la machine de guerre US déshumanise ses jeunes recrues et combien il est difficile voire impossible de conserver un tant soit peu sa personnalité et son libre-arbitre une fois qu'on a mis les doigts dans l'engrenage militariste. Un thème cher à Kubrick, même en dehors de ses films de guerre ("Orange mécanique" en est le plus bel exemple).
"Full Metal Jacket" se divise en deux grandes parties reliées par une transition un peu faible. La première partie est consacré au conditionnement des recrues par le terrifiant et grotesque sergent-instructeur Hartman (L. Lee Hermey), lequel utilise l'humiliation et les brimades pour les mettre au pas et détruire leur personnalité et leur humanité (considérée comme une impardonable faiblesse). On peut d'ailleurs faire un parallèle avec les camps de concentration: les recrues portent un uniforme, ont les cheveux rasés et sont affublés de sobriquets dévalorisants en lieu et place de leurs noms véritables ("Blanche-Neige", "Grosse Baleine", "Guignol" etc.) Les plans-séquences se succèdent, montrant la répétition des mêmes entraînements de forçat, des mêmes chants virilistes, des mêmes insultes racistes, antisémites, sexistes, homophobes jusqu'à ce que le bourrage de crâne produise ses effets: l'adaptation servile ou le pétage de plombs sanglant. Il n'y a que deux voies possible. Kubrick nous montre dès cette première partie que les efforts de "Guignol" (Matthew Modine) pour conserver son individualité sont voués à l'échec, il finit par rentrer dans le rang et même par se montrer plus zélé que les autres lors de l'expédition punitive contre "Grosse Baleine" (Vincent d'Onofrio).
La deuxième partie montre ce que ce conditionnement produit sur le terrain. Là encore les efforts du dénommé "Guignol" pour préserver son identité de sujet pensant et critique dans le conflit échouent et il sombre corps et âme dans la pire des visions du monde, celle du darwinisme où on tue pour ne pas être tué. La scène du sniper filmée comme une partie d'échecs est une grande leçon de mise en scène mais c'est aussi une leçon d'histoire. Kubrick filme ce qu'est un conflit asymétrique entre une armée et une guérilla qui a l'avantage du terrain. Un ennemi invisible et insaisissable réussit à abattre méthodiquement plusieurs hommes et à terrifier tout un groupe qui l'imagine puissant et musclé... alors qu'il s'agit d'une frêle jeune fille isolée. Et le conditionnement de la première partie de révéler non seulement sa cruauté (ça on le savait déjà) mais aussi son insondable bêtise. De quoi faire réfléchir sur les causes de l'échec des USA au Vietnam et du traumatisme durable de ses soldats.
« C’est dur d’être libre quand on est un produit acheté et vendu sur le marché. Mais ne leur dit pas qu’ils ne sont pas libres, ils sont capables de massacrer pour prouver qu’ils le sont. S’ils voient un individu libre, ils ont peur, ça les rend dangereux. »
Cette citation de George Hansen (Jack Nicholson dans son premier film important) est l’étendard d’ « Easy Rider ». Le film narre l’odyssée de deux motards hippies, Wyatt (Peter Fonda, fils de Henry et frère de Jane) et Billy (Dennis Hopper), « Born to be Wild » pour reprendre le titre phare de Steppenwolf (mais toute la BO est somptueuse). Sur leurs choppers achetés avec l’argent de la drogue, ils traversent l’Amérique à contresens (ils sont d'ailleurs pour la majorité des sédentaires un contresens) pour aller fêter Mardi Gras à la Nouvelle-Orléans. Leur apparence et leurs manières jugées provocatrices (Wyatt par exemple arbore une panoplie de motard aux couleurs du drapeau US qui lui vaut le surnom de « Captain America ») leur vaut un rejet systématique qui les oblige à vivre en marge, c’est à dire à littéralement coucher dehors en attendant de servir de défouloir à la violence verbale et physique des rednecks haineux et bornés. C’est ça le prix de la liberté dont parle le personnage de Nicholson. Le nihilisme qui clôt le film suggère qu’elle n’existe pas ce qui remet en cause la prétendue démocratie américaine. "Born to be wild" devient comme en écho "Born to kill" dans "Full Metal Jacket" de Kubrick qui commence par la tonte des cheveux de la chair à canon destinée au bourbier vietnamien (les cheveux longs des hippies obsèdent les rednecks).
« Easy Rider » n’est pas qu’un plaidoyer pour la liberté sur le fond, il l’est aussi sur la forme. Le film est considéré comme le point de départ du Nouvel Hollywood, ce courant cinématographique né à la fin des années soixante qui s’inspire à la fois du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague française. Du premier, il a ce regard documentaire très cru sur l’Amérique profonde et son intolérance viscérale à l’égard de l’autre ainsi que sur le mouvement hippie. Du second, il adopte le style heurté d’un « À bout de souffle »avec les « flashs mentaux » et le trip hallucinogène dans le cimetière, la jeunesse de ses protagonistes et leur côté indomptable. Des deux mouvements, il reprend le tournage à petit budget, en décors naturels avec un sens de la débrouille qui produit un résultat confondant de naturel.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.