Akira KUROSAWA est surtout connu en France pour ses fresques médiévales. Mais il est aussi un grand réalisateur de polars. "Chien enragé" réalisé en 1949 fait partie de cette mouvance. Le film très proche du documentaire nous immerge dans l'atmosphère du Tokyo d'après-guerre, certains passages faisant penser à "Allemagne, année zéro (1947)". Un Tokyo schizophrène à l'image d'une identité japonaise désormais scindée entre tradition et modernité.
D'un côté, Akira KUROSAWA filme les signes de l'acculturation occidentale liée à la défaite et à l'occupation: le match de baseball, les appartements meublés à l'américaine, les bars qui diffusent les adaptations japonaises de chansons françaises. Le film lui-même adopte les codes du film noir américain (commissariat, lieux interlopes, tenues vestimentaires typiques, clairs-obscurs etc.) et du néoréalisme italien tout en s'inspirant d'un auteur français, Georges Simenon et de son fameux commissaire Maigret (rebaptisé Sato pour l'occasion et joué par Takashi SHIMURA).
Mais derrière ce vernis d'occidentalisation et de modernité, ce que filme Akira KUROSAWA, ce sont les vibrations particulières que dégage une ville, Tokyo plongée dans le chaos et la canicule. Kurosawa filme des corps en sueur, accablés par la chaleur moite qui transforme Tokyo en hammam à ciel ouvert, ralentit leurs mouvements, les attire vers les bas-fonds où se déroule l'essentiel de l'intrigue. Il montre les stigmates de la guerre, la faim et l'insécurité qui gangrènent les possibilités de reconstruction. Le Tokyo qu'il filme, à rebours de l'image que nous avons du Japon d'aujourd'hui est en proie à la délinquance et à la criminalité. la misère, la prostitution et les trafics en tous genre y règnent.
C'est dans ce substrat historique très riche que se déroule une histoire qui ne l'est pas moins. En effet, à l'image du Tokyo d'après-guerre, à l'image du film lui-même, le héros Murakami (Toshirô MIFUNE) est un homme coupé en deux qui enquête inlassablement pour retrouver sa part d'ombre avec laquelle il fusionne dans un dénouement d'anthologie. Deux sorts attendent en effet les vétérans plongés dans l'anomie ambiante: devenir flic ou devenir voyou. Une seule arme et deux usages. Murakami a choisi la police mais il se fait voler son arme par un double de lui-même, Yusa (Isao KIMURA) qui l'utilise pour voler et tuer. La traque de l'ombre devient une quête de vérité qui se termine dans la boue mais dans un champ en plein soleil, illustrant la fusion des deux facettes contradictoires du Japon.
"Juste quand je m'en croyais sorti, ils m'y ramènent": ce cri du cœur de Michael Corleone qui n'arrive pas à se défaire de son passé mafieux est aussi celui de Francis Ford COPPOLA, contraint par les studios à tourner un troisième volet de sa saga culte, plus de quinze ans après le "Parrain II". Qu'à cela ne tienne, Coppola relève haut la main le défi et réussit à donner une cohérence d'ensemble à son œuvre que ce soit sur la forme ou dans le fond.
"Le Parrain III", injustement sous-estimé parce qu'écrasé par l'aura des deux premiers volets est pourtant un film admirable. D'abord par la maestria de sa mise en scène opératique. On retrouve les leimotiv de la saga notamment la cérémonie d'ouverture et la grande purge du dénouement magnifiés par le montage alterné dans le cadre du Vatican et de l'opéra qui mettent en abyme l'histoire tragique des Corleone. Il y a quelque chose d'un "Don Giovanni" dans ce volet grave et crépusculaire à ceci près que Michael cherche le pardon mais ne parvient pas à s'amender. Ensuite Francis Ford COPPOLA injecte beaucoup de lui-même dans son film qui est le plus intimiste des trois. Son double à l'écran c'est Michael Corleone que les remords liés à son terrible passé de criminel fratricide rongent à petit feu jusqu'à mettre à nu sa fragilité d'être humain. Car la souffrance le réanime et l'on voit dans ce volet quelques scènes très puissantes où il extériorise enfin l'étendue de sa douleur et montre qu'il peut aimer (Al PACINO est juste hallucinant, profondément shakespearien). Mais c'est trop tard, il doit boire la coupe jusqu'à la lie et contempler jusqu'au bout le désastre de sa vie. A l'origine, il devait mourir (le premier titre du film était d'ailleurs explicite "La mort de Michael Corleone"). Mais c'est un sort bien pire qui l'attend, à la hauteur des crimes qu'il a commis. Il est condamné à vivre pour souffrir et voir ceux qu'il aime mourir. Prisonnier d'un système pervers dont il ne parvient pas à s'extraire, il est condamné à répéter les mêmes erreurs. En voulant garder sa fille Mary (Sofia COPPOLA la propre fille du réalisateur) auprès de lui, il la condamne. Néanmoins, l'anéantissement n'est pas complet car son fils Antony (Franc D AMBROSIO) s'en sort en suivant l'exemple de Kay (Diane KEATON), c'est à dire en restant à distance et en se construisant une vie étanche de celle de son père. En donnant à son fils l'autorisation qu'il s'était refusée à lui-même lorsqu'il était jeune, Michael réussit au moins à le sauver lui. Le dénouement sur les marches de l'opéra démontre que la famille Corleone est désormais scindée en deux groupes: celui des mafieux sans états d'âme dont la relève est assurée par le fils illégitime de Sonny, Vincent Mancini (Andy GARCIA que je ne trouve pas terrible) et celui des gens honnêtes mais lucides, incarnés par Kay et Antony. Michael et Mary, coincés dans un entre-deux ambivalent (d'où provient toute la richesse de leur personnage même si Sofia COPPOLA n'a pas le talent pour le mettre en valeur) sont condamnés à disparaître.
De nombreuses scènes du "Parrain II" renvoient en écho à celle du premier volet: l'ouverture avec le montage alterné d'une fête en plein air et des tractations en coulisses, celui qui mêle fête religieuse et préparatifs d'un meurtre, la tentative d'assassinat du Parrain, les scènes d'hôpital, les meurtres en cascade. Cette similarité n'est pas fortuite car Michael Corleone (Al PACINO) qui a pris en main la destinée de la Famille tente de se hisser au niveau de son père. Mais il échoue et le film nous explique pourquoi.
Le film est en effet construit sur deux temporalités différentes et deux trajectoires: celle de la jeunesse de Vito (Robert De NIRO) dans les années vingt et celle de Michael son fils dans les années cinquante. La comparaison est éclairante. L'histoire du jeune Vito, lumineuse, est celle de l'ascension sociale d'un petit immigré sicilien qui parvient à réussir aux USA. Certes il n'y parvient pas par des voies légales mais c'est parce qu'il ne peut pas faire autrement. Il est aussi montré comme une personnalité chaleureuse, capable de tisser des liens filiaux, amicaux et communautaires puissants. Et sa motivation est limpide, il veut venger ses parents et son frère, tués en Sicile par le mafieux local. A l'inverse, l'histoire de Michael, funèbre, est celle d'une lente autodestruction. En apparence, tout lui a réussi: il cumule entre ses mains le pouvoir et la richesse et règne d'une main de maître sur son empire. Mais en réalité, la situation menace de lui échapper: il doit frayer avec des milieux qui le rejettent (les industriels israéliens, les sénateurs américains) et il est inquiété par une commission parlementaire qui veut faire toute la lumière sur ses agissements. Retranché dans sa forteresse et de plus en plus coupé des siens, Michael devient paranoïaque et s'enferme dans un silence seulement rompu par des accès de fureur incontrôlables par lesquels il détruit les fondements amicaux et familiaux de son père. Les anciens amis sont assassinés les uns après les autres, la veuve de Vito décède, Kay le quitte et le climax est atteint lorsqu'il fait assassiner son propre frère, Fredo (John CAZALE) devenant ainsi un être maudit. Mais le vers n'était-il pas dans le fruit dès le début? La dernière scène qui se déroule pendant la guerre (avant le "Parrain I" donc) nous montre que Michael était déjà isolé dans la famille et ne parvenait pas à y trouver sa place.
Dès le premier volet du "Parrain", on était saisi par les transformations du visage de Al PACINO. Ce second volet poursuit sa monstrueuse métamorphose. D'écran vierge complètement lisse au début de l'histoire, on assiste à son vieillissement prématuré. Ses traits se se boursouflent, se creusent, perdent leurs couleurs, tremblent de fureur, se figent en une posture hiératique inquiétante. On a aucun mal à croire que 15 ans ont passé (alors qu'entre le "Parrain I" et le "Parrain 2" il ne s'est écoulé que deux ans). Il en va de même pour Kay (Diane KEATON) qui en perdant son innocence (ou son aveuglement?) semble avoir également pris un terrible coup de vieux. Sa décision radicale de rompre les liens avec les Corleone se fait par le seul point ou elle ait le pouvoir d'anéantir le mal que Michael porte en lui: en le privant d'un héritier. La vengeance de celui-ci n'en sera que plus terrible.
Enfin ce volet est également remarquable de par son ancrage historique très fouillé que ce soit à l'époque de Vito avec la reconstitution de l'arrivée des migrants à Ellis Island et le quartier de little Italy ou à celle de Michael avec la révolution cubaine de 1959 (le renversement du dictateur Batista par Fidel Castro). Il faut rajouter que ces événements ne sont pas dépeints en toile de fond mais qu'ils sont intégrés à l'histoire.
Le "Parrain" a des accents de tragédie grecque, celle où les personnages sont victimes d'une fatalité qui les dépasse. La scène d'exposition, d'une durée de vingt-trois minutes nous présente les personnages et les enjeux de façon magistrale. Le côté lumineux avec la grande réunion de famille à l'occasion du mariage de Connie (Talia SHIRE), la fille du Parrain Don Vito Corleone (Marlon BRANDO) et le côté sombre avec en montage alterné, le ballet des obligés qui défile dans le bureau du patriarche. Les deux dimensions s'entremêlent jusqu'à former un écheveau inextricable. Dans une autre scène admirable située vers la fin du film, on assiste en parallèle au baptême du fils de Connie dont le frère cadet Michael (Al PACINO) est le parrain et au massacre des chefs rivaux de la pègre commandité par lui-même en tant que nouveau "Parrain" qui condamne le père du bébé, rallié à eux, à subir le même sort. Chez les Corleone la justice se confond avec la vengeance, l'amitié avec la sujétion, les liens familiaux avec l'exigence de loyauté. Michael le fils cadet, préservé du monde de la pègre par son père qui espère pour lui une carrière plus respectable (mais le film démontre que la mafia arrose toutes les institutions "respectables", du journalisme à la police en passant par les juges et les politiques et que la différence entre ces milieux d'influence est très ténue) finit lorsque son père est abattu par révéler sa nature profondément sicilienne derrière sa façade d'américain acculturé. C'est le passage du retour aux racines, bercé par la lumière méditerranéenne et la musique de Nino ROTA. Il se dépouille alors de sa personnalité propre ("C'est ma famille Kay, ce n'est pas moi" est un écho à ce leitmotiv "ce sont les affaires, il n'y a rien de personnel") pour endosser le costume de son père diminué dont il est le seul à avoir l'étoffe. Tout l'art de Coppola est de nous entraîner au-delà de la condamnation morale, dans un système où l'individu se sacrifie et sacrifie les autres pour respecter un code d'honneur qui tient lieu de fatum. Prendre ses responsabilités, restaurer l'honneur bafoué de la famille, venger son père et restaurer son autorité mise à mal par les trahisons et les dissensions l'entraîne dans une spirale d'inhumanité dont les liens familiaux sont les premiers à faire les frais. Il n'y a plus ni frère, ni gendre à partir du moment où ils ont pris parti contre la Famille. Dans un tel système, il n'y a pas non plus de place pour les femmes, sinon celle de reproductrices. Elles sont tenues à l'écart des "affaires", trompées et manipulées. Le Parrain est un homme seul. Là est sa plus grande tragédie.
Avant la toute dernière séquence du film, on peut penser que "Taxi Driver" nous offre juste le point de vue d'un homme malade. Dépressif, insomniaque, solitaire, misanthrope, Travis Bickle (composition magistrale de Robert De NIRO dont le regard fou et hanté poursuit le spectateur bien après la projection)vit retranché dans son appartement sordide ou dans son taxi avec lequel il parcourt les bas-fonds de New-York la nuit sur une bande-son jazzy envoûtante signée du génial Bernard HERRMANN, compositeur favori de Alfred HITCHCOCK (Un score testamentaire puisqu'il disparaîtra avant l'achèvement du film). Les scènes de déchéance qu'il contemple renvoient à sa propre déchéance. Le dégoût que cette société lui inspire renvoie au dégoût qu'il a de lui-même. Travis est un homme désintégré de l'intérieur et enfermé en lui-même qui cherche désespérément à exister, à être reconnu, à trouver une place. Un baril de poudre qui ne s'extériorise qu'en tête à tête avec lui-même ("You're talking to me?") et qui finit par exploser lors d'une séquence sanglante qui fit date mais aussi polémique à l'époque.
Mais Travis n'est pas seulement intéressant en lui-même, il l'est aussi par ce qu'il représente et ce qu'il révèle de la société américaine. Entre lui et les autres il y a des vitres d'incommunicabilité et nul espoir. Les nantis rejettent ce paumé inculte qui se complaît dans sa fange alors même qu'il vomit la "racaille" qu'il transporte d'un lieu glauque à un autre avec souvent des relents racistes, l'afro-américain concentrant tout son dégoût. A l'inverse, la jeune femme blonde représente une promesse de salut, alors qu'elle est froide et inaccessible (Betsy, jouée par Cybill SHEPHERD) ou déchue elle aussi (Iris, jouée par Jodie FOSTER qui n'avait alors que douze ans). Cette représentation manichéenne du bien et du mal émane des tréfonds de l'Amérique puritaine religieuse et esclavagiste dont "Naissance d une Nation (1915) est le parfait exemple.
Cependant c'est la scène finale, profondément ironique qui est la plus troublante de par l'accueil que la société américaine réserve aux actes de Travis. Non seulement il n'est pas condamné pour les meurtres qu'il a commis mais il est célébré comme un super-héros (car de ses graves blessures, il ne conserve que quelques égratignures). Le film change alors de sens: c'est la société américaine qui est malade et Travis n'en est que le symptôme. En 1975, la guerre du Vietnam venait de se terminer et laissait sur le carreau de nombreux vétérans à jamais traumatisés. Travis qui a été Marine en fait partie. Le film est une analyse quasi-clinique de cet état de rage, d'hébétude et d'isolement qui non pris en charge peut dériver jusqu'à la folie. Il est aussi une critique de la manipulation des masses ignorantes par les hommes politiques, lesquels camouflent sous le "We, the people" et la défense de la nation la recherche de leurs intérêts personnels. Si Travis s'improvise justicier, c'est autant par besoin d'exister et d'agir que par désespoir vis à vis de l'action politique. Le sénateur Palantine (Leonard HARRIS) candidat à la présidentielle est d'ailleurs sa première cible.
"L'Atalante" comme "Zéro de conduite (1933)" sont des fulgurances poétiques puissamment charnelles et trempées du sceau de la révolte contre toutes les institutions bourgeoises. Un cinéma dérangeant qui fut censuré ou défiguré dès sa création avant d'être redécouvert après-guerre par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Jean VIGO a eu une influence déterminante sur François TRUFFAUT et le style des "Les Quatre cents coups (1959)" lui doit beaucoup. Il fallut toutefois attendre 1990 pour que "l'Atalante" soit restaurée dans un état proche de ce que voulait Jean VIGO grâce à la découverte miraculeuse d'une copie du film datant d'avant les remaniements imposés par les distributeurs.
Le scénario de "L'Atalante" n'avait au départ rien de sulfureux. Il s'agissait d'une oeuvre de commande par laquelle le producteur espérait offrir à Jean VIGO une seconde chance (après le sulfureux "Zéro de conduite") de faire reconnaître son talent auprès des professionnels du cinéma. Mais Vigo transforma le matériau convenu en quelque chose de profondément vivant et par là même, effrayant.
Effrayant est le mot qui convient de par les abîmes que Vigo fait découvrir au spectateur qu'ils soient de sensualité ou de noirceur, souvent à l'aide d'images poétiques flirtant avec le fantastique. Juliette (Dita PARLO) n'a jamais quitté son village mais rêve d'aventures et d'exotisme (comme les spectateurs qui allaient au cinéma pour s'évader de leur quotidien difficile alors que la crise des années trente frappait la France). Elle se marie donc avec Jean, un batelier (Jean DASTÉ) et embarque à bord de "L'Atalante", une péniche qui parcourt le réseau de la Seine. Le déchirement d'avec sa communauté d'origine est admirablement rendu, que ce soit au cours de la procession (qui ressemble plus à une veillée mortuaire qu'à une cérémonie de mariage) ou de l'embarquement (la noce verticale qui reste "plantée" à terre et s'oppose en tous points à la mariée qui parcourt la péniche à l'horizontale telle un fantôme). Mais cette vie est en réalité un nouvel enfermement lié au labeur de son mari mais encore plus, à sa jalousie. Déçue, elle se tourne d'abord vers l'extravagant père Jules (Michel SIMON) et son aura d'exotisme puis tombe sous le charme d'un camelot (Gilles MARGARITIS) qui lui fait miroiter les délices de la vie parisienne. Là encore, cela ne s'avère être qu'un mirage derrière lequel se cache la violence et la misère d'une société aliénée.
En même temps qu'il développe une critique sociale virulente, Jean VIGO célèbre en parallèle les joies de la chair avec tout autant de puissance. Car ce qui a été censuré en premier lieu, ce sont toutes les scènes jugées (à juste titre d'ailleurs) trop sensuelles et osées. Le père Jules est un personnage sulfureux dont la collection d'objets exotiques en tous genre comprend des portraits de femmes nues parfois dessinées à même la peau mais aussi des mains conservées dans le formol. La mise en scène suggère très bien son pouvoir de séduction sur Juliette par le rapprochement de leurs corps (notamment sur un lit) et l'exhibition des tatouages de ce dernier. Autres moments troubles, celui où Jean et Juliette qui se sont séparés rêvent l'un à l'autre dans leur lit en se livrant à des gestes autoérotiques (rien ne suscite plus le désir que le manque!) et celui où Jean plonge tout au fond de l'eau pour y retrouver l'image de sa bien-aimée accomplissant ainsi un rite de passage qui le fait basculer vers cet ailleurs dont rêve Juliette, celui du désir et non celui de la loi.
Savez-vous ce qu'est l'ijime? ("Intimidation") C'est le mot par lequel on désigne le rejet d'une brebis galeuse par la communauté au Japon. Le harcèlement scolaire en est la manifestation la plus typique. Ce fléau n'est pas spécifique au Japon mais dans ce pays il prend des formes particulièrement intenses et dramatiques. Deux raisons au moins à cela. D'abord l'omerta généralisée qui muselle les victimes et les empêche de trouver du secours (les adultes détournent le regard et les structures d'aides sont inexistantes). Ensuite la primauté du groupe sur l'individu propre aux sociétés confucéennes entretient cette culture du silence et de la honte. On peut également ajouter le poids du patriarcat et de la hiérarchie qui entretient un droit implicite à l'humiliation. Par conséquent le pays du soleil levant détient le record du nombre de suicides d'enfants et les homicides sont également parfois la seule issue à ce déferlement de haine.
"Silent Voice", film d'animation adapté du manga éponyme sorti en 2016 au Japon mais seulement aujourd'hui chez nous (et ne nous voilons pas la face, cela nous concerne aussi) brise un double tabou: celui de l'ijime et celui du handicap. Car la différence qui détonne sur l'homogénéité du groupe est l'élément déclencheur de l'ijime. Et l'handicap facteur d'exclusion sociale est particulièrement mal toléré au Japon.
Si cette œuvre s'attaque courageusement aux tares de la société japonaise c'est qu'il y a urgence. Elle fait l'état des lieux d'une société en crise dont le symptôme est le mal-être de sa jeunesse. Le récit se concentre sur deux personnages : Shoko, une jeune fille atteinte de surdité et Shoya, son camarade de classe turbulent qui est à l'origine de la persécution dont elle est victime au quotidien avant d'être à son tour ostracisé et martyrisé par le reste de la classe (qui l'utilise comme bouc-émissaire). Victime et bourreau sont des rôles sociaux réversibles derrière lesquels on remarque surtout la similitude des difficultés qui touchent les deux jeunes gens: isolement, faible estime de soi, famille fragile et défaillante. On observe que dans les deux cas le père, dépassé, a déserté le foyer (être une famille monoparentale au Japon, c'est aussi un handicap), la sœur n'est pas "dans les clous" (celle de Shoya a une petite fille métis et celle de Shoko est un garçon manqué qui sèche l'école pour tenter de pallier l'absence du père). Les jeunes qui gravitent autour d'eux ne sont pas mieux dans leur peau même s'ils sont loin d'être aussi creusés que les protagonistes principaux
A travers l'handicap de Shoko, le film traite aussi des immenses difficultés de communication qui plombent une société du non-dit ou le contact physique est prohibé. Un occidental peut également être agacé par l'aspect larmoyant du film, surtout à la fin (qui comporte quelques longueurs) mais là encore, c'est le fruit d'une société où la colère est interdite au nom de la préservation de l'harmonie du groupe. Le personnage transgressif de Ueno ne cesse d'agresser Shoko justement parce qu'elle passe son temps à s'excuser au lieu de se défendre (en plus du fait qu'elle est jalouse de sa relation avec Shoya). Voilà donc un film courageux et subtil qui mérite d'être découvert.
La discothèque où danse Tony Manero (John TRAVOLTA) s'appelle le "2001 Odyssey". Le passage culte où il s'élève jusqu'à la stratosphère sur la musique non moins culte des The BEE GEES (qui ont composé 5 titres pour le film, tous passés à la postérité) et les lumières psychédéliques du dancefloor n'en finit plus de retomber en pluie d'étoiles filantes sur la culture pop. A commencer par son king. Les pavés du clip "Billie Jean" qui s'illuminent quand Michael JACKSON pose le pied dessus ne sont-ils pas un hommage direct à cet autre extraterrestre de l'apesanteur que de son propre aveu, il admirait? Steven SPIELBERG dans ce merveilleux best of pop qu'est "Ready Player One (2018)" envoie le dancefloor de pavés lumineux multicolores valdinguer dans l'espace alors que le jeu vidéo de World of Warcraft à Fortnite s'est emparé à son tour du mythe (et de sa relecture par Quentin TARANTINO dans "Pulp Fiction (1993)" pour Fortnite).
Tony Manero ça résonne un peu comme Tony Montana et ce n'est pas surprenant. Certes, Brian De PALMA n'avait pas encore réalisé le remake de "Scarface (1983)" mais il avait fait débuter John TRAVOLTA dans "Carrie au bal du Diable (1976)" et d'autre part l'un des modèles d'identification de Tony est Al PACINO dans "Serpico (1973). Même si l'article sociologique sur les affrontements entre bandes de jeunes new-yorkais d'origine italienne, portoricaine ou afro-américaine à l'origine du film de John BADHAM s'est avéré complètement bidon, l'intrigue (et la danse) rappelle la guerre des gangs ethniques de "West side story (1960)". Et l'envie de s'arracher des bas-fonds pour tutoyer les étoiles grâce à un talent exceptionnel est une référence directe à "Rocky (1976)" de Sylvester STALLONE dont Tony a également le poster dans sa chambre. Si l'on subsistue le rap au disco, Détroit à New-York et l'usine au marchand de couleurs, on constate que "La Fièvre du samedi soir" préfigure "8 mile (2001)" avec EMINEM. En dépit de son emballage disco chatoyant (certains diront kitsch mais comparé à "Grease (1978)", "La Fièvre du samedi soir" est très sobre), c'est en effet un film assez sombre et déprimant sur une jeunesse défavorisée, inculte qui végète dans sa fange. La rencontre entre Tony et Stéphanie (Karen Lynn GORNEY) qui veut s'en sortir par tous les moyens (y compris peu recommandables mais le film ne porte pas de jugement et s'avère nuancé) aboutit à un fragile espoir. Le personnage de Tony, très Kéké bourrin au premier abord gagne beaucoup en maturité au cours du film (nourri par le drame personnel de l'acteur qui a perdu sa compagne sur le tournage).
Film d'une sublime beauté qui se caractérise notamment par son incroyable fluidité. La caméra opère par glissements si subtils que seuls les variations d'atmosphère permettent de distinguer le réalisme du fantastique. Les personnages eux-mêmes semblent en apesanteur lorsqu'ils passent dans l'au-delà. L'eau et la brume, les éclairages expressionnistes participent de cette impression d'irréalité teintée à la fois d'érotisme et de morbidité.
La mise en scène géniale épouse étroitement le propos et lui donne toute sa force. Le film commence par un travelling latéral de droite à gauche lourd de sens. Ce mouvement à contre-courant suggère que le parcours des personnages sera négatif, contre-nature. A l'inverse, le film se clôt sur le même travelling mais cette fois de gauche à droite suivi d'une élévation suggérant l'harmonie retrouvée.
A l'origine du déséquilibre, les passions vaniteuses de deux villageois du XVIeme siècle, Genjuro et Tobei son beau-frère. Tous deux veulent profiter de la guerre civile qui fait rage, l'un pour s'enrichir et l'autre pour se couvrir de gloire. Ils espèrent ainsi secrètement retrouver leur toute-puissance virile face à une épouse jugée trop soumise à la maternité pour Genjuro et trop autoritaire pour Tobei. Ils réaliseront leurs désirs au prix d'une terrible amputation puisque leurs épouses seront bien évidemment les victimes expiatoires de leurs rêves chimériques. A travers elles, c'est toute l'horreur du comportement viriliste qui est dénoncée, Kenji MIZOGUCHI se positionnant clairement du côté féminin.
Yôji YAMADA est peu connu en France. S'il a quand même réussi à se faire reconnaître en Europe, c'est grâce au festival de Berlin qui l'a récompensé pour sa carrière. En effet c'est un vétéran du cinéma nippon qui a réalisé près de 80 films!
En France on le situe dans la lignée de Yasujirô OZU en raison du caractère intimiste de ses films. "La maison au toit rouge" l'annonce dans son titre: l'essentiel de l'intrigue se situe entre les murs de cette maison construite en 1935 et détruite 10 ans plus tard lors des bombardements américains sur Tokyo. Cet aspect historique est très important dans le film qui traite de la grande Histoire (l'invasion de la Mandchourie, le sac de Nankin, l'Alliance avec le nazisme et enfin la guerre) par le biais de la petite histoire, celle de la famille qui habite sous ce fameux toit.
L'autre aspect très intéressant du film réside dans la pluralité de ses points de vue. Ce n'est pas celui de la famille qui nous est montré mais celui de leur servante, Taki. Ou plutôt des souvenirs qu'elle en garde, son récit étant rétrospectif. En montrant le travail de mémoire de Taki âgée et le regard critique de son jeune neveu sur le récit qu'elle est en train d'écrire, le film interroge de façon passionnante la notion d'autobiographie et la relation compliquée entre histoire et mémoire (qui ne peut être réduite à la dualité objectif-subjectif). Le cinéaste ajoute une troisième temporalité, celle qui suit la mort de Taki quand son neveu retrouve le fils de la famille bourgeoise qui vivait dans la maison au toit rouge et lui apporte la preuve de l'infidélité de sa mère.
L'histoire de cet adultère n'est pas aussi "classique" et "mélodramatique" que le prétendent les critiques. Yôji YAMADA redonne en effet du sens au mot transgression. La couleur du toit en est une, le comportement de la mère de famille japonaise qui subvertit son rôle social pour vivre sa passion en est l'illustration. La personnalité arty de l'amant qui est féminin jusqu'au bout des ongles, en est une autre (surtout dans le contexte militariste de l'époque). Et les émotions de la servante dont on ne sait par qui elle est le plus attirée (sa maîtresse, son amant, les deux?), encore une autre. Tout cela reste très pudique et feutré mais c'est bien le désir féminin qui est au centre du film, ce qui n'a rien de classique.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.