Autoportrait déguisée en portrait, objet d'art déguisé en documentaire qui annonce "Les Plages d Agnès" (2007), l'autofiction de "Jane B. par Agnès V." est tout cela à la fois.
"Je est un autre". Même si ce n'est pas Rimbaud qui est cité dans le film mais Verlaine, la célèbre phrase extraite de la "lettre du Voyant" illustre bien la relation gémellaire qui s'est établie entre Jane BIRKIN et Agnès VARDA de 18 ans son aînée. Les deux femmes se sont rencontrées à la suite de la sortie de "Sans toit ni loi" (1985) qui a bouleversé Jane BIRKIN. Varda aime bien placer un objet clé pour le sens du film au fond du champ. Dans "Jane B. par Agnès V.", il s'agit bien évidemment d'un miroir dans lequel se mire Jane et se reflète Varda, un miroir dont l'encadrement a été récupéré par cette dernière lors de son installation rue Daguerre dans les années 50. Il y a également d'autres miroirs, déformants ceux-là au début du film accompagnés de la voix-off de Varda qui annonce qu'elle va se mettre dans la peau de de l'actrice-chanteuse, l'habiter de ses rêveries, ses mythologies, ses histoires de cinéma, tout ce qu'elle a dans la tête, s'amuser à la déguiser. Et pour finir, elle parodie la non moins célèbre maxime surréaliste d'André Breton "Tu es belle comme la rencontre fortuite sur une table de montage d'un androgyne tonique et d'une Eve en pâte à modeler". Une antinomie révélatrice: Birkin, association de contraires devient la muse malléable de Varda-Pygmalion, comme elle l'a été auparavant pour les artistes masculins et son androgynie révèle en même temps l'androgyne qui se cache en elle (androgynie que l'on retrouve également dans leurs partenaires masculins chez Serge GAINSBOURG comme chez Jacques DEMY).
"Jane B. par Agnès V." se présente par ailleurs comme un portrait décousu, fragmenté, déconstructiviste, un puzzle, un "film-kaléidoscope" fonctionnant par associations d'idées (les références au surréalisme fourmillent dans le film) dans lequel chaque petit fragment renvoie à une ou plusieurs œuvres d'art. On y trouve pêle-mêle des références littéraires et poétiques, des tableaux vivants avec Jane BIRKIN en Vénus d'Urbain et en servante du Titien, en Maja vestida/desnuda, en Jeanne d'arc, en Ariane, des sculptures de corps féminins et de petits courts-métrages faisant se télescoper quelques genres et artistes emblématiques de l'histoire du cinéma de Laurel et Hardy rebaptisés "Maurel et Lardy" dans la boulangerie de "Daguerréotypes" (1975) à Marilyn et Calamity Jane/Jane et Tarzan en passant par le film noir (avec la participation de Philippe LÉOTARD) et la nouvelle vague (avec la participation de Jean-Pierre LÉAUD) sans oublier les clins d'oeils à Jacques DEMY avec un âne et un casino rappelle "La Baie des Anges" (1962). Au centre du film, un tableau-clé, "La Visite" de Paul Delvaux évoque le tabou de l'inceste et renvoie à la gestation à deux voix du sulfureux "Kung-Fu Master" (1987) dans lequel "Mary-Jane" alias Jane BIRKIN a une liaison avec Julien alias Mathieu DEMY, le fils alors adolescent de Agnès VARDA et de Jacques DEMY.
"Deux ans après", la suite de "Les Glaneurs et la glaneuse" (2000) ne devait être à l'origine qu'un simple bonus. Mais il est devenu un film à part entière parce qu'il s'est imposé comme une nécessité. Nécessité de répondre au courrier et aux cadeaux reçus, parfois en allant rendre visite à leurs auteurs. Nécessité ensuite de partager tous ces témoignages d'intérêt et d'affection avec les protagonistes du premier film dont c'est l'occasion de prendre des nouvelles. L'un d'entre eux est mort, d'autres sont sortis de la grande précarité mais la plupart continuent leur vie parallèle à celle de la société dominante sans faire de bruit, ou presque. Alain Fonteneau, le glaneur végétarien a marqué les esprits au point d'avoir eu son propre article dans Télérama et une passante prend la peine de s'arrêter pour lui dire qu'il donne envie aux autres de devenir meilleur. A l'image de la patate cœur emblématique du film, les actes de solidarité et de générosité sont en effet légion chez ces gens humbles considérés comme des déchets de la société et qui pourtant recèlent en eux des trésors d'humanité. Alain n'est pas le seul a avoir été médiatisé après le film mais pour François, l'homme aux bottes, cela s'est moins bien passé ensuite puisqu'il a connu une période d'internement pour troubles psychiatriques, un grand classique de l'arsenal normatif. Nécessité enfin pour Agnès VARDA qui se définit comme une "glaneuse d'images" d'analyser avec recul le sens que revêt son documentaire sur un plan personnel. Ses retrouvailles avec le glaneur psychanalyste Jean Laplanche sont l'occasion de s'interroger sur une discipline qui ramasse des mots que le patient laisse tomber sans y faire attention pour s'en servir comme autant d'entrées vers son inconscient. Les pommes de terre que Agnès VARDA laisse pourrir deviennent ainsi l'image de sa propre acceptation de la mort car du tubercule ratatiné surgissent les germes d'une vie nouvelle. Et Agnès VARDA de réaliser qu'elle a tourné une œuvre sur sa propre finitude identique à celle qu'elle avait réalisé lorsque Jacques DEMY était mourant, le magnifique "Jacquot de Nantes" (1991) avec les mêmes plans rapprochés à l'extrême des mains flétries et les cheveux fanés.
C'est avec "Les Glaneurs et la Glaneuse" qu'Agnès Varda a révélé son amour des patates au public. Et notamment des patates en forme de cœur, devenues le symbole de son film. En effet ce qu'elle nous présente comme une qualité poétique et affective est jugée comme une difformité par l'économie de marché qui régit nos sociétés. La patate cœur finit donc comme la pomme trop petite qui a pris un coup de soleil, les denrées comestibles périmées ou les objets frappés d'obsolescence programmée: jetée au rebut. Un gaspillage gigantesque aussi révoltant qu'absurde qui vaut aussi pour les hommes. Armée de son regard d'artiste engagée socialement et écologiquement ainsi que d'une caméra numérique qui lui permet un maximum de proximité avec les gens, Agnès Varda part fouiller les poubelles et les marges pour sortir de l'invisibilité les "grappilleurs", "récupérateurs" et autre "trouvailleurs" et les interroger sur leurs motivations. Certains glanent dans les champs ou sur les marchés pour survivre, d'autres transforment leurs trouvailles en œuvres d'art, d'autres encore récupèrent par sens éthique. Fragment par fragment, Agnès Varda compose un portrait cohérent d'une autre France que celle de la "start-up nation", une contre-société de l'ombre qui donne une seconde vie aux montagnes de déchets générés par le modèle dominant. De plus, elle donne sens à leurs valeurs et à leurs pratiques, les inscrit dans une histoire remontant au moyen-âge, une esthétique picturale (des glaneuses de Millet aux œuvres fabriquées avec des matériaux de récupération), une sociologie diversifiée (jeunes et moins jeunes SDF, gitans, ferrailleurs, chefs-cuisiniers, salariés, ex-étudiant en biologie qui donne gratuitement des cours d'alphabétisation aux migrants du foyer Sonacotra qui l'héberge) et même un cadre juridique avec un avocat qui récite les articles du code civil encadrant la pratique du glanage. Par delà ce portrait de la France underground, elle dresse son propre autoportrait d'artiste confrontée au vieillissement et à la perspective de la mort: "Quand on est dans son vieillissement, on va vers son propre déchet."
"Cette réalité des camps, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable pour ceux qui la subissent, c’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes.
Ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois, ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, aucune description, aucune image ne peut leur rendre leur vraie dimension". Comment en effet parler et montrer, comment témoigner et transmettre ce qui relève d'une expérience indicible et infilmable, une expérience du passé non digérée au présent. Voilà le défi auquel le réalisateur Alain RESNAIS et le scénariste Jean CAYROL se sont confrontés en tentant de représenter par le biais de l'art le "passé qui ne passe pas" par la voie du documentaire avec "Nuit et brouillard" (1956) et de la fiction avec "Muriel ou le temps d un retour" (1962). Il faut dire que les deux hommes sont contemporains de la seconde guerre mondiale et de la guerre d'Algérie, deux événements traumatiques ayant accouchés de mémoires douloureuses et conflictuelles qui ont été pour la plupart longtemps étouffées par la censure (celle de l'Etat mais aussi celle de la conscience qui pour continuer à vivre s'est scindée en refoulant ce qui était insupportable).
"Nuit et Brouillard" bien qu'étant à l'origine une commande est un film puissant et poétique qui témoigne de l'état d'esprit et du niveau de connaissances de 1955 sur l'univers des camps de la mort nazis, dix ans seulement après la fin de la guerre. L'époque est alors favorable à la célébration des héros de la Résistance et "Nuit et Brouillard" déroge d'autant moins à la règle que Jean CAYROL le scénariste est lui-même un ancien résistant déporté à Mauthausen. Le sujet du documentaire porte donc sur les conditions effroyables de vie et de travail de ces camps "de la mort lente". En revanche la spécificité de la déportation raciale n'est pas dégagée car elle n'était tout simplement pas reconnue à l'époque. Peu de déportés juifs étaient revenus des camps comparativement aux résistants. De plus, leurs témoignages n'étaient pas entendus. Pour que la mémoire juive émerge dans l'histoire, il faudra le procès Eichmann et plus tardivement encore, le documentaire-choc de Claude LANZMANN, "Shoah" (1985), qui analyse la spécificité de la déportation raciale. Elle se distingue de l'univers concentrationnaire en ce que la mort y est immédiate à l'arrivée et que tout est fait pour qu'elle ne laisse pas de traces. Contrairement à Alain RESNAIS qui filme des vestiges en couleur au milieu d'archives en noir et blanc en s'interrogeant sur leur pouvoir d'évocation du passé, Claude LANZMANN ne montre que le vide, le néant, les prairies dénuées de traces des épouvantables crimes qui s'y déroulèrent ou bien des ruines méconnaissables. Il parie en effet sur la puissance du témoignage seul pour ressusciter le passé. Certains historiens préfèrent d'ailleurs le terme de "centres de mise à mort" plutôt que de camps pour qualifier les lieux où étaient envoyés les juifs d'Europe, distincts des camps de concentration hormis dans le cas de Lublin-Majdanek et d'Auschwitz-Birkenau. Ce dernier, souvent évoqué dans "Nuit et Brouillard" est particulier car il est au croisement des deux logiques: Auschwitz I (là où se trouvait l'enseigne "Arbeit macht frei", l'hôpital, la prison) était un camp de concentration alors que Birkenau combinait la concentration et l'extermination. Cette imbrication de logiques différentes explique également la confusion qui règne dans "Nuit et Brouillard" qui évoque par moments (mais sans le dire explicitement) l'extermination des juifs au milieu des autres activités du camp (expériences médicales, travail forcé). Enfin, "Nuit et Brouillard" est également célèbre pour l'image censurée du gendarme surveillant le camp de Pithiviers. Cette censure témoignait à l'époque du refus de la France d'admettre sa participation aux crimes des nazis durant la seconde guerre mondiale. Un déni qui n'a pris fin qu'avec le discours de Jacques Chirac en 1995.
"Van Gogh" est un film novateur qui a fait date en recevant plusieurs prix. Il s'agit en effet d'un des premiers films consacré à la peinture. Alain RESNAIS qui réalisait une œuvre de commande a fait des choix de mise en scène qu'il a repris dans les films ultérieurs sur les peintres et qui ont profondément marqué le cinéma et la télévision. Ses plans resserrés semblent plonger dans la matière même des tableaux. Le montage très soigné établit des connexions et une cohérence entre les œuvres tandis que les mouvements de caméra animent les toiles d'une vie propre. Néanmoins les œuvres ne sont pas montrées pour elles-mêmes mais comme un support illustrant la vie du peintre. C'est la voix du narrateur qui leur donne un sens, celui de la quête d'absolu du peintre qui le mena jusqu'à la folie et au suicide. Quant au choix du noir et blanc, Alain RESNAIS le justifie ainsi: "Ce noir et blanc m'intéressait parce qu'il m'offrait le moyen d'unifier le film indépendamment de son contenu. Comme les tableaux n'étaient pas choisi en fonction de leur chronologie, cela me permettait une libre exploration spatiale, un voyage dans le tableau, sans souci d'une hétérogénéité que m'aurait imposée la couleur. J'avais toujours voulu tenter cette sorte de déplacement à l’intérieur d'un matériau plastique qui me laisserait toute liberté de montage. Il s'agissait de savoir si des arbres peints, des maisons peintes pouvaient grâce au montage remplir dans le récit le rôle des objets réels et si, dans ce cas, il était possible de substituer pour le spectateur le monde intérieur d'un artiste au monde tel que le révèle la photographie."
On peut néanmoins faire le reproche à ce type de documentaire de détourner les œuvres de leur sens premier pour les utiliser comme support d'une biographie. Même si quelques influences sont citées dans le film (celle des estampes japonaises notamment) à aucun moment les œuvres ne sont étudiées pour elles-mêmes ni même contextualisées.
Alain RESNAIS est considéré comme un pionnier en matière de documentaire sur l'art. Entre "Van Gogh" (1948), "Guernica" (1950) et "Les statues meurent aussi" (1953), il a réalisé un documentaire contemplatif et réflexif sur la vie et l'œuvre de Paul Gauguin. Le film se compose de plans plus ou moins rapprochés sur ses tableaux illustrés par un texte lu par Jean SERVAIS. Celui-ci est censé provenir du journal de Gauguin mais une partie a été écrite exprès pour le film. Inutile de préciser qu'en 12 minutes, il est impossible de tout dire et que le film développe donc un angle d'attaque précis, celui de l'artiste maudit, rejeté de son siècle et de son milieu, prix à payer pour établir un lien plus véridique avec le monde qui l'entoure et avec lui-même.
Tout d'abord le premier carton souligne que Gauguin n'était pas connu de son vivant, hormis de quelques initiés. Ensuite qu'il tout quitté (emploi, famille, amis, domicile) pour se consacrer entièrement à son art. Le prix à payer pour être libre et en harmonie avec lui-même étant le déracinement, la misère et la solitude. L'aspect sacrificiel de son choix est mis en évidence à travers ses peintures christiques alors que sa recherche d'authenticité est mise en lumière à travers un parcours artistique et géographique qui le mène de Paris à un village de pêcheurs bretons puis à Tahiti. En Bretagne, Gauguin qui vit au milieu des paysans s'attache déjà à renouer avec la part sauvage et primitive de son être: "quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture". L'accomplissement de son art à Tahiti consume ses dernières forces: " Vaincu par la misère et la maladie, usé par la lutte sans merci que j'ai entreprise j'ai de telles souffrances qu'il m'est impossible de faire aucun travail soutenu. Si je ne peux plus jamais peindre moi qui n'est plus que ça, ni femme ni enfant, la mort n'est-elle pas cent fois préférable ?"
"Si les cinq faces du Pentagone te paraissent imprenables, attaque par la sixième" (proverbe zen). C'est par cet adage que s'ouvre le film documentaire de Chris MARKER consacré à la marche antimilitariste de Washington du 21 octobre 1967 contre la guerre du Vietnam, adage qui lui donne aussi son titre. Quelle est donc cette mystérieuse et invisible sixième face du Pentagone qui serait aussi son point faible?
Plusieurs réponses possibles:
- La désobéissance civile non-violente qui caractérise les agissements des manifestants: marche pacifique sur le Pentagone, sit-in, destruction par le feu de livrets militaires (ce qui pouvait valoir à leurs propriétaires cinq ans de prison). A plusieurs reprises, Chris MARKER montre le désarroi des soldats chargés de protéger le Pentagone face à cette marée humaine désarmée qu'ils ne savent pas gérer autrement que par la répression violente. On entend d'ailleurs un manifestant dire à un soldat "et tu as peur, mon gros". Chris MARKER insiste également sur la diversité des manifestants majoritairement composés d'étudiants dont les idées vont de "Gandhi à Fidel Castro" mais qui comprend aussi des apolitiques et des néo-nazis pro-guerre venus faire leur propagande ("Gazez les viets", "Tuez tous les cocos" etc.)
- Le quatrième pouvoir, celui des journalistes américains comme étrangers laissés en roue libre. On ne le mesure pas toujours mais la guerre du Vietnam a été médiatisée sans le filtre du contrôle étatique sur les images qui étaient produites et retransmises à la télévision (qui était alors le principal media d'information des américains). Par conséquent les médias ont enregistré et retransmis tout ce qu'ils voyaient, tout ce à quoi ils assistaient, sans être mis à l'écart ou repoussés hors du champ des événements, sans que leur matériel soit confisqué et sans que la censure ne s'abatte sur leur travail. Ils ont pu ainsi rendre compte de la la montée des contestations aux USA parallèlement à l'enlisement du conflit et à l'incapacité du gouvernement à trouver une issue. Ils ont également fait connaître à l'opinion publique la réalité du terrain au Vietnam, exactions américaines comprises. La comparaison avec la première guerre du Golfe où les seules images qui ont filtré dans les médias étaient les "frappes chirurgicales" au service de la propagande de la "guerre propre" avec "zéro morts" montre que depuis, l'Etat a verrouillé la communication en temps de guerre.
-Enfin Chris MARKER ne se contente pas d'enregistrer ce qu'il voit de la manière la plus réaliste et la plus prenante possible pour en conserver la mémoire. En tant qu'antimilitariste convaincu, il prend parti pour les contestataires et fait de son film un manifeste de résistance à l'oppression illustré par les saisissantes photographies de Marc Riboud montrant une jeune fille donnant une fleur à la rangée de soldats qui pointent leurs fusils sur elle et plusieurs slogans tels que "Si vous donnez tous les pouvoirs aux militaires pour vous défendre, qui vous défendra des militaires?"
"Taxi Téhéran" est un formidable témoignage du paradoxe dans lequel est plongé le cinéma iranien. D'un côté il existe dans ce pays une tradition d'éducation à l'image particulièrement poussée qui a fait éclore de grands cinéastes régulièrement primés dans les festivals. De l'autre, l'oppression du régime islamique sur le cinéma est très forte, imposant à l'ensemble du processus de création un code moral extrêmement contraignant et faisant peser sur les cinéastes comme sur le reste de la société une lourde chape de répression.
L'oppression subie par la société iranienne est plus que palpable dans "Taxi Téhéran". Il s'agit en effet d'un film réalisé clandestinement par un cinéaste, Jafar PANAHI qui depuis 2010 n'a plus le droit de réaliser des films, de donner des interviews et de quitter son pays. Face à ce verdict intolérable, Jafar PANAHI a choisi de résister pour ne pas se laisser détruire. Dans "Taxi Téhéran", il s'improvise chauffeur de taxi collectif afin de tromper les autorités mais aussi parce que l'habitacle du véhicule, intermédiaire entre public et privé est un espace de contact et de discussion idéal où la liberté est préservée. L'oppression du régime est évoquée également à la fin du film quand l'avocate Nasrin Sotoudeh spécialiste des droits de l'homme elle aussi interdite d'exercice de son métier monte à bord du véhicule pour donner des nouvelles de l'héroïne d'un ancien film de Jafar PANAHI, "Hors jeu" (2006) qui s'intéressait aux femmes qui bravent l'interdiction de se rendre dans un stade.
Car même s'il se nourrit d'une importante matière documentaire, "Taxi Téhéran" n'en est pas un. Plus exactement, il joue beaucoup sur la frontière ténue entre fiction et réalité. Ainsi on apprend assez vite que les clients du taxi sont en fait des acteurs non professionnels (dont l'anonymat a été préservé pour des raisons de sécurité). L'un d'entre eux démasque en effet le cinéaste et dévoile aussi le dispositif fictionnel du film. Cette volonté de transparence vis à vis du spectateur appuie le discours du film qui oppose les visées moralisatrices du régime à la responsabilité individuelle de juger du bien et du mal à travers le processus de création filmique. L'Etat définit des normes moralisatrices pour l'ensemble de la société qui s'appliquent également aux films "diffusables". Jafar PANAHI effectue une remarquable mise en abyme. Sa nièce munie de sa propre petite caméra doit réaliser un film selon ces normes. Elle se retrouve face à un petit voleur qu'elle essaye de moraliser pour fabriquer un héros positif recevable par les autorités islamiques. Bien entendu il refuse de rendre ce qu'il a pris et évoque pour sa défense les injustices sociales qui brouillent les frontières entre le bien et le mal. Il ne peut le faire que parce qu'il est filmé par Jafar PANAHI qui montre une réalité sociale là où sa nièce doit fabriquer de toutes pièces la fiction que veulent les autorités.
"Makala" est le troisième long-métrage de Emmanuel GRAS, un jeune réalisateur français formé en tant qu'opérateur à l'institut Louis Lumière et plutôt engagé à l'extrême-gauche (d'où les thématiques très sociales de ses films). C'est en tant que chef opérateur qu'il s'est rendu en RDC (République démocratique du Congo) pour y tourner deux documentaires pour le cinéaste flamand Bram Van Paesschen en 2008 et 2010. Il découvre à cette occasion la région du Katanga où se situe "Makala" et le travail de forçat des charbonniers, arrimés à leurs vélos surchargés de sacs de charbon de bois qu'ils vont vendre en ville après l'avoir fabriqué artisanalement. L'idée de "Makala" (qui signifie en swahili "charbon de bois") était née. Restait à l'incarner. C'est en faisant des repérages pour le film que Emmanuel GRAS rencontra son personnage principal Kabwita Kasongo. Un contrat tacite fut scellé entre eux: en échange de sa participation au film, Kabwita recevrait une aide financière du réalisateur pour construire sa maison.
Le résultat est un film documentaire puissant, d'une grande beauté esthétique et dont les parti-pris radicaux interrogent. Ainsi Emmanuel GRAS choisit de s'effacer pour faire corps avec son personnage et ne jamais le lâcher. En résulte une immersion réussie dans son quotidien laborieux qui fait penser à la manière de filmer de Luc DARDENNE et de Jean-Pierre DARDENNE (et également à celle des films expérimentaux de GUS VAN SANT). Le spectateur éprouve les sensations de ce jeune homme qui déploie des efforts physiques surhumains pour arracher à la nature et à la société les moyens de sa subsistance. Le tout sur un rythme lent, contemplatif très éloigné de notre société de la vitesse et lié en partie à l'absence de moyens technologiques pour accélérer les processus de fabrication et de transport. Mais le cadre resserré isole Kabwita de son environnement ce qui nous coupe du contexte africain où l'homme est inséparable de sa communauté. On objectera qu'il s'agit d'un regard d'occidental (individualiste donc) sur l'Afrique et que Emmanuel GRAS a déclaré qu'il avait voulu faire une oeuvre de cinéaste plus que de documentariste. On peut également objecter que le contexte politique et social dans lequel vit Kabwita se devine à travers son parcours solitaire. Les conditions de vie misérables qui contraignent à de lourdes tâches physiques usant prématurément le corps, la démographie galopante et la déforestation, la corruption qui gangrène le pays, l'absence d'Etat pour assurer l'ordre et goudronner les routes défoncées, le pillage des ressources du pays par les grandes puissances tout cela est évoqué à un moment ou à un autre que ce soit par la vision fugitive d'une mine à ciel ouvert (sans doute exploitée par des chinois) ou du racket dont est victime Kabwita lorsqu'il veut entrer dans la ville. Mais la vision selon moi la plus puissante du film est celle de ces énormes camions fonçant sur la route et menaçant à chaque instant l'entreprise (voire la vie) de la fragile embarcation du héros. Plus qu'à Sisyphe auquel on l'a beaucoup comparé, il m'a fait penser à David contre Goliath ou au pot de terre contre le pot de fer. Et le message final que fait passer le réalisateur à savoir la non prise en compte du prix de la sueur renvoie aussi à la sous-estimation du travail manuel chez nous.
"A propos de Nice" est le premier film tourné par Jean Vigo peu après sa rencontre avec le chef opérateur Boris Kaufman, frère du cinéaste russe Dziga Vertov, le théoricien de la caméra-œil. Il s'agit par conséquent moins d'un documentaire sur la ville de Nice qu'un "point de vue documenté" iconoclaste. La personnalité cinématographique de Vigo nous explose à la figure dès ce premier film au caractère expérimental affirmé (ralentis, plans tarabiscotés, jump-cuts etc.) Un bouillonnement créatif au service de ses thèmes de prédilection. D'une part la chair, qu'elle soit dénudée (Vigo est un cinéaste de la peau) ou en mouvement (les ralentis en contre-plongée sur les jeunes filles qui dansent juchées sur les chars du carnaval sont particulièrement fascinants). De l'autre les inégalités sociales criantes opposant les quartiers populaires du vieux Nice et la promenade des anglais bourgeoise filmées avec beaucoup de crudité. Le film est muet mais il est accompagné par l'accordéoniste Marc Perrone.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.