"L'île au trésor" est un film documentaire de Guillaume BRAC qui est fondé sur le même principe que celui de l'UE, "L'unité dans la diversité". L'unité, c'est celle d'un lieu, l'île des loisirs de Cergy Pontoise et d'un temps, la période estivale, parenthèse "enchantée" où les vacanciers se libèrent (relativement) des contraintes sociales qui pèsent le reste du temps sur eux. C'est d'ailleurs ce qui a fait dire à Guillaume BRAC qu'il avait filmé "la banlieue sans la banlieue". L'île fonctionne d'ailleurs comme un refuge bien au delà de ceux qui cherchent à s'évader de leur bitume quotidien. Elle accueille aussi soit en tant qu'usager, soit en tant qu'employé de vrais réfugiés dont la vie était menacée dans leur pays d'origine. Elle fonctionne aussi comme une "usine à fantasmes" où chacun projette son imaginaire, un imaginaire que réussit remarquablement à capter Guillaume BRAC avec un art du montage remarquable qui renforce la cohésion du film. La question qui l'innerve est la suivante: quelle marge de manœuvre reste-t-il pour la liberté humaine dans un monde hyper contrôlé et hyper aménagé? Guillaume BRAC oppose tant visuellement que narrativement des personnages épris de liberté et d'aventures (il va jusqu'à filmer en plan serré certaines parties de l'île comme s'il s'agissait d'une nature sauvage) aux clôtures et portillons qui entourent l'espace de loisirs, ainsi qu'aux règlements et à leurs gardiens. Il filme des enfants cherchant des astuces pour entrer en fraude, des adolescents qui sautent dans l'eau depuis le pont dès que les vigiles ont le dos tourné, des jeunes employés qui jouent au chat et à la souris dans le parc avec les veilleurs de nuit, un baigneur qui se souvient d'une sortie scolaire dans son enfance dans un milieu qui n'était pas encore aménagé et qui regrette sa transformation en Lunapark. C'est pourquoi en dépit de la très grande variété (générationnelle, ethnique et sociale) des intervenants et de la manière de les capter (certains par le témoignage face caméra, d'autres par la voix off, d'autres par des scènes de jeux partagés autour de la drague ou de la négociation prises sur le vif où la caméra semble invisible), en dépit de la variété des aspects de l'île (certaines parties très bétonnées et contrôlées, d'autres abandonnées et retournées à l'état de nature) le film est irrigué tout entier par la nostalgie de l'enfance vue comme un Eden dont l'île est la métaphore.
Agnès Varda et Harrison Ford sur le tournage de "L'Univers de Jacques Demy".
Troisième et dernier volet de la trilogie que Agnès Varda a consacré à son époux, Jacques Demy décédé en 1990, "L'Univers de Jacques Demy" est le pendant documentaire de "Jacquot de Nantes" qui est une fiction (Agnès Varda avait au départ imaginé plutôt un diptyque qu'une trilogie ce qui correspondait mieux à sa personnalité hybride). Il s'agit d'une visite guidée de la filmographie de Jacques Demy non en fonction de leur ordre chronologique (certes le premier film évoqué est "Lola" mais le deuxième est en fait son dernier, "Trois places pour le 26") mais en fonction des liens qui les unissent (le troisième film évoqué, "Peau d'Ane" est relié à "Trois places pour le 26" par la question de l'inceste, le quatrième "L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune" est relié à "Peau d'Ane" par une scène où Catherine Deneuve sort un plat du four etc.) Le film, émaillé d'entretiens avec Jacques Demy à diverses époques de sa vie, des membres de sa famille (sa sœur qui évoque son désir d'apprendre tout au long de sa vie, ses enfants et Agnès Varda bien entendu), d'amis cinéastes (Bertrand Tavernier, Claude Berri), de collaborateurs, de biographes, de fans etc. évoque aussi son enfance et la naissance de sa vocation de cinéaste. On y découvre également les excroissances internationales de la carrière du cinéaste avec d'une part sa carrière hollywoodienne avortée à la fin des années 60 à cause de l'échec de "Model Shop" (qu'il rebaptise avec humour "Model Flop") qui lui a cependant permis de rencontrer un jeune acteur alors inconnu dont il voulait faire une star et qui n'était autre que Harrison Ford (son amitié avec Jacques Demy est aussi méconnue que les liens de ce dernier avec Jim Morrison, le leader des Doors que l'on aperçoit sur le tournage de "Peau d'Ane"). Aux antipodes, le documentaire évoque également son aventure japonaise avec l'adaptation du manga "La Rose de Versailles" en 1978 sous le titre "Lady Oscar" à l'époque où les mangas n'étaient pas exportés en France (et donc pas traduits). Comme pour "Les Demoiselles ont 25 ans", Agnès Varda mélange les images d'archives et des images tournées exprès pour le film ce qui donne à l'ensemble un aspect patchwork comme le sera plus tard "Les Plages d'Agnès".
La devise du film, "Le souvenir du bonheur c'est peut-être encore du bonheur" fait écho à la célèbre phrase du premier film de Jacques Demy où Lola disait que "Vouloir le bonheur c'est peut-être déjà le bonheur". Deuxième des trois films que Agnès Varda a consacré à la mémoire de son époux Jacques Demy disparu en 1990 après "Jacquot de Nantes" (1991) et avant "L'univers de Jacques Demy" (1995), "Les Demoiselles ont eu 25 ans" se réfère au film le plus heureux (à tous les sens du terme) du cinéaste, "Les Demoiselles de Rochefort" tourné en 1966. A l'occasion des 25 ans de la sortie du film, la ville de Rochefort a organisé une fête en son honneur qui a permis à Agnès Varda de retrouver d'anciens figurants (motards, élèves, passants) et de leur demander quelle empreinte le film a laissé sur eux. Elle interroge également les membres de l'équipe toujours en vie en 1992 et s'étant déplacé à Rochefort comme Catherine Deneuve (visiblement très émue de revenir sur les traces de sa sœur disparue de laquelle elle s'était rapprochée pendant le tournage), Jacques Perrin ou Michel Legrand. A ce travail d'investigation, elle mêle des séquences de making-of qu'elle avait réalisées pendant le tournage du film en 1966 et où ceux qui avaient déjà disparus en 1992 (Jacques Demy mais aussi Françoise Dorléac) réapparaissent miraculeusement avant que leur mémoire ne soit honorée par les plaques de rue que la ville inaugure en 1992. Passé et présent, histoire et mémoire se mêlent donc inextricablement le temps d'un documentaire hybride (comme Agnès Varda) à la fois rayonnant et nostalgique.
Ce passionnant documentaire diffusé en 2018 sur ARTE et disponible en DVD brise l'idée reçue sexiste selon laquelle "L'homme créé, la femme procréé" et analyse les mécanismes sociaux et culturels qui ont entraîné la raréfaction et l'invisibilisation des femmes dans le deuxième art. La sculpture occidentale est le fruit d'une société patriarcale qui a donc défini dès l'antiquité le rôle passif de la femme dans l'art. Celle-ci devait se cantonner à un rôle de muse ou de modèle c'est à dire d'inspiratrice, le créateur étant forcément masculin. Le judéo-christianisme en identifiant le divin au père a encore davantage ancré dans les mentalités cette répartition des rôles au point que des œuvres parfois très connues créées par des femmes ont été attribuées à des hommes ou bien sont longtemps restées dénuées de "paternité" et pour cause puisque le patriarcat est également inscrit dans le langage et que celui-ci structure la pensée. Enfin les préjugés liés aux différences biologiques ont décrété que la sculpture était une technique artistique trop "physique" pour les femmes ce qui s'est avéré être une absurdité.
A ce conditionnement mental, il faut ajouter une discrimination sociale qui s'est doublée au XIX° d'une discrimination juridique avec le code Napoléon à la suite duquel les femmes ont été interdites aux Beaux-Arts. Le poids des moeurs catholiques a joué un rôle important dans cette interdiction. Même lorsque les femmes ont été admises aux Beaux-Arts en 1897 à la suite de l'action d'une sculptrice, Hélène Bertaux, il est resté compliqué pour une femme artiste (non mariée la plupart du temps ou veuve) de croquer des nus masculins ou de gagner le prix de Rome qui impliquait d'aller séjourner à la villa Médicis au milieu des hommes. Enfin un préjugé tenace tendait à ne pas prendre les femmes au sérieux, leur activité artistique étant considérée comme un simple passe-temps.
Enfin, le film analyse également comment l'histoire écrite par les hommes a effacé les femmes artistes, leurs œuvres sombrant dans l'oubli ou étant attribuées à des artistes masculins. Il fait donc un travail considérable de réécriture historique pour redonner aux femmes leur juste place dans la création artistique. Il ne se contente pas de sortir des noms de l'oubli mais il les resitue dans leur contexte historique par ordre chronologique et analyse en détail plusieurs œuvres fascinantes dont voici quelques exemples:
- Le bas relief de Joseph et la femme de Putiphar de Properzia de' Rossi conservé dans la basilique de San Petronio à Bologne est une œuvre du XVI° de la plus ancienne sculptrice dont le nom ait été conservé grâce à Giorgio Vasari. On y voit une femme qui tente de retenir l'homme qu'elle désire pour l'entraîner dans son lit: une expression particulièrement directe du désir féminin libéré de toute entrave!
- La Pythie qui se niche dans le foyer de l'opéra Garnier est une œuvre de Adèle d'Affry qui pour échapper aux préjugés liés au genre a tout comme George Sand signé ses œuvres d'un nom masculin, Marcello.
- La gracieuse et androgyne Psyché sous l'empire du mystère de Hélène Bertaux bouleverse la représentation du corps féminin longtemps accaparée par les hommes tout comme l'expression du désir.
- Camille Claudel est l'une des rares sculptrices aujourd'hui célèbre mais ses œuvres n'ont pas atteint le degré de notoriété de celles de Rodin. Elles se caractérisent par leur déséquilibre qui exprime bien son tourment intérieur, notamment la poignante sculpture de l'âge mur où elle voit partir pour toujours l'homme qu'elle aime.
- Enfin les monumentales nanas colorées de Niki de Saint Phalle ont valeur de manifeste histoire de donner aux femmes la visibilité dont elles ont été privées dans l'espace public.
Autoportrait déguisée en portrait, objet d'art déguisé en documentaire qui annonce "Les Plages d Agnès" (2007), l'autofiction de "Jane B. par Agnès V." est tout cela à la fois.
"Je est un autre". Même si ce n'est pas Rimbaud qui est cité dans le film mais Verlaine, la célèbre phrase extraite de la "lettre du Voyant" illustre bien la relation gémellaire qui s'est établie entre Jane BIRKIN et Agnès VARDA de 18 ans son aînée. Les deux femmes se sont rencontrées à la suite de la sortie de "Sans toit ni loi" (1985) qui a bouleversé Jane BIRKIN. Varda aime bien placer un objet clé pour le sens du film au fond du champ. Dans "Jane B. par Agnès V.", il s'agit bien évidemment d'un miroir dans lequel se mire Jane et se reflète Varda, un miroir dont l'encadrement a été récupéré par cette dernière lors de son installation rue Daguerre dans les années 50. Il y a également d'autres miroirs, déformants ceux-là au début du film accompagnés de la voix-off de Varda qui annonce qu'elle va se mettre dans la peau de de l'actrice-chanteuse, l'habiter de ses rêveries, ses mythologies, ses histoires de cinéma, tout ce qu'elle a dans la tête, s'amuser à la déguiser. Et pour finir, elle parodie la non moins célèbre maxime surréaliste d'André Breton "Tu es belle comme la rencontre fortuite sur une table de montage d'un androgyne tonique et d'une Eve en pâte à modeler". Une antinomie révélatrice: Birkin, association de contraires devient la muse malléable de Varda-Pygmalion, comme elle l'a été auparavant pour les artistes masculins et son androgynie révèle en même temps l'androgyne qui se cache en elle (androgynie que l'on retrouve également dans leurs partenaires masculins chez Serge GAINSBOURG comme chez Jacques DEMY).
"Jane B. par Agnès V." se présente par ailleurs comme un portrait décousu, fragmenté, déconstructiviste, un puzzle, un "film-kaléidoscope" fonctionnant par associations d'idées (les références au surréalisme fourmillent dans le film) dans lequel chaque petit fragment renvoie à une ou plusieurs œuvres d'art. On y trouve pêle-mêle des références littéraires et poétiques, des tableaux vivants avec Jane BIRKIN en Vénus d'Urbain et en servante du Titien, en Maja vestida/desnuda, en Jeanne d'arc, en Ariane, des sculptures de corps féminins et de petits courts-métrages faisant se télescoper quelques genres et artistes emblématiques de l'histoire du cinéma de Laurel et Hardy rebaptisés "Maurel et Lardy" dans la boulangerie de "Daguerréotypes" (1975) à Marilyn et Calamity Jane/Jane et Tarzan en passant par le film noir (avec la participation de Philippe LÉOTARD) et la nouvelle vague (avec la participation de Jean-Pierre LÉAUD) sans oublier les clins d'oeils à Jacques DEMY avec un âne et un casino rappelle "La Baie des Anges" (1962). Au centre du film, un tableau-clé, "La Visite" de Paul Delvaux évoque le tabou de l'inceste et renvoie à la gestation à deux voix du sulfureux "Kung-Fu Master" (1987) dans lequel "Mary-Jane" alias Jane BIRKIN a une liaison avec Julien alias Mathieu DEMY, le fils alors adolescent de Agnès VARDA et de Jacques DEMY.
"Deux ans après", la suite de "Les Glaneurs et la glaneuse" (2000) ne devait être à l'origine qu'un simple bonus. Mais il est devenu un film à part entière parce qu'il s'est imposé comme une nécessité. Nécessité de répondre au courrier et aux cadeaux reçus, parfois en allant rendre visite à leurs auteurs. Nécessité ensuite de partager tous ces témoignages d'intérêt et d'affection avec les protagonistes du premier film dont c'est l'occasion de prendre des nouvelles. L'un d'entre eux est mort, d'autres sont sortis de la grande précarité mais la plupart continuent leur vie parallèle à celle de la société dominante sans faire de bruit, ou presque. Alain Fonteneau, le glaneur végétarien a marqué les esprits au point d'avoir eu son propre article dans Télérama et une passante prend la peine de s'arrêter pour lui dire qu'il donne envie aux autres de devenir meilleur. A l'image de la patate cœur emblématique du film, les actes de solidarité et de générosité sont en effet légion chez ces gens humbles considérés comme des déchets de la société et qui pourtant recèlent en eux des trésors d'humanité. Alain n'est pas le seul a avoir été médiatisé après le film mais pour François, l'homme aux bottes, cela s'est moins bien passé ensuite puisqu'il a connu une période d'internement pour troubles psychiatriques, un grand classique de l'arsenal normatif. Nécessité enfin pour Agnès VARDA qui se définit comme une "glaneuse d'images" d'analyser avec recul le sens que revêt son documentaire sur un plan personnel. Ses retrouvailles avec le glaneur psychanalyste Jean Laplanche sont l'occasion de s'interroger sur une discipline qui ramasse des mots que le patient laisse tomber sans y faire attention pour s'en servir comme autant d'entrées vers son inconscient. Les pommes de terre que Agnès VARDA laisse pourrir deviennent ainsi l'image de sa propre acceptation de la mort car du tubercule ratatiné surgissent les germes d'une vie nouvelle. Et Agnès VARDA de réaliser qu'elle a tourné une œuvre sur sa propre finitude identique à celle qu'elle avait réalisé lorsque Jacques DEMY était mourant, le magnifique "Jacquot de Nantes" (1991) avec les mêmes plans rapprochés à l'extrême des mains flétries et les cheveux fanés.
C'est avec "Les Glaneurs et la Glaneuse" qu'Agnès Varda a révélé son amour des patates au public. Et notamment des patates en forme de cœur, devenues le symbole de son film. En effet ce qu'elle nous présente comme une qualité poétique et affective est jugée comme une difformité par l'économie de marché qui régit nos sociétés. La patate cœur finit donc comme la pomme trop petite qui a pris un coup de soleil, les denrées comestibles périmées ou les objets frappés d'obsolescence programmée: jetée au rebut. Un gaspillage gigantesque aussi révoltant qu'absurde qui vaut aussi pour les hommes. Armée de son regard d'artiste engagée socialement et écologiquement ainsi que d'une caméra numérique qui lui permet un maximum de proximité avec les gens, Agnès Varda part fouiller les poubelles et les marges pour sortir de l'invisibilité les "grappilleurs", "récupérateurs" et autre "trouvailleurs" et les interroger sur leurs motivations. Certains glanent dans les champs ou sur les marchés pour survivre, d'autres transforment leurs trouvailles en œuvres d'art, d'autres encore récupèrent par sens éthique. Fragment par fragment, Agnès Varda compose un portrait cohérent d'une autre France que celle de la "start-up nation", une contre-société de l'ombre qui donne une seconde vie aux montagnes de déchets générés par le modèle dominant. De plus, elle donne sens à leurs valeurs et à leurs pratiques, les inscrit dans une histoire remontant au moyen-âge, une esthétique picturale (des glaneuses de Millet aux œuvres fabriquées avec des matériaux de récupération), une sociologie diversifiée (jeunes et moins jeunes SDF, gitans, ferrailleurs, chefs-cuisiniers, salariés, ex-étudiant en biologie qui donne gratuitement des cours d'alphabétisation aux migrants du foyer Sonacotra qui l'héberge) et même un cadre juridique avec un avocat qui récite les articles du code civil encadrant la pratique du glanage. Par delà ce portrait de la France underground, elle dresse son propre autoportrait d'artiste confrontée au vieillissement et à la perspective de la mort: "Quand on est dans son vieillissement, on va vers son propre déchet."
"Cette réalité des camps, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable pour ceux qui la subissent, c’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes.
Ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois, ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sauvette, où le sommeil même était une menace, aucune description, aucune image ne peut leur rendre leur vraie dimension". Comment en effet parler et montrer, comment témoigner et transmettre ce qui relève d'une expérience indicible et infilmable, une expérience du passé non digérée au présent. Voilà le défi auquel le réalisateur Alain RESNAIS et le scénariste Jean CAYROL se sont confrontés en tentant de représenter par le biais de l'art le "passé qui ne passe pas" par la voie du documentaire avec "Nuit et brouillard" (1956) et de la fiction avec "Muriel ou le temps d un retour" (1962). Il faut dire que les deux hommes sont contemporains de la seconde guerre mondiale et de la guerre d'Algérie, deux événements traumatiques ayant accouchés de mémoires douloureuses et conflictuelles qui ont été pour la plupart longtemps étouffées par la censure (celle de l'Etat mais aussi celle de la conscience qui pour continuer à vivre s'est scindée en refoulant ce qui était insupportable).
"Nuit et Brouillard" bien qu'étant à l'origine une commande est un film puissant et poétique qui témoigne de l'état d'esprit et du niveau de connaissances de 1955 sur l'univers des camps de la mort nazis, dix ans seulement après la fin de la guerre. L'époque est alors favorable à la célébration des héros de la Résistance et "Nuit et Brouillard" déroge d'autant moins à la règle que Jean CAYROL le scénariste est lui-même un ancien résistant déporté à Mauthausen. Le sujet du documentaire porte donc sur les conditions effroyables de vie et de travail de ces camps "de la mort lente". En revanche la spécificité de la déportation raciale n'est pas dégagée car elle n'était tout simplement pas reconnue à l'époque. Peu de déportés juifs étaient revenus des camps comparativement aux résistants. De plus, leurs témoignages n'étaient pas entendus. Pour que la mémoire juive émerge dans l'histoire, il faudra le procès Eichmann et plus tardivement encore, le documentaire-choc de Claude LANZMANN, "Shoah" (1985), qui analyse la spécificité de la déportation raciale. Elle se distingue de l'univers concentrationnaire en ce que la mort y est immédiate à l'arrivée et que tout est fait pour qu'elle ne laisse pas de traces. Contrairement à Alain RESNAIS qui filme des vestiges en couleur au milieu d'archives en noir et blanc en s'interrogeant sur leur pouvoir d'évocation du passé, Claude LANZMANN ne montre que le vide, le néant, les prairies dénuées de traces des épouvantables crimes qui s'y déroulèrent ou bien des ruines méconnaissables. Il parie en effet sur la puissance du témoignage seul pour ressusciter le passé. Certains historiens préfèrent d'ailleurs le terme de "centres de mise à mort" plutôt que de camps pour qualifier les lieux où étaient envoyés les juifs d'Europe, distincts des camps de concentration hormis dans le cas de Lublin-Majdanek et d'Auschwitz-Birkenau. Ce dernier, souvent évoqué dans "Nuit et Brouillard" est particulier car il est au croisement des deux logiques: Auschwitz I (là où se trouvait l'enseigne "Arbeit macht frei", l'hôpital, la prison) était un camp de concentration alors que Birkenau combinait la concentration et l'extermination. Cette imbrication de logiques différentes explique également la confusion qui règne dans "Nuit et Brouillard" qui évoque par moments (mais sans le dire explicitement) l'extermination des juifs au milieu des autres activités du camp (expériences médicales, travail forcé). Enfin, "Nuit et Brouillard" est également célèbre pour l'image censurée du gendarme surveillant le camp de Pithiviers. Cette censure témoignait à l'époque du refus de la France d'admettre sa participation aux crimes des nazis durant la seconde guerre mondiale. Un déni qui n'a pris fin qu'avec le discours de Jacques Chirac en 1995.
"Van Gogh" est un film novateur qui a fait date en recevant plusieurs prix. Il s'agit en effet d'un des premiers films consacré à la peinture. Alain RESNAIS qui réalisait une œuvre de commande a fait des choix de mise en scène qu'il a repris dans les films ultérieurs sur les peintres et qui ont profondément marqué le cinéma et la télévision. Ses plans resserrés semblent plonger dans la matière même des tableaux. Le montage très soigné établit des connexions et une cohérence entre les œuvres tandis que les mouvements de caméra animent les toiles d'une vie propre. Néanmoins les œuvres ne sont pas montrées pour elles-mêmes mais comme un support illustrant la vie du peintre. C'est la voix du narrateur qui leur donne un sens, celui de la quête d'absolu du peintre qui le mena jusqu'à la folie et au suicide. Quant au choix du noir et blanc, Alain RESNAIS le justifie ainsi: "Ce noir et blanc m'intéressait parce qu'il m'offrait le moyen d'unifier le film indépendamment de son contenu. Comme les tableaux n'étaient pas choisi en fonction de leur chronologie, cela me permettait une libre exploration spatiale, un voyage dans le tableau, sans souci d'une hétérogénéité que m'aurait imposée la couleur. J'avais toujours voulu tenter cette sorte de déplacement à l’intérieur d'un matériau plastique qui me laisserait toute liberté de montage. Il s'agissait de savoir si des arbres peints, des maisons peintes pouvaient grâce au montage remplir dans le récit le rôle des objets réels et si, dans ce cas, il était possible de substituer pour le spectateur le monde intérieur d'un artiste au monde tel que le révèle la photographie."
On peut néanmoins faire le reproche à ce type de documentaire de détourner les œuvres de leur sens premier pour les utiliser comme support d'une biographie. Même si quelques influences sont citées dans le film (celle des estampes japonaises notamment) à aucun moment les œuvres ne sont étudiées pour elles-mêmes ni même contextualisées.
Alain RESNAIS est considéré comme un pionnier en matière de documentaire sur l'art. Entre "Van Gogh" (1948), "Guernica" (1950) et "Les statues meurent aussi" (1953), il a réalisé un documentaire contemplatif et réflexif sur la vie et l'œuvre de Paul Gauguin. Le film se compose de plans plus ou moins rapprochés sur ses tableaux illustrés par un texte lu par Jean SERVAIS. Celui-ci est censé provenir du journal de Gauguin mais une partie a été écrite exprès pour le film. Inutile de préciser qu'en 12 minutes, il est impossible de tout dire et que le film développe donc un angle d'attaque précis, celui de l'artiste maudit, rejeté de son siècle et de son milieu, prix à payer pour établir un lien plus véridique avec le monde qui l'entoure et avec lui-même.
Tout d'abord le premier carton souligne que Gauguin n'était pas connu de son vivant, hormis de quelques initiés. Ensuite qu'il tout quitté (emploi, famille, amis, domicile) pour se consacrer entièrement à son art. Le prix à payer pour être libre et en harmonie avec lui-même étant le déracinement, la misère et la solitude. L'aspect sacrificiel de son choix est mis en évidence à travers ses peintures christiques alors que sa recherche d'authenticité est mise en lumière à travers un parcours artistique et géographique qui le mène de Paris à un village de pêcheurs bretons puis à Tahiti. En Bretagne, Gauguin qui vit au milieu des paysans s'attache déjà à renouer avec la part sauvage et primitive de son être: "quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture". L'accomplissement de son art à Tahiti consume ses dernières forces: " Vaincu par la misère et la maladie, usé par la lutte sans merci que j'ai entreprise j'ai de telles souffrances qu'il m'est impossible de faire aucun travail soutenu. Si je ne peux plus jamais peindre moi qui n'est plus que ça, ni femme ni enfant, la mort n'est-elle pas cent fois préférable ?"
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.