"Elle s'appelle Sabine" est un film-choc qui ne peut laisser personne indifférent. Il est fondé sur un avant/après poignant et c'est d'ailleurs sa raison d'être. Si Sandrine BONNAIRE n'avait pas filmé sa sœur en pleine possession de ses moyens, elle n'aurait pu montrer ensuite avec une telle force les dégâts physiques et psychologiques causés par les cinq années d'hôpital psychiatrique dans lequel elle a été interné entre l'âge de 27 et de 32 ans. A travers ce portrait sensible et pudique, Sandrine BONNAIRE témoigne de la tragédie vécue par de nombreux autistes français et leurs familles:
- Une méconnaissance abyssale de l'autisme qui se prolonge d'ailleurs dans les nombreux articles consacrés au film que j'ai pu lire où l'on évoque celui-ci comme une "maladie" ce qu'il n'est certainement pas! Sabine n'a été diagnostiquée qu'à l'âge de 32 ans alors que si elle l'avait été précocement, elle aurait pu avoir une tout autre vie. Beaucoup d'autistes ont vécu ou vivent encore une "errance diagnostique" qui peut se prolonger durant des années voire des dizaines d'années.
- Une prise en charge inadaptée et nocive liée autant à l'ignorance qu'au manque de moyens. Face au comportement de plus en plus violent de Sabine lié à des changements brutaux dans sa vie particulièrement insupportable pour un autiste (départ de ses frères et sœurs, mort du frère aîné, déménagement), sa famille dépassée et mal conseillée, décide de la placer en hôpital psychiatrique qui la considérant "malade", la mettent sous camisole chimique, sa dégradation très rapide n'étant considérée que comme la progression de sa soi-disant "maladie". La belle jeune fille talentueuse et pleine de vie qui ressemble tant à sa sœur Sandrine hormis le regard un peu perdu dans le vide et le rictus d'angoisse au coin de la bouche (sans parler d'un passage où l'on dénote son incompréhension du second degré) ressort de cet endroit défigurée par la trentaine de kilos pris durant son internement et métamorphosée en débile mentale, criant, mordant, bavant et se faisant dessus, lobotomisée par les médocs comme Jack NICHOLSON dans "Vol au-dessus d un nid de coucou" (1975).*
- Une reconstruction lente et difficile dans une structure qui n'a pu ouvrir que grâce à l'aide d'un médecin et la notoriété de Sandrine BONNAIRE. Une façon de mesurer la gravité du problème est de se dire que si la propre sœur d'une célèbre actrice a été massacrée à ce point, qu'en est-il alors pour les autres?
* D'où la très grande similitude avec le sort de Janet Frame raconté par Jane CAMPION qui n'a été sauvée de la lobotomie que par la sortie de son premier livre. Sabine n'a pas eu cette chance car ses dons sont restés confidentiels et il est très douloureux de l'entendre jouer à la perfection un morceau de Bach dans les images d'archives puis laborieusement quand elle a 38 ans.
La première expérience de Fernand Deligny avec le cinéma a lieu avec François TRUFFAUT qui était alors en train de tourner "Les Quatre cents coups" (1959). Embauché en tant que conseiller, Deligny suggère de supprimer la scène où une psychologue interroge Antoine Doinel (c'est finalement Truffaut lui-même qui s'en charge) et c'est Deligny qui a également l'idée de la fugue finale.
Rien que ce préambule permet de cerner Fernand Deligny. Un spécialiste de l'enfance difficile se plaçant délibérément en marge des institutions, révolté par le traitement que la société leur réserve. Il hait en particulier l'enfermement que ce soit pour les délinquants ou pour les autistes. D'ailleurs son film documentaire "Le moindre Geste" dans lequel son équipe accompagne le cheminement d'un jeune adulte autiste, Yves, commence par un gros plan sur un fait divers dans un journal intitulé "le bœuf libre" qui raconte comment un bœuf épris de liberté s'est échappé des abattoirs de la Villette pour déambuler dans les rues de Paris. Le ton est donné d'emblée. Car Deligny tout au long de sa vie fera en sorte de sortir des jeunes jugés irrécupérables, inéducables des institutions dans lesquelles ils sont enfermés pour les emmener avec lui et ses amis dans la nature (bois de Vincennes, Vercors ou ici, Cévennes) hors de tout cadre institué, sans financement, ni "éducateurs" ni "spécialistes"*. Les délinquants sont invités à partager la vie des habitants, retaper les maisons, cultiver la terre. Les autistes sont quant eux invités à "habiter l'espace" ce qui est après tout la quintessence du cinéma. "Le moindre geste" offre donc un espace de liberté à Yves, "fou à délier" ^^ que les experts ont traité de "débile profond". Sur la trame d'un vague canevas scénaristique tiré du fait divers du bœuf enfui de l'abattoir, tombé dans un trou puis retrouvé et ramené à la maison, il peut sortir de la case dans laquelle il était enfermé, arpenter le paysage, toucher, regarder, sentir et tenter d'agir sur le monde en répétant souvent les mêmes gestes, en alignant les objets, en lançant des cailloux. On observe d'ailleurs à cette occasion les difficultés psychomotrices des autistes, Yves ne parvenant pas à faire un nœud ni à attacher deux branches en croix malgré ses multiples tentatives ce qui finit par le mettre en rage. Sa voix hors-champ, enregistrée le soir sur un magnétophone et en décalage avec les images est également pataude, décousue, répétant souvent les mêmes mots, les mêmes phrases comme des mantras. Elle singe les discours des différentes autorités et crache sur l'expérience invivable de l'asile. Cette désynchronisation bien que d'origine technique contribue à accentuer la sensation de déconnexion des autistes d'avec le langage comme outil de communication. En revanche la bande-son est particulièrement riche et travaillée tout comme l'image qui met l'accent sur ces détails dont les autistes sont si friands (par exemple elle suit le trajet d'une fourmi).
La réalisation du film fut laborieuse, le tournage dura trois ans de 1962 à 1965 et s'arrêta faute d'argent. Il fallut attendre 1969-1970 pour que le film soit monté et en 1971 il fut projeté à Cannes où seules deux personnes ne quittèrent pas la salle.
* En cela le film est très proche de "Hors Normes" (2019) de Philippe TOLEDANO et Olivier NAKACHE qui relate une expérience comparable en ce qu'elle se construit en dehors des cadres institutionnels et est basée sur l'intuition que le premier besoin des autistes est d'aller s'aérer.
"L'arrivée d'un train en gare de la Ciotat" est l'un des films* les plus célèbres des frères Lumière au point de véhiculer sa propre légende selon laquelle les spectateurs auraient été effrayés par le train fonçant sur eux et auraient paniqués (selon d'autres versions, ils auraient simplement sursautés ^^)**. L'art de la composition photographique en mouvement est ici tellement éclatant qu'il génère involontairement les prémisses de la grammaire cinématographique dont s'empareront 15 ans plus tard les premiers grands cinéastes américains. Citons l'utilisation spectaculaire de la profondeur de champ qui fait une entrée fracassante dans l'histoire du cinéma par le choix d'un cadrage en diagonale avec un point de fuite vers la droite, mais aussi la succession de plans de plus en plus rapprochés liés au mouvement du train ainsi que l'utilisation du hors-champ puisque la locomotive finit par passer derrière la caméra (celle-ci restant fixe) sans parler des mouvements des voyageurs qui ne cessent d'entrer et de sortir du cadre tandis que les nuages de vapeur qui envahissent le cadre quelques instants renforcent l'effet réaliste. Comme le dit très justement un internaute sur Allociné " Bien qu'il ne dure que soixante secondes, ce film dure l'éternité, et oui car il y a là plus que la simple arrivée d'un train, il faut voir l’apparition d'un art. De notre art."
On peut également souligner l'intérêt documentaire du film qui nous montre l'un des symboles de la révolution industrielle incarnant la modernité et la vitesse alors que l'automobile et l'aviation n'en étaient encore qu'à leurs balbutiements.
* A cause de l'usure très rapide des négatifs de l'époque, le film existe en plusieurs versions.
** Selon les historiens du cinéma, le film ne fait pas partie des 10 qui furent projetés en décembre 1895, il l'aurait été le mois suivant donc en janvier 1896.
Une invention est rarement le fruit du génie d'un seul homme mais plutôt le résultat d'une chaîne d'innovations, celui qui parvient à la rendre décisive passant à la postérité. La paternité du premier film de l'histoire du cinéma est le reflet de la rivalité entre Thomas EDISON et Louis LUMIÈRE, chacun revendiquant l'invention du cinéma. Les historiens s'accordent aujourd'hui à accorder la primauté de la réalisation de films à William Kennedy Laurie Dickson, l'ingénieur électricien de Thomas EDISON qui en a tourné 70 entre 1891 et 1895. "La sortie de l'usine Lumière à Lyon" n'est donc pas le premier film de l'histoire du cinéma mais le premier film Lumière de l'histoire du cinéma. En revanche ce sont bien les célèbres frères qui ont les premiers eu l'idée de projeter au public les films qu'ils avaient tournés en spectacle collectif grâce à leur cinématographe qui était à la fois une caméra, une tireuse et une visionneuse alors que les images tournées par Dickson à l'aide d'une caméra appelée kinétographe ne pouvaient être vues qu'individuellement dans un appareil appelé kinétoscope à travers un œilleton (un peu comme avec un microscope, un télescope ou une paire de jumelles).
"La sortie de l'usine Lumière à Lyon" (usine de plaques photographiques) est typique de l'art cinématographique tel que l'ont conçu les Lumière. De même que Georges MÉLIÈS a naturellement glissé du spectacle de magie vers les effets spéciaux, les Lumière sont passés de la photographie au documentaire. Un art documentaire composé de vues photographiques animées filmées en caméra fixe. Autrement dit l'art des Lumière passe par le choix du cadre et de l'angle de prise de vue ainsi bien sûr que de tous les éléments qui vont se déplacer à l'intérieur de ce cadre (sans parler de la lumière, cruciale pour impressionner suffisamment la pellicule). Car les Lumière sont aussi sans le savoir des "directeurs d'acteurs", en demandant à leurs ouvriers de se partir vers la droite ou vers la gauche une fois la porte franchie. Bien sûr tout cela restait embryonnaire et il ne faut pas oublier que les Lumière ne croyaient pas en la pérennisation de leur invention.
Un autre aspect intéressant de ce film c'est qu'il existe en trois versions (une quatrième a été tournée deux ans plus tard, en 1897). Ceux qui pensent que le "remake" est une invention des studios hollywoodiens ont tout faux ^^^. Néanmoins les raisons de ces multiples versions étaient très différentes d'aujourd'hui, elles étaient avant tout liées à des considérations techniques. Les trois versions se ressemblent beaucoup mais on peut s'amuser à relever les quelques différences, par exemple la version la plus complète où la porte se referme, celle qui ne comporte pas de voiture à cheval et surtout la première où les ouvriers sont en tenue de travail se distingue des deux autres "rejouées" par les costumes du dimanche qu'ils portent.
Il ne fait pas bon de naître avec un trouble du spectre autistique en France. Pour les parents et leurs enfants, c'est la double peine: diagnostics tardifs ou erronés, exclusion scolaire et sociale, prise en charge contre-productive à base de culpabilisation des parents, de traitements médicamenteux abrutissants et d'enfermement psychiatrique, mise à l'écart des parents à qui on retire leurs enfants à la moindre contestation dessinent les contours d'un pays intolérant et maltraitant, condamné par l'ONU et cinq fois par le Conseil de l'Europe pour ses graves manquements. Le quatrième plan autisme d'Emmanuel Macron est à lui seul un aveu de l'échec de tous ceux qui ont précédé. Avec son documentaire choc qui a lancé un si gros pavé dans la mare qu'il a été censuré pendant deux ans avant d'être réhabilité par la cour d'appel de Douai en janvier 2014, Sophie Robert explique les raisons de ce scandale spécifiquement français. En effet elle y dénonce l'emprise de la psychanalyse (qu'elle soit d'obédience freudienne ou lacanienne) sur la psychiatrie mais aussi le médico-social et la justice alors même que cette discipline s'est avérée incapable d'aider efficacement les autistes. Alors que quasiment partout ailleurs dans le monde elle a été abandonnée au profit de thérapies cognitives et comportementales qui ont démontré leur efficacité dans la diminution des troubles autistiques, en France, elle a conservé toute son influence pour le plus grand malheur des autistes et de leurs familles.
Non seulement la psychanalyse s'avère inefficace dans le traitement de l'autisme mais (et c'est cela qui a fait grincer les dents), la réalisatrice révèle certains des postulats idéologiques patriarcaux, sexistes et phallocrates qui la sous-tendent. Elle n'est pas la première à le faire. Alice Miller par exemple avait dénoncé les raisonnements de Freud qui projetait sur l'enfant les pulsions sexuelles et mortifères des adultes dans son complexe d'Œdipe. Outre cette érotisation qui déplace la culpabilité sur l'enfant (dans le complexe d'Œdipe, c'est lui qui désire l'adulte et cherche à le séduire), la démonisation des femmes y atteint un degré délirant, celles-ci étant accusées par leurs mauvais comportements d'être à l'origine de l'autisme de leurs enfants. De façon implacable, Sophie Robert traduit le jargon fumeux de ses interlocuteurs psychanalystes pour les placer face à leurs préjugés et leurs contradictions. Ainsi selon eux, une mère ne doit être ni trop froide (sinon c'est la mère-frigo de Bettelheim soi-disant responsable de l'autisme) ni trop chaude (sinon c'est l'inceste, uniquement envisagé envers son fils, les filles n'étant pas prises en considération et l'inceste père-fille, minimisé), elle doit être "suffisamment bonne" (dixit Winnicott). Ce que recouvre le mot "suffisamment" laisse perplexe étant donné la vision tordue que ces "professionnels" ont de l'amour maternel, transformé en désir érotique voire en désir de dévoration (c'est la "mère-crocodile" de Lacan contre laquelle il faut se défendre de peur d'être absorbé par elle. Pas étonnant qu'il ait fait une fixette sur l'origine du monde). Quant au père, il est lui aussi mis en accusation s'il n'a pas joué "suffisamment" son rôle symbolique qui est de séparer l'enfant de la mère. La distinction binaire entre la mère "nature" (forcément mauvaise) et le père porteur de "culture" est une véritable justification idéologique à la domination du pater familias sur la mère et au-delà sur la nature avec les dégâts que l'on sait.
"Le Cerveau d'Hugo" diffusé pour la première fois sur France 2 puis multi rediffusé est un documentaire de référence à la fois sur le syndrome d'Asperger et sur le retard considérable pris par la France dans sa prise en charge. Son originalité consiste à mêler des témoignages d'autistes asperger (enfants, adolescents et adultes) avec ou sans leurs parents, des images d'archive et une reconstitution fictionnelle du parcours d'un jeune autiste, Hugo (Thomas COUMANS) de sa naissance à l'âge adulte.
"Vous pouvez avoir un prix Nobel et ne pas savoir dire bonjour de façon socialement adaptée. Ce sont deux facultés distinctes." L'incompréhension face à l'autisme asperger est en partie lié à ce développement fragmenté avec des secteurs de surdouance et d'autres complètement atrophiés. "Il est brillant mais très immature" est un verdict souvent appliqué aux asperger. Le domaine des interactions sociales n'est en effet pas acquis de façon innée comme il peut l'être pour les non-autistes. Parfois cette discordance est si extrême que la personne est complètement murée en elle-même et qu'il lui faut une véritable "kinésithérapie du cerveau" pour qu'elle puisse s'ouvrir au monde et partager son univers intérieur le plus souvent très riche avec les autres. Mais encore faut-il diagnostiquer correctement la nature des troubles autistiques et proposer un traitement adapté. Or la France s'est fourvoyée dans une grille de lecture erronée en considérant l'autisme comme un trouble d'origine psychologique dont les parents seraient responsables. Par conséquent la prise en charge s'est avérée catastrophique avec une multitude de faux diagnostics, des parents livrés à eux-mêmes et culpabilisés et des enfants dont on ne savait pas quoi faire et qui ont passé des années enfermés à l'hôpital psychiatrique alors qu'ils n'avaient rien à y faire. La toute-puissance de la psychanalyse en France a été un facteur déterminant de cette déroute généralisée et explique encore aujourd'hui les réticences à admettre la validité des recherches américaines qui ont prouvé que l'autisme est d'origine biologique et s'explique par une construction et un fonctionnement du cerveau différent de la norme. Un cerveau qui n'aurait pas fait suffisamment le "tri" dans ses connexions neuronales et par conséquent est rapidement submergé par les stimulations sensorielles du monde extérieur tant elles lui parviennent amplifiées et dans leurs moindres détails. Pour un Asperger, le monde est une jungle pleine de bruit et de fureur qui le stresse intensément et dont il sort la plupart du temps épuisé. Quand aux relations avec les neurotypiques, elles sont empreintes de difficultés. Comme l'être humain se fie aux apparences et rejette ce qu'il ne connaît pas ou ne comprend pas, il prend la plupart du temps l'asperger pour un "triso" débile profond à cause de sa posture un peu raide, de son visage un peu figé, de ses yeux fuyants (le contact visuel comme physique est souvent compliqué), de ses stéréotypies comportementales qui l'aident à apaiser ses angoisses (se balancer, agiter les mains comme des ailes de papillon, se frapper les joues, aligner des objets, parler tout seul etc.) L'expérience de l'Asperger à l'école oscille entre la solitude et le harcèlement et à l'âge adulte, l'acquisition de l'autonomie, l'insertion professionnelle et la possibilité de fonder une famille sont autant de défis à relever. Enfin l'intérêt restreint de l'autiste asperger pour un domaine particulier dans lequel il excelle (dans le film c'est le piano et on rappelle de nombreux cas de musiciens ou de scientifiques célèbres qui avaient des traits autistiques marqués comme Glenn Gould et Albert Einstein) peut lui permettre d'atteindre la reconnaissance de ses pairs. Mais c'est aussi un problème car l'Asperger a tendance à s'y enfermer comme dans un bocal puisqu'il le maîtrise et donc s'y sent bien (d'où le goût de nombreux asperger pour le monde sous-marin et pour l'espace, l'un d'eux dit d'ailleurs qu'il se sent comme un "martien chez les neurotypiques"). Son hyper spécialisation dont il peut parler pendant des heures ennuie l'autre sans qu'il s'en rendre compte la plupart du temps.
Premier court-métrage de Agnès VARDA et deuxième film après "La Pointe courte" (1954), "O Saisons, O Châteaux" comme son titre rimbaldien l'indique est une promenade patrimoniale poétique, architecturale et historique consacrée aux châteaux de la Loire. En 1957, réaliser un film de commande était pour un grand cinéaste l'occasion de jouer avec le thème imposé souvent peu ludique au départ. Alain RESNAIS qui vivait dans le même quartier que Agnès VARDA et avait effectué le montage de son premier film s'était amusé pareillement avec "Le chant du styrène" (1958) à partir d'une commande des usines Péchiney. Thème a priori peu propice à la poésie, l'ode au plastique commençait pourtant par un tonitruant "O temps, suspend ton bol" ^^. "O Saisons, O Châteaux" s'inscrit dans le même état d'esprit. La narratrice est Danièle DELORME qui dresse quelques jalons chronologiques permettant de comprendre le rôle historique et l'évolution de ces châteaux mais régulièrement, le film s'écarte des sentiers balisés pour s'intéresser aux gardiens actuels du patrimoine (héritiers, jardiniers etc.), aux fonctions décoratives des châteaux (notamment pour les photos de mode), aux reconstitutions filmées, à la nature qui les environne, aux animaux qui s'y abritent bref à tout ce qui peut les animer, les rendre vivants. Les extraits de poèmes (écrits par Pierre de Ronsard, Charles d’Orléans, François Villon et Clément Marot) qui ponctuent le film sont lus par Antoine BOURSEILLER (futur père de Rosalie VARDA, la fille de Agnès VARDA).
Il fut un temps oùJean-Luc GODARD ne fermait pas la porte àAgnès VARDA. Où même, il la célébrait. Ainsi à propos de son court-métrage sur la Riviera "Du côté de la côte" réalisé en 1958, il disait " Journal d’une femme d’esprit, quand elle vadrouille entre Nice et Saint-Tropez, d’où elle nous envoie une carte-postale par plan pour répondre à son ami Chris Marker. (…) Je n’oublierai jamais le merveilleux panoramique aller-retour qui suit une branche d’arbre tordue sur le sable pour aboutir aux espadrilles rouges et bleues d’Adam et d’Ève." (Les Cahiers du Cinéma n° 92, février 1959)
Le père de Agnès VARDA était grec, fondateurs de Nikaia (Nice), Antipolis (Antibes), Massilia (Marseille) et Agathé (Agde mais on sort un peu du sujet puisque l'administration française l'a placée du côté du Languedoc-Roussillon et non de la région PACA). Agnès Varda affectionnait les plages. "La Baie des Anges" (1962) était par ailleurs le deuxième film de son mari,Jacques DEMY. Par un savant télescopage qui ressemble à une association d'idées chère au surréalisme, elle évoque dans ce film de commande (on est dans le contexte des 30 Glorieuses) divers aspects contrastés du littoral azuréen en 1958: le carnaval et autres vestiges grecs, les vieux paysans et leurs animaux, derniers témoins d'une société traditionnelle en voie d'extinction, les hôtels de luxe, témoins du développement touristique de la Riviera au XIX° auprès d'une clientèle fortunée internationale, notamment artistique (peintres, écrivains etc.), leurs héritiers à l'image couchée sur papier glacé ou pellicule photographique (Brigitte Bardot, Bardot, Brigitte Bejo, Bejo ^^), le tourisme de masse de la seconde moitié du XX° siècle avec ses plages bondées et ses tentes au milieu des arbres. Mais comme dans la plupart de ses films, Agnès VARDAmélange cet aspect documentaire avec une rêverie poétique où la côte d'Azur devient celle d'Adam, un jardin d'Eden que les touristes recherchent mais qui en sont séparés par des grilles infranchissables.
Suite de "Délits flagrants" (1994), "Dixième chambre, instants d'audience" réalisé 10 ans plus tard se situe dans un décor unique, celui d'un tribunal de correctionnelle où comparaissent 12 prévenus, soit libres, soit détenus (ils n'occupent pas le même espace dans la salle). Michèle BERNARD-REQUIN qui était substitut du procureur dans "Délits flagrants" (1994) est devenue juge et préside la dixième chambre du tribunal de Paris où
sont jugés les affaires relevant de la correctionnelle (d'où le titre du film). Raymond DEPARDON a placé deux caméras filmant en plans fixe à tour de rôle la présidente, les avocats, les accusés et parfois les parties civiles. En dépit de l'aspect répétitif de ce dispositif, émerge de ce petit théâtre de la justice ordinaire des éclats de vérité comme le témoignage glaçant d'une victime du harcèlement de son ex qui minimise les faits et semble bien sous tous rapports. Ce passage qui tranche avec nombre d'affaires tragi-comiques abordées dans le film (autour de la conduite en état d'ivresse ou de la taille d'une lame d'Opinel par exemple) souligne la minimisation des violences conjugales par la société française. D'autre part on observe également l'impuissance de cette justice vis à vis des personnes en situation irrégulière. Elle cherche à faire appliquer le droit mais se retrouve face à des illettrés sans état civil ni nationalité identifiable, interdits du territoire français mais qui y sont toujours ne sachant où aller.
En hommage à Michèle BERNARD-REQUIN décédée le 14 décembre 2019, j'ai revu le premier film où elle est apparue, "Délits flagrants" de Raymond DEPARDON. Il s'agit du premier documentaire réalisé dans l'enceinte du Palais de Justice de Paris en 1994. 14 prévenus (sur 86 filmés) venus de la Préfecture de police située juste en face (les deux bâtiments communiquent via de longs couloirs souterrains filmés par le réalisateur) se succèdent devant 3 substituts du procureur (Michèle BERNARD-REQUIN est la seule femme parmi les 3) qui leur exposent les motifs de leur arrestation en flagrant délit (de vol avec ou sans violence, d'escroquerie, d'outrage à agent, de coups et blessures, de dégradation de biens ou encore de séjour illégal sur le sol français). Après consultation du dossier du prévenu (notamment pour savoir s'il est récidiviste ou non) et écoute de ses explications, le substitut décide soit d'une comparution immédiate devant un tribunal correctionnel soit d'une remise en liberté avec suivi judiciaire et convocation pour une comparution ultérieure. On voit également brièvement deux autres maillons de la procédure judiciaire, l'un avant le passage chez le substitut auprès d'une conseillère à la personne et l'autre après chez un avocat commis d'office. Tous deux servent à compléter le portrait de l'une des prévenues, "Muriel Lefèvre" (les noms ont été changés) qui donne des versions différentes de ses actes selon son interlocuteur en se contredisant ainsi qu'à étoffer la documentation sur le fonctionnement de la justice.
Le documentaire de Raymond DEPARDON qui privilégie la caméra fixe et le plan séquence trouve le ton juste, à la fois à bonne distance et à hauteur d'homme. A travers la procédure judiciaire il dresse un portrait de l'envers de la société française où règnent le chômage, l'exclusion, la précarité, la drogue, l'alcool, le SIDA, la prostitution, l'émigration clandestine. Il montre aussi que les quelques fils de bonne famille venus s'égarer dans cette cour des miracles bénéficient de plus d'indulgence que les étrangers pauvres.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.