Documentaire retraçant la vie et la carrière de Jacques DEMY, le film de Florence PLATARETS et de son scénariste Frederic BONNAUD a pour principal atout la richesse de ses images d'archives dont certaines paraît-il sont inédites. Il faut dire que le film est produit par les enfants de Jacques DEMY et Agnes VARDA qui sont les dépositaires de l'héritage du couple de cinéastes. Beaucoup d'interviews d'époque du principal intéressé et de quelques uns de ses acteurs et actrices, Catherine DENEUVE, Jean MARAIS ou Marie-France PISIER. Mais une restitution chronologique, scolaire, qui ne propose pas de point de vue et se contente de jouer les chambres d'enregistrement. Il aurait été tellement plus intéressant d'avoir un plan thématique faisant ressortir les obsessions de Jacques DEMY mais aussi analysant les raisons de ses succès puis de ses échecs. Car le rose et le noir, ce n'est pas seulement l'amertume et la noirceur logées au coeur de ses films les plus féériques et joyeux, c'est une carrière dont on connaît les grands classiques des années 60 mais qui s'étiole après "Peau d'ane" (1970) faute de parvenir à se renouveler. Jacques DEMY est montré comme un homme intègre mais idéaliste, intransigeant et hors-sol ce qui le conduit à des impasses comme ses films produit à l'étranger et longtemps non distribués en France ou sa rupture avec le public français qui ne comprend plus ses films. Il n'est pas mentionné par exemple que le four de "Model shop" (1968) qui ne correspondait pas aux attentes des producteurs américains lui a fermé définitivement la possibilité d'une carrière aux USA en dépit d'une nouvelle tentative dix ans plus tard. Une catastrophe car c'était le seul pays qui aurait eu les moyens de lui permettre de réaliser ses rêves de grandeur. Ou le fait que des projets comme "Une chambre en ville" (1982) ou "Trois places pour le 26" (1988) sont restés dans les placards plusieurs dizaines d'années et n'ont pu se faire que grâce à la victoire de Mitterrand (pour le premier) et à Claude BERRI (pour le second). Mais ils n'ont pas évolué d'un iota ce qui en fait d'étranges objets un peu démodés avec par exemple un Yves MONTAND devenu trop âgé pour le rôle. Au moins a-t-on droit au cassage en règle de Francis HUSTER qu'il ne put empêcher de chanter dans "Parking" (1985) ce qui aboutit à un massacre! Notons enfin, contrairement à ce qui est annoncé des impasses, notamment sur la plupart de ses courts-métrages, son travail d'assistant auprès de Paul GRIMAULT ou son téléfilm, "La naissance du jour" (1980) consacré à Colette.
Cette émouvante rétrospective de l'oeuvre animée de Paul GRIMAULT, filmé par Jacques DEMY* dans son atelier est profondément émouvante. Drôle, tendre, instructive et poétique, elle permet de mettre en évidence ce qui relie ses films les uns aux autres, par-delà les ans. De "La séance de spiritisme est terminée" (1931) à "Le fou du roi" (1987), ce sont plus de cinquante ans de courts-métrages essaimés comme les cailloux du Petit Poucet qui défilent devant nos yeux avec en point de mire son chef-d'oeuvre et unique long-métrage, "Le Roi et l Oiseau" (1979). Celui-ci n'est pas seulement présent par son affiche qui orne l'atelier. Ses personnages (ainsi que ceux des courts-métrages) s'en évadent pour venir interagir avec leur créateur. "La Table tournante" mêle donc prises de vue réelles et animation, permettant à Paul GRIMAULT d'expliquer le principe même de ce qui fonde son art aux personnages (et derrière eux, au public) à l'aide de la fameuse table qui donne son titre au film (échappée de "La séance de spiritisme est terminée") ainsi que d'une facétieuse tasse s'amusant à tourner à la façon de l'attraction de Disneyland, toutes deux des objets réels animés image par image selon le principe de l'animation en volume. On retrouve ce délicieux mélange dans l'introduction et le dénouement entre hiver et printemps avec tantôt un Paul GRIMAULT figuré par un ours anthropomorphe dans un dessin animé en 2D et tantôt comme dans "Mary Poppins" (1964), directement inséré dans un paysage animé.
Mais par-delà la forme, ce qui est le plus important, c'est le fond. Chacun des films de Paul GRIMAULT est une ode à la résistance contre la barbarie, qu'elle s'incarne sous les traits d'un animal prédateur, d'un despote du Moyen-Age, de flics jumeaux façon Dupond et Dupont ou bien d'ogives nucléaires ironiquement prénommées "Pax" en référence à l'équilibre de la Terreur de la Guerre Froide mais à qui Paul GRIMAULT fait subir le même sort que Stanley KUBRICK dans "Docteur Folamour" (1963). Avec évidemment la même conclusion glaçante.
* Celui-ci a commencé son parcours professionnel dans l'atelier de Paul Grimault et c'est lui qui a eu l'idée directrice de "La Table tournante". On remarque aussi l'intervention de l'une de ses muses, Anouk AIMÉE qui a doublé la Bergère, l'un des personnages phares de Paul GRIMAULT.
Agnès Varda et Harrison Ford sur le tournage de "L'Univers de Jacques Demy".
Troisième et dernier volet de la trilogie que Agnès Varda a consacré à son époux, Jacques Demy décédé en 1990, "L'Univers de Jacques Demy" est le pendant documentaire de "Jacquot de Nantes" qui est une fiction (Agnès Varda avait au départ imaginé plutôt un diptyque qu'une trilogie ce qui correspondait mieux à sa personnalité hybride). Il s'agit d'une visite guidée de la filmographie de Jacques Demy non en fonction de leur ordre chronologique (certes le premier film évoqué est "Lola" mais le deuxième est en fait son dernier, "Trois places pour le 26") mais en fonction des liens qui les unissent (le troisième film évoqué, "Peau d'Ane" est relié à "Trois places pour le 26" par la question de l'inceste, le quatrième "L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune" est relié à "Peau d'Ane" par une scène où Catherine Deneuve sort un plat du four etc.) Le film, émaillé d'entretiens avec Jacques Demy à diverses époques de sa vie, des membres de sa famille (sa sœur qui évoque son désir d'apprendre tout au long de sa vie, ses enfants et Agnès Varda bien entendu), d'amis cinéastes (Bertrand Tavernier, Claude Berri), de collaborateurs, de biographes, de fans etc. évoque aussi son enfance et la naissance de sa vocation de cinéaste. On y découvre également les excroissances internationales de la carrière du cinéaste avec d'une part sa carrière hollywoodienne avortée à la fin des années 60 à cause de l'échec de "Model Shop" (qu'il rebaptise avec humour "Model Flop") qui lui a cependant permis de rencontrer un jeune acteur alors inconnu dont il voulait faire une star et qui n'était autre que Harrison Ford (son amitié avec Jacques Demy est aussi méconnue que les liens de ce dernier avec Jim Morrison, le leader des Doors que l'on aperçoit sur le tournage de "Peau d'Ane"). Aux antipodes, le documentaire évoque également son aventure japonaise avec l'adaptation du manga "La Rose de Versailles" en 1978 sous le titre "Lady Oscar" à l'époque où les mangas n'étaient pas exportés en France (et donc pas traduits). Comme pour "Les Demoiselles ont 25 ans", Agnès Varda mélange les images d'archives et des images tournées exprès pour le film ce qui donne à l'ensemble un aspect patchwork comme le sera plus tard "Les Plages d'Agnès".
La devise du film, "Le souvenir du bonheur c'est peut-être encore du bonheur" fait écho à la célèbre phrase du premier film de Jacques Demy où Lola disait que "Vouloir le bonheur c'est peut-être déjà le bonheur". Deuxième des trois films que Agnès Varda a consacré à la mémoire de son époux Jacques Demy disparu en 1990 après "Jacquot de Nantes" (1991) et avant "L'univers de Jacques Demy" (1995), "Les Demoiselles ont eu 25 ans" se réfère au film le plus heureux (à tous les sens du terme) du cinéaste, "Les Demoiselles de Rochefort" tourné en 1966. A l'occasion des 25 ans de la sortie du film, la ville de Rochefort a organisé une fête en son honneur qui a permis à Agnès Varda de retrouver d'anciens figurants (motards, élèves, passants) et de leur demander quelle empreinte le film a laissé sur eux. Elle interroge également les membres de l'équipe toujours en vie en 1992 et s'étant déplacé à Rochefort comme Catherine Deneuve (visiblement très émue de revenir sur les traces de sa sœur disparue de laquelle elle s'était rapprochée pendant le tournage), Jacques Perrin ou Michel Legrand. A ce travail d'investigation, elle mêle des séquences de making-of qu'elle avait réalisées pendant le tournage du film en 1966 et où ceux qui avaient déjà disparus en 1992 (Jacques Demy mais aussi Françoise Dorléac) réapparaissent miraculeusement avant que leur mémoire ne soit honorée par les plaques de rue que la ville inaugure en 1992. Passé et présent, histoire et mémoire se mêlent donc inextricablement le temps d'un documentaire hybride (comme Agnès Varda) à la fois rayonnant et nostalgique.
C'est le film de fin d'études de Jacques DEMY réalisé alors qu'il sortait de l'école de Vaugirard (l'Ecole nationale supérieure Louis Lumière à Paris aujourd'hui situé dans la Cité du cinéma à Saint-Denis). D'une durée de huit minutes il présente un intérêt certain pour ceux qui veulent mieux connaître le cinéaste. On y voit un jeune homme neurasthénique (Jacques DEMY lui-même qui au début de sa carrière interprétait parfois de petits rôles chez ses confrères tels François TRUFFAUT) errer misérablement dans sa chambre de bonne aux allures de taudis. Les films de cette époque comme "Pickpocket" (1959) sont la meilleure pîqure de rappel qui soit pour visualiser les conséquences de la crise du logement des années 50. Un rapide flasback nous permet de comprendre que c'est une trahison amoureuse qui est le déclencheur du désespoir du héros, lequel songe alors dans la plus pure tradition romantique au suicide.
En dépit du cadre minimaliste du film, le savoir-faire de Jacques DEMY dans l'utilisation du découpage des plans et du montage est déjà très élaboré. Surtout certaines thématiques propres à ce réalisateur émergent déjà. C'est d'ailleurs le principal intérêt de ces premières oeuvres de les présenter si crûment. Le plan sur la croix chrétienne qui fait renoncer le personnage à son envie de suicide traduit le poids de son éducation religieuse dans sa conscience. Une éducation qui a façonné son apparence physique de "premier communiant" jusqu'au moment où les ravages de la maladie dans les années 80 viendront fissurer cette apparence si lisse abritant une conscience tourmentée. La contradiction irréconciliable entre la morale (le surmoi) et les désirs (le ça) du cinéaste se retrouve dans tous ses films. On voit ainsi dans les "Horizons morts" le personnage aller sans arrêt de sa fenêtre au miroir et du miroir à la fenêtre, une alternance fondamentale de tout son cinéma qui oscille entre la chambre et le port: "Les Horizons morts tracent une frontière fondamentale du cinéma de Jacques Demy qui tangue du repli à l'évasion, du désir de se fuir et celui de se trouver. Avec ce doute infini dont tous ses films seraient au fond agités: des horizons enclos de la rêverie ou de ceux éperdus du voyage, lesquels sont mortifères?" (Camille Taboulay)
La continuité entre Peau d'âne et le film suivant de Demy Le joueur de flûte n'est que de façade. Certes il s'agit d'adaptations de contes qui avaient bercé l'enfance du réalisateur. Le contexte libertaire du début des années 70 imprègne les deux films. Enfin chacun bénéficie de l'ombre tutélaire d'une idole pop-rock: Morrison pour le premier, Donovan pour le second, imposé par le commanditaire du film, le producteur anglais David Putnam. Donovan est aujourd'hui oublié mais à l'époque il était une star (White is white, Dylan is Dylan; White is white, viva Donovan chantait alors Michel Delpech.) Mais Le joueur de flûte n'est pas une féérie, c'est une peinture sombre et politique d'une micro-société obscurantiste et cupide sur le point de s'écrouler sur elle-même. Une société qui sacrifie ses enfants, mariés de force pour de l'argent ou enrôlés à la guerre. La peste noire est ainsi la métaphore des maux qui rongent la ville de Hamelyn close sur elle-même. La séquence où les rats surgissent du gâteau de mariage en forme de cathédrale est très symbolique. Les seules portes de sortie à la bêtise humaine sont les artistes et les saltimbanques. On retrouve en effet les forains des Demoiselles de Rochefort qui en s'installant dans la ville cristallisent les désirs de fuite et d'aventure. La route ensoleillée devient l'alternative à la claustration dans l'enceinte exigue du bourg. Car les bourgeois rejettent les planches de salut qui leur sont tendues. L'art donc mais aussi la science au travers du personnage du savant juif humaniste Melius. En brûlant ce dernier, ils se condamnent eux-même. Cette critique sociale rapproche davantage Le joueur de flûte d'Une chambre en ville que de Peau d'âne. Jacques Demy réalise donc une oeuvre personnelle mélangeant les références picturales du Moyen-Age (Jérôme Bosch) et le psychédélisme des années 70 (les forains ont des allures de hippies). Sa mise en scène est particulièrement fluide avec des plans-séquences ponctués de zooms à la Ophüls. Il bénéficie enfin du travail remarquable du chef opérateur Peter Suschitzky. Hélas le film fut très mal distribué à sa sortie et invisible pendant des années ce qui en fait une oeuvre méconnue du rèalisateur au même titre que Model Shop par exemple.
En 1969 à Los Angeles, Jacques Demy a fait la connaissance du couple Simone Signoret/Yves Montand qui tournait là Melinda, un film musical de Vicente Minnelli. Ils caressent ensemble le projet d'une comédie musicale. En 1975, Demy écrit sous le titre "Les folies passagères" puis "Dancing" le scénario de ce qui deviendra 3 places pour le 26. Un chanteur à succès (Yves Montand dans son propre rôle) arrive à Marseille pour la création d'un spectacle musical inspiré de sa vie. Il y retrouve Marie-Hélène (Françoise FABIAN), l'amour de jeunesse qu'il avait abandonné derrière lui en quittant la ville 22 ans plus tôt et découvre Marion (Mathida May) la jeune fille qui va remplacer au pied levé la vedette de son spectacle et dans laquelle il ne reconnaît le fruit de son idylle avec Marie-Hélène qu'après avoir partagé une nuit d'amour avec elle.
On retrouve nombre des thèmes favoris du cinéaste: personnages hybrides (Marie-Hélène est une "pute devenue baronne"), localisation dans une ville portuaire, rêve de la petite parfumeuse Marion de monter à Paris, inceste (qui est ici consommé), hommage aux films musicaux US de backstage type Chorus Line etc.
Cependant le film ne sortit des limbes que 12 ans plus tard grâce à Claude Berri. Le succès de Jean de Florette et Manon des Sources lui donna les moyens de produire le film. Avec des moyens confortables et les retrouvailles avec ses collaborateurs habituels on aurait pu penser que Demy allait enfin renouer avec le succès. Il n'en fut rien. Montand qui avait 66 ans était trop âgé pour le rôle et trop connu pour que son histoire fictionnelle avec Marie-Hélène et Marion soit crédible. Quant à Demy il était déjà malade. De plus les orchestrations au synthé de Legrand se sont ringardisées à la vitesse de l'éclair tout comme les danses du chorégraphe des clips de Michael Jackson engagé pour l'occasion (il fallait un génie de l'apesanteur comme Bambi pour les rendre intemporelles). En voulant nier le temps écoulé et en cherchant trop ostensiblement à faire jeune, Montand-Demy-Legrand se sont surtout montrés ridicules. Ce fut le dernier film de Jacques Demy emporté deux ans plus tard par le sida.
" Il y a peu de films que j'ai voulu comme celui-là. Peu de films que j'ai rêvé comme celui-là" (Jacques Demy)
Une chambre en ville traverse en effet toute l'oeuvre créatrice de Jacques Demy. Au début des années cinquante, il pense en faire un roman dont il écrit les premiers chapitres. Dans les années soixante-dix, il tente d'en faire un film mais des désaccords avec les acteurs puis des difficultés de production bloquent le projet. Le film sort finalement en 1982 après la victoire de François Mitterrand car c'est sa belle-soeur (Christine Gouze-Raynal) qui le produit.
Une chambre en ville porte en lui toutes les caractéristiques de ses prédécesseurs. Pour la deuxième fois après Lola, Jacques Demy tourne l'intégralité du film à Nantes, sa ville d'origine. Comme dans les Parapluies de Cherbourg il s'agit d'un opéra entièrement chanté. Comme dans les Demoiselles de Rochefort, on retrouve Danielle DARRIEUX interprétant ses propres chansons et Michel Piccoli. Comme dans Peau d'Ane, Edith est recouverte d'un manteau de fourrure. Enfin comme dans Lady Oscar, l'émeute se substitue à la fête, l'héroïne (une aristocrate qui tombe amoureuse d'un ouvrier gréviste) découvre la nécessité de la révolte, apprend à assumer sa nudité et la réalité physique de l'amour tandis que le destin des amants débouche sur la mort.
Mais dans Une chambre en ville, la blancheur de Lola et les pastels des Parapluies et des Demoiselles ont définitivement viré au rouge sang et au verdâtre glauque. Le générique (un soleil au-dessus du pont transbordeur qui change progressivement de couleur) l'annonce clairement. En dépit de son caractère flamboyant, le film représente surtout la part souterraine et "serpentine" de l'oeuvre de Jacques Demy (tout comme son film suivant, Parking, beaucoup moins réussi). Celui-ci y expose en particulier de façon crue les affres d'une sexualité tourmentée et mortifère. A la douce Violette s'oppose ainsi la sulfureuse Edith, racolant les passants nue sous son manteau de fourrure. D'un côté le bonheur paisible, sans surprise et familial, de l'autre la passion qui consume et dévore, imprévisible et jamais satisfaite, promise à l'anéantissement et à la mort. Quant à Edmond (joué par Michel Piccoli), le mari d'Edith c'est un psychopathe qui cumule les tares: impuissance, jalousie, avarice, perversité (Il surnomme Edith qui dépend de lui financièrement "ma jolie pute" tout en la traitant de "petite fille", encore une ambivalence bien malsaine). Son magasin de télés du passage Pommeraye ressemble à un aquarium verdâtre rempli de vase.
La mise en pièces de l'univers acidulé des années 60 (qui était en fait un cache-sexe) a déconcerté le public. Certains de ses collaborateurs également. Ainsi Michel Legrand, compositeur de la plupart des films de Demy a refusé de faire celle d'Une chambre en ville en lui disant "ce n'est pas toi", un comble quand on sait ce que signifie cette oeuvre pour son créateur!! Et aujourd'hui encore, Legrand reste braqué et obtus, dénigrant systématiquement un film dont le seul tort est de déranger l'image lisse et rassurante que le public veut avoir de Jacques Demy. Le film a donc été un échec commercial dont il ne s'est jamais remis: " Le rendez-vous manqué du public fut une blessure profonde et marqua une cassure dans sa vie d'artiste." (Rosalie Varda)
Fort heureusement ce que la musique composée par Michel Colombier perd en swing, elle le gagne en puissance et en lyrisme. Les combats de rue de 1955 entre grévistes des chantiers navals de Nantes et CRS donnent lieu en particulier à des choeurs assez ébouriffants. Pour peu que l'on accepte la part sombre de Jacques Demy et les conventions si particulières de son cinéma, Une chambre en ville mérite d'être réhabilité (c'est déjà le cas auprès d'une grande part de la critique). C'est le diamant noir de sa filmographie.
"En musique, en couleurs et en chanté", l'accroche de l'affiche déroule les partis pris d'art total qui caractérisent le film idéal que Jacques Demy a enfin les moyens de réaliser. Celui-ci est conçu en effet comme un opéra en trois actes ("le départ", "l'absence" et "le retour") sans récitatifs: tous les dialogues sont chantés y compris les plus triviaux ce qui créé un effet de distorsion qui divisa à sa sortie (et divise toujours aujourd'hui). La musique signée Michel Legrand mélange thèmes jazzy et classique avec le bonheur que l'on connaît. D'autre part c'est le premier film en couleurs de Demy dont l'utilisation est tout aussi symphonique que la musique. Bien que typé années 60, le décor, assorti aux costumes et variant selon les états d'âme des personnages a un caractère indémodable car son raffinement est un ravissement pour les yeux. Le sens de l'harmonie et de la géométrie de Demy fait que nombre de scènes ressemblent à des tableaux.
Tout ce dispositif se marie parfaitement à l'histoire qui en dépit de ses apparences lumineuses est une tragédie hantée par la mort et l'absence de couleurs à laquelle on l'associe en occident: le noir. Un film où comme le dit Guy "Le soleil et la mort marchent ensemble". Les parapluies noirs qui succèdent à ceux de couleur à la fin du générique, Roland Cassard vêtu de noir tel un oiseau de mauvais augure qui vient tourner autour de l'univers pastel de Geneviève, le client qui s'entend répondre par la mère de Geneviève que "le marchand de couleurs, c'est la porte à côté" tout concourt à prendre au pied de la lettre la célébrissime chanson où Geneviève s'exclame " je ne pourrai jamais vivre sans toi, je ne pourrai pas, ne pars pas, j'en mourrai." Effectivement la séparation des amants est fatale à Geneviève. Certes elle ne meurt pas physiquement mais son mariage arrangé avec Roland Cassard signe sa mort intérieure. Roland qui depuis le premier film de Demy a tiré les leçons de son échec amoureux avec Lola et est devenu diamantaire. Guy est également transformé à jamais par cette expérience. La dernière demi-heure du film méconnue et poignante le montre de retour d'Algérie, blessé, amer, révolté, incapable de se réadapter à sa vie d'avant et à deux doigts de sombrer avant d'être sauvé par la soumise et jusque là invisible Madeleine. Le rouge sang puis l'orange remplacent alors les couleurs pastels.
A travers cette histoire, Demy dénonce l'hypocrisie des moeurs bourgeoises et les ravages de la guerre. Deux thèmes que l'on retrouve dans plusieurs de ses films. Le "Demy-monde" est rempli d'exclus ou de marginaux: fille-mère, bohémiens, transgenres... quant à la guerre, elle brise les vies et les destins (l'exemple le plus achevé étant Model Shop). L'irréalisme de la forme est donc au service d'un contenu très politique. C'est encore aujourd'hui l'une des forces du film.
Comme son film suivant, Les Demoiselles de Rochefort, les Parapluies de Cherbourg est devenu un film de référence pour les jeunes réalisateurs français sans que pour autant ils ne parviennent à en retrouver la magie. Citons l'exemple du célèbre plan où Guy et Geneviève glissent comme par magie sans toucher le sol (une citation du célèbre film de Murnau l'Aurore qui est une référence majeure de Demy) et qui est reprise quasi telle quelle dans Les chansons d'amour d'Honoré.
Après le triomphe des Parapluies de Cherbourg, Demy a pu réaliser son rêve de transposition d'un musical de Broadway en France et en décors réels. Le générique du film qui montre les forains dansant sur un pont transbordeur illustre le passage d'un monde à l'autre pendant que la musique égrène les thèmes majeurs du films. Les références cinématographiques abondent (Les hommes préfèrent les blondes, un américain à Paris, Un jour à New-York, West Side Story... Et les Enfants du Paradis qui n'est pas une comédie musicale mais se situe dans le monde du spectacle, de rue notamment) Quant à la présence de stars du genre au casting (George CHAKIRIS et surtout Gene Kelly) elle ajoute encore du piment à ce mélange des genres.
Les Demoiselles de Rochefort peut être considéré comme la mélodie du bonheur de Jacques Demy. C'est un spectacle total, festival de poésie, de chansons, de musiques entraînantes, de couleurs éclatantes et de mouvements gracieux. La ville portuaire de Rochefort repeinte pour l'occasion dans les tons pastels a d'ailleurs été choisie parce qu'elle offre une architecture et un urbanisme militaire propice au déploiement de la géométrie des ballets.
Si tout est fait pour que le film enchante et rende euphorique, il n'en reste pas moins qu'il est tenaillé par des émotions contradictoires. Les personnages de l'histoire sont tous à la recherche du bonheur et rêvent tous de partir ailleurs (à Paris pour les soeurs Garnier, sur la côte ouest des USA pour leur mère, au Mexique pour Simon...). Mais ils sont comme retenus par un fil invisible à l'image du café entièrement vitré d'Yvonne Garnier qui s'y sent séquestrée comme dans un aquarium (un hommage à l'Aurore de Murnau où l'on retrouve ce même café.) En effet ils craignent de passer à côté de leur vie et de rater le grand amour. Demy orchestre durant tout le film de multiples chassés-croisés où les personnages se frôlent et se ratent sous les yeux d'un spectateur tenu en haleine jusqu'à la fin. Demy a d'ailleurs beaucoup hésité sur cette fin (un grand classique chez lui). Devait-il terminer sur un happy-end à l'image de l'emballage chatoyant du film ou bien sur une tragédie collant à ses angoisses profondes? Il a opté pour le happy-end et une solution intermédiaire pour le couple Maxence-Delphine. Maxence ne se fait plus écraser sous le camion mais il rencontre Delphine en hors-champ dans ce même camion.
L'amour, le film le décline de toutes les façons possible qu'il soit idéalisé et romantique (Maxence et Delphine), lié à un coup de foudre (Solange et Andy), fondé sur la séparation et les regrets (Yvonne et Simon), frivole (Etienne, Bill et leurs copines), matérialiste et cynique (Guillaume Lancien et Delphine), passionnel et criminel (Subtil Dutroux et Lola-Lola) etc.
Les Demoiselles de Rochefort est devenu un film-phare du cinéma français pour toute une génération de réalisateurs qui ont tenté (sans jamais y parvenir) de retrouver la formule magique forme aérienne/sujet grave. Ducastel/Martineau (Jeanne et le garçon formidable avec Mathieu Demy le fils de Jacques Demy), Donzelli (La guerre est déclarée), Honoré (Les chansons d'amour avec Chiara Mastroianni la fille de Deneuve), Ozon (8 femmes avec Deneuve et Darrieux deux des stars des Demoiselles...)
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.