Cette petite comédie musicale d'apparence désuète mais en réalité polissonne (on est encore dans la période pré-code) a d'abord un intérêt historique. Au début des années 30, Maurice CHEVALIER commençait une belle carrière d'acteur à Hollywood notamment sous la houlette de Ernst LUBITSCH qui le dirigea à cinq reprises en l'espace de six ans. On en voit d'ailleurs l'écho dans le film contemporain des Marx Brothers, "Monnaie de singe" (1931) quand les frères passagers clandestins dérobent un passeport à son nom et tentent de se faire passer pour lui en chantant (ou mimant pour Harpo) tour à tour avec un canotier sur la tête un extrait de "You brought a new kind of love to me". Maurice Chevalier avait d'ailleurs passé sa première soirée en Amérique à un de leurs spectacles de Broadway. Vingt-cinq ans plus tard, Billy WILDER qui avait commencé sa carrière comme scénariste notamment pour Ernst LUBITSCH et le considérait comme son mentor lui dédia tout particulièrement un film, "Ariane" (1957) avec Audrey HEPBURN dans le rôle-titre et pour jouer son père, il choisit Maurice CHEVALIER.
"Une heure près de toi" est un marivaudage dans lequel un couple marié, André et Colette Bertier (Jeanette MacDONALD qui avait déjà joué avec Maurice Chevalier dans la première comédie musicale de Lubitsch, "The Love Parade") (1929) cherche à entretenir la flamme du désir menacée par la routine conjugale. Après s'être fait passer pour un couple illégitime auprès de la police, il cède à l'attrait d'une aventure extra-conjugale. La mise en scène élégante et rythmée de Ernst LUBITSCH agence un savant quiproquo dans lequel Colette soupçonne la mauvaise personne alors que celle dont elle devrait se méfier a toute sa confiance puisqu'il s'agit de sa meilleure amie, Pitzi (Genevieve TOBIN). Celle-ci est en instance de divorce avec un mari pressé de s'en débarrasser et qui veut prendre le docteur Bertier à témoin de l'infidélité de sa femme. Colette de son côté est courtisée par Adolphe (Charles RUGGLES) et pourrait bien céder à ses avances pour se venger de son mari. Lequel, sommet d'immoralisme préfère prendre le public à témoin avec forces minauderies (et regards caméra appuyés) pour le rendre complice de son forfait. Certains ont vu dans ce film l'ancêtre de "Eyes wide shut" (1999) en tant que voyage initiatique d'un couple marié dans le monde des désirs débridés (et interdits). "Une heure près de toi" ne se contente pas d'évoquer l'adultère avec légèreté, il évoque d'autres désirs encore plus sulfureux tels que l'homosexualité (l'un des serviteurs d'Adolphe lui fait croire qu'il doit se déguiser pour aller à la soirée des Bertier juste pour le plaisir de le contempler en collants!) Le contraste entre le fond finalement assez osé et la forme désuète est l'un des charmes du film.
A noter que c'est à George CUKOR que Ernst Lubitsch avait d'abord confié la réalisation du film car il était pris sur un autre tournage mais sans doute insatisfait du résultat, il a repris le film en main, Cukor étant finalement crédité en tant qu'assistant-réalisateur. D'autre part une version française du film a existé (une pratique courante avant l'invention du doublage) mais a disparu.
Réalisé juste après "Indiscrétions" (1940), "Il était une fois" (on se demande d'où vient ce titre absurde en VF, "A Woman s Face" (1941) le titre en VO est beaucoup plus parlant) est un film méconnu qu'il est intéressant de redécouvrir. Remake de "Visage de femme" (1938), film suédois réalisé trois ans auparavant avec Ingrid BERGMAN, "A Woman's face" appartient au genre du mélodrame mais ce n'est pas un mélodrame classique. Je soupçonne d'ailleurs son oubli relatif d'être lié à son caractère hybride. Il emprunte en effet des éléments au film noir, au film de procès et même au film d'épouvante de par notamment ses nombreuses allusions à Frankenstein. Exceptionnel directeur d'actrices hollywoodiennes, George CUKOR offre dans ce film un grand rôle à Joan CRAWFORD dont la carrière commençait à montrer des signes d'essoufflement. Celle-ci joue en effet dans le film le rôle d'une femme partiellement défigurée dont le visage est ensuite reconstruit par un chirurgien esthétique ce qui préfigure nombre de films sur le sujet, de "Les Yeux sans visage" (1960) à "Fedora" (1978). Le caractère méta (volontaire ou non) du film saute tout de suite aux yeux. Le glamour hollywoodien reposait en effet, du moins en partie sur la photogénie des visages de ses stars. "Il était une fois" ose donc briser son icône, au propre comme au figuré puisque l'amertume liée à sa difformité pousse Anna dans les bras du mal, d'abord en jouant les corbeaux puis en tombant dans les bras de Torsten Barring joué par Conrad VEIDT (le futur nazi de "Casablanca" (1942), les méchants dans le cinéma hollywoodien étant allemands ou russe c'est bien connu) qui lui propose un pacte diabolique. Bien évidemment, dans l'optique d'un manichéisme américain s'inscrivant sur le visage dont on a vu une manifestation éclatante dans le personnage de Harvey Dent alias Double Face issu de l'univers Batman, Anna possède aussi un côté lumineux que va mettre au jour le docteur Gustaf Segert (Melvyn DOUGLAS vu aussi chez Ernst LUBITSCH) qui de son propre aveu joue à Pygmalion... et au docteur Frankenstein. Cependant, sa situation de couple laissant à désirer avec son épouse volage et écervelée qui ne lui convient pas du tout, il se sent attirée par sa créature et devient logiquement le grand rival de Torsten Barring. Là-dessus, George Cukor orchestre des séquences de thriller à haut suspense moral (le téléphérique et la course-poursuite en traîneau) qui n'ont rien à envier à celles de Alfred HITCHCOCK, le tout étant raconté sous forme de flashbacks lors du déroulement du procès d'Anna qui a pour but de trancher entre le côté lumineux et le côté sombre du personnage.
"Voyages avec ma tante" adapté d'un roman de Graham Greene est l'un des derniers films de George CUKOR. Au début, j'ai été déconcertée par l'étrange hybridité du film, classique hollywoodien assaisonné d'iconoclasme (comme si on avait réuni dans un même long-métrage "Le Crime de l'Orient-Express" (1974) et "Easy Rider" ^^) (1968), ainsi que son côté surjoué et puis au fil des minutes je l'ai trouvé de plus en plus épatant. Il s'agit en effet d'un film haut en couleurs à tous les sens du terme. Henry (Alec McCOWEN), tristounet vieux garçon anglais coincé et casanier assiste aux obsèques de sa mère (une façon de signifier qu'il est un peu mort lui aussi) quand déboule la sœur de celle-ci, Augusta (Maggie SMITH), une vieille femme extravagante (alors que Maggie SMITH était en réalité beaucoup plus jeune que Alec McCOWEN) qui l'entraîne dans un double voyage, dans l'espace à travers l'Europe et dans le temps avec des flashbacks sur ses aventures amoureuses bariolées de l'adolescence à l'âge adulte ^^^^. Le film est une merveille de beauté plastique, notamment dans l'utilisation de la couleur dans les décors et les costumes (la robe rose et les bougies assorties sont du plus bel effet, de même que le manteau patchwork à dominante rouge sur fond désertique ou les plans nocturnes de gondoles avec un horizon barré par le passage des trains). Cette manière de faire flamboyer les couleurs est à l'image de l'héroïne qui en dépit de son âge et de son apparence chic et glamour se comporte d'une façon que l'on pourrait qualifier de libertaire ce qui correspond à l'époque post-soixante-huitarde. Le panorama de ses amants successifs reflète bien d'ailleurs le changement d'époque puisqu'elle commence sa vie sexuelle et amoureuse avec Visconti (Robert STEPHENS qui était alors encore le mari de Maggie SMITH) après s'être enfuie du pensionnat et qu'elle la termine avec Wordsworth (Louis GOSSETT Jr.), médium sierraléonais consommateur de marijuana (qu'il camoufle d'ailleurs dans l'urne qui contenait les cendres de la mère de Henry ce qui choque celui-ci). Avec des passages obligés par le bois de Boulogne, les lupanars vénitiens et les ateliers d'artistes (elle a posé pour Modigliani et c'est d'ailleurs un travelling sur ce nu féminin semblable à un paysage qui sert de générique au film comme celui que fera une quinzaine d'années plus tard Agnès VARDA sur Jane BIRKIN). Augusta se livre également à divers trafics censés lui permettre de réunir la somme pour libérer Visconti qu'elle croit prisonnier et en proie aux pires tortures. Henry finit par se décoincer au contact de Tooley, une jeune femme enceinte en voyage pour Katmandou (Cindy WILLIAMS) et s'il s'offusque des manières de sa tante, il ne tarde pas à la percer à jour et à faire la différence entre elle qui cherche (en mode bulldozer certes) à lui "redonner la vie" et Visconti qui est juste un escroc minable. La fin laisse habilement planer le doute sur la route qu'ils emprunteront une fois le film terminé: celle de la raison ou celle du grain de folie?
Adaptation réussie quoiqu'assez impersonnelle du célèbre roman de Charles Dickens. La fiche Wikipedia correspondante est d'ailleurs révélatrice "un film de David O. SELZNICK pour la MGM réalisé par George CUKOR" ^^. Le film est donc une œuvre de prestige à gros budget réunissant un brillant casting excellemment dirigé. L'impressionnante galerie de personnages hauts en couleur est bien croquée que ce soit le marin Dan Peggotty (Lionel BARRYMORE), M. Micawber le panier percé incorrigible inspiré du père de Dickens (W.C. FIELDS) ou Dora, la première épouse de David dont j'ai vraiment cru à un moment qu'il s'agissait d'une véritable petite fille (Maureen O SULLIVAN, la mère de Mia FARROW connue pour son interprétation de Jane dans les premiers Tarzan). Quant à David lui-même, il est formidablement joué enfant par Freddie BARTHOLOMEW . "David Copperfield" n'est pas seulement un récit d'apprentissage, c'est aussi un portrait (comme Oliver Twist) de l'enfance maltraitée et exploitée dans l'Angleterre victorienne à résonance autobiographique. Se plaçant à hauteur d'enfant dans sa première partie, il rend d'autant plus insupportable le comportement prédateur de certains adultes, seulement contrebalancé par l'humanité qu'ont su conserver quelques-uns d'entre eux.
George CUKOR est surtout connu pour ses comédies."Gaslight" réalisé pendant la guerre révèle une autre facette de son talent. Il s'agit d'un sommet du thriller psychologique et gothique qui doit absolument être redécouvert tant pour sa valeur intrinsèque que pour l'influence qu'il a exercé par la suite. Il est passionnant d'analyser par exemple la relation étroite qu'il nourrit avec les films de Alfred HITCHCOCK situés dans la même période. Comme "La Corde" (1948), l'histoire est tirée d'une pièce de théâtre de Patrick Hamilton qui avait déjà été adaptée au cinéma par les anglais en 1939. La résidence lugubre et hantée ainsi que la servante maléfique rappellent "Rebecca" (1939) alors que le comportement du mari fait penser à " Soupçons" (1941). Mais à l'inverse, "Les Amants du Capricorne" (1949) découle du film de George CUKOR. Tout d'abord parce que l'on retrouve dans les rôles principaux Ingrid BERGMAN et Joseph COTTEN et ensuite parce que des thèmes, des images voire des scènes entières font écho à "Gaslight": la femme malade et cloîtrée, la connivence entre la servante et le mari, les gros plans sur le visage apeuré de Ingrid BERGMAN, la séquence mondaine qui tourne au fiasco par la faute du mari. Quant au thème de la demeure victorienne hantée et maléfique, il se prolonge bien au-delà des années 40. "Psychose" (1960) toujours de Alfred HITCHCOCK en est l'exemple le plus évident (le plan de l'ombre de la mère qui passe devant la fenêtre est repris d'ailleurs de "Gaslight") mais beaucoup plus récemment dans le domaine littéraire, la sinistre demeure londonienne des Black située au 12 Square Grimmaurd dans la saga "Harry Potter" de JK Rowling est la copie conforme du 9 Square Thorton de "Gaslight".
Comme d'autres films gothiques de la même période tels que "Dragonwyck" (1946) de Joseph L. MANKIEWICZ, "Gaslight" est une remarquable description des mécanismes de l'emprise conjugale. Tellement remarquable que le terme "gaslighting" a pris un nouveau sens après le film: celui d'une technique de manipulation consistant à faire douter la victime de sa propre santé mentale. Grégory, le personnage du mari manipulateur joué de façon remarquable par Charles BOYER commence par fondre sur sa proie et ne plus la lâcher. George CUKOR nous fait comprendre dès le départ qu'il s'agit d'un prédateur. Lorsque Paula (Ingrid BERGMAN) lui demande de lui laisser faire un voyage seule pour prendre le temps de décider si elle l'épouse ou non il fait semblant d'acquiescer mais au moment où elle sort du train, on voit soudain sa main surgir dans le cadre et l'agripper par le bras. On comprend alors qu'il ne lui laissera aucun répit. Lors de leur lune de miel, Cukor filme Grégory au premier plan comme une silhouette noire floue et de dos, contemplant tel un oiseau de proie sa future victime vêtue de blanc dormir dans le fond du champ. La manipulation peut commencer. Grégory obtient sans difficulté de Paula d'aller vivre dans la maison où dix ans plus tôt la tante de cette dernière a été assassinée. Il s'ingénie à la couper de l'extérieur et à lui faire perdre confiance en elle et en ses facultés mentales. Il lui fait croire qu'elle a des visions, qu'elle perd la mémoire, qu'elle a des absences. Il souffle sans arrêt le chaud et le froid pour mieux la déstabiliser et l'affaiblir, le tout avec la complicité de Nancy, la servante dévergondée avec laquelle il joue un jeu de séduction assez pervers (pour son premier rôle à seulement 17 ans, Angela LANSBURY future héroïne de la série "Arabesque" crève l'écran). On flirte avec le fantastique suggéré par l'atmosphère expressionniste et le fait que Grégory et Paula rejouent l'histoire de Boris et d'Alice dix ans plus tôt dont ils sont les "réincarnations". L'un joue sur sa double identité, l'autre est la nièce de la défunte et lui ressemble trait pour trait comme Brian (Joseph COTTEN, l'admirateur d'Alice et le sauveur de Paula) le lui fait remarquer. Néanmoins cet aspect de l'histoire n'est que survolé et sera beaucoup mieux exploité par... Alfred HITCHCOCK, encore lui dans "Vertigo" (1958).
En VO, le titre du film de George CUKOR est "Adam's Rib". Il s'agit d'une allusion à l'inégalité du couple homme-femme telle qu'elle apparaît dans la Genèse (dont on se doute qu'elle n'a pas été écrite par des femmes ^^). En effet Eve est non seulement apparue après Adam mais elle a été créée à partir de l'une de ses côtes ce qui signifie qu'elle lui est subordonnée. Or tout l'intérêt de ce film théâtral écrit par le couple Ruth GORDON et Garson KANIN consiste à déconstruire les stéréotypes de genre au travers de couples non conformes: celui formé par Adam (!) et Amanda Bonner dans le film ainsi que leurs interprètes, le couple Katharine HEPBURN et Spencer TRACY. Ces deux couples, l'un fictionnel et l'autre réel sont des projections de celui formé par Ruth GORDON et Garson KANIN. Les Bonner exercent le même métier (Adam est substitut de l'avocat général et Amanda avocate de la défense) tout comme Katharine HEPBURN et Spencer TRACY (on peut également souligner le fait que ce dernier était plus âgé et marié alors que dans le couple Gordon-Kanin c'est lui qui était plus jeune de 16 ans).
Le film fonctionne à deux niveaux qui se font écho: un film de procès où il s'agit de prouver que la femme est l'égale de l'homme et à ce titre a droit au même traitement en justice (ce qui était loin d'être le cas aux USA comme en France). Et une screwball comédie où les Bonner rejouent le match du procès dans la sphère domestique. Bien que Adam Bonner joue les macho proclamant qu'il veut "une femme, pas une concurrente", tout tend à prouver que sa relation avec Amanda est égalitaire et qu'il peut aussi bien investir la sphère masculine que la sphère féminine (lorsqu'il cuisine, masse ou pleure des larmes de crocodiles). Evidemment sa femme lui donne la réplique: elle conduit, lui donne des coups dans les tibias et dans la scène la plus drôle, le fait porter à bout de bras par une femme athlète d'une carrure impressionnante. Le couple Bonner/Hepburn-Tracy fait ainsi la preuve de sa réversibilité au point que la confusion gagne le procès. Les femmes criminelles ou séductrices deviennent des hommes (excellentes Judy HOLLIDAY et Jean HAGEN qui n'avait pas encore tourné dans "Chantons sous la pluie") (1952) et les hommes adultères (Tom EWELL qui allait devenir le partenaire de Marilyn MONROE dans "Sept ans de réflexion" (1955)) des femmes alors que Adam Bonner inverse des syllabes dans sa plaidoirie tellement il ne sait plus où il en est.
Victor Fleming, Mervyn Leroy, George Cukor, King Vidor, Norman Taurog (1939)
"Le Magicien d'Oz" est l'équivalent dans la culture américaine d'"Alice au pays des merveilles" dans la culture britannique. Les deux œuvres sont si interconnectées que dans Matrix, Cypher dit à Néo au moment où il s'apprête à basculer de l'illusion vers le monde réel "Attache ta ceinture Dorothy et dit adieu au Kansas" traduit en français par "Bon voyage au pays des merveilles." Dans le film MGM de 1939, ce basculement "Over the Rainbow" se traduit par le passage de la couleur sépia au technicolor flamboyant (d'où la couleur rubis des chaussures qui dans le livre d'origine étaient argentées), des décors naturels du Kansas aux studios figurant le pays d'Oz, des airs mélancoliques à la comédie musicale hollywoodienne un peu kitsch et pleine d'entrain.
Néanmoins la philosophie du "Magicien d'Oz" peut se résumer avec la phrase "tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé". La quête initiatique de Dorothy, de l'épouvantail, de l'homme en fer-blanc et du lion poltron consiste à découvrir que ce qu'ils souhaitent obtenir d'un deus ex machina (un foyer, un cerveau, du cœur, du courage) se trouve en réalité en eux. Le passage à l'âge adulte entraîne forcément la perte des illusions: il n'y a pas de magicien et l'herbe n'est pas plus verte ailleurs en dépit de sa couleur éclatante. Il est donc logique que Dorothy retourne chez elle, ayant découvert que ce qu'elle cherche ne se trouve pas au-delà de l'arc-en-ciel mais dans son propre jardin.
Pire encore, le monde d'Oz possède un versant toxique. Pour le découvrir, ce n'est pas la route de briques jaunes qu'il faut suivre mais les fleurs de pavot. Si l'apparence chatoyante du film fait encore rêver aujourd'hui les coulisses de son tournage prirent la tournure d'un pacte faustien signé entre les studios et Judy Garland. En échange de la gloire (ce fut le rôle qui la révéla au monde entier), elle dû perdre du poids, subir la compression de sa poitrine pour paraître pré-pubère et fut bourrée d'amphétamines pour tenir la cadence infernale du tournage. Rendue insomniaque par les excitants, elle se mit à avaler des barbituriques pour pouvoir dormir. L'engrenage infernal de la toxicomanie qui allait l'emporter à 47 ans était lancé par Oz-Moloch.
"My fair lady" est une comédie musicale à grand spectacle. Son esthétisme raffiné, ses chansons assez irrésistibles et son interprétation impeccable jouent en sa faveur. Mais sur le fond, je n'adhère pas du tout aux propos qui n'en sont pas moins révélateurs d'une époque pas si lointaine et loin d'être révolue.
Les relents nauséabonds de "My fair Lady" sous couvert d'humour et de critique sociale relèvent de "Tintin au Congo". Et pour cause, lorsque George Bernard Shaw écrit la pièce, la colonisation est à son apogée et le Royaume-Uni a le plus grand Empire du monde. Une puissance fondée sur l'oppression des classes laborieuses condamnées à un semi-esclavage dans les mines et usines du pays. Le racisme de classe qui s'exprime sans vergogne dans le film rejoint parfaitement le racisme proprement racial et trouve ses prolongements jusqu'à nos jours. Quand Higgins (Rex Harrison) traite Eliza (Audrey Hepburn) de sauvageonne, comment ne pas penser aux "sauvageons", terme par lequel certains politiques qualifient les jeunes de nos banlieues populaires contemporaines? Ce que propose le professeur Higgins a un caractère assimilationniste. Il veut "civiliser" Eliza à la manière du fardeau de l'homme blanc ou du discours de Jules Ferry "Il y a un devoir pour les races supérieures, c'est de civiliser les races inférieures". En la débarassant de son argot populaire, de ses manières grossières et de son accent cockney, il fait table rase de son identité (que serait par exemple l'identité vocale du groupe Madness sans cet accent cockney? Et sa chanson célébrant Michael Caine, acteur magnifique récemment anobli avec cette identité?) pour la transformer en une sorte de poupée-vitrine du narcissisme exacerbé de la upper class. Même le choix d'Audrey Hepburn peut se lire de cette manière. Dans les premiers films américains, les noirs étaient joués par des blancs grimés. Audrey Hepburn est une aristocrate grimée en fleur de pavé ou plutôt selon l'une des remarques odieuses de Higgins en "raclure de macadam".
Car l'autre aspect nauséabond du film est sa profonde misogynie. Le fait qu'Eliza puisse tomber amoureuse d'un homme qui ne cesse de l'humilier et de l'insulter (en tant que pauvre mais aussi en tant que femme) et que l'on fasse passer cela pour du romantisme est une escroquerie pure et simple. De ce point de vue Shaw a été plus honnête dans sa pièce que Cukor et son équipe. Estimant la romance entre Higgins et Eliza impossible, il lui fait épouser Freddy qui a été séduit par son naturel transpirant malgré son vernis mondain. Il laisse également entendre que Higgins est homosexuel ce qui est totalement occulté dans le film alors que c'est un élément clé de son comportement. Mais il était impensable à cette époque qu'un film hollywoodien à gros budget vendant du rêve au plus grand nombre puisse aborder ce thème. Shaw avait déjà dû altérer la fin de son oeuvre pour sa première adaptation cinématographique en 1938. Le résultat est un gros lézard qui créé un sentiment de malaise.
Oui, Indiscrétions (The Philadelphia story) est l'une des meilleures comédies réalisée aux USA à cette époque, mélange de screwball (dialogues percutants, comédie du remariage, guerre des sexes) et de comédie sophistiquée à la Lubitsch dans la high society. C'est d'ailleurs peut-être cette pratique de l'entre soi (bourgeois, aristos, parvenus et paparazzi) renforcé par l'origine théâtrale du film qui explique que je n'y adhère pas complètement. Katharine Hepburn avait besoin de redorer son blason au box-office après plusieurs échecs successifs et une réputation de ch...se sur les plateaux, alors Cukor met le paquet sur elle. Certes elle est éblouissante, cassant son image de déesse hautaine pour dévoiler ses fragilités (dans le film et dans son jeu). Mais elle prend tellement de place qu'elle éclipse un peu trop ses partenaires masculins. Cary Grant est génial, dommage que sa présence dans le film soit en pointillés. La séquence muette d'ouverture est un très grand moment, hélas isolé. Quant au talent de James Stewart, il ne peut s'exprimer pleinement, son rôle étant trop étriqué. Grant et lui sont surtout des faire-valoir et c'est bien dommage.
C'est un petit Cukor qui souffre d'un scénario décousu et invraisemblable et d'un casting pas toujours pertinent. Cary Grant (pas encore célèbre) n'est pas mis en valeur ce qui l'empêche de déployer son jeu hormis son jouissif éclat de rire final. Brian Aherne, jeune premier chargé de révéler à Katharine Hepburn sa véritable nature est assez fade et il aurait été plus judicieux de l'échanger contre Cary Grant comme le fera Hawks trois ans après. Reste le jeu vraiment génial de Katharine Hepburn tour à tour travesti audacieux jetant le trouble autour d'elle par ses comportements empreints de virilité et timide jeune fille en fleur en pleine éducation sentimentale. Plusieurs scènes jouent habilement sur l'ambiguïté du personnage pour aborder notamment l'homosexualité féminine. Pas étonnant qu'en dépit de ses défauts, Sylvia Scarlett ait fini par atteindre le statut de film culte dans la communauté LGTB.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.