Bien que très court (1h20), "Kasaba" ("petit village"), le premier film de Nuri Bilge CEYLAN, inédit jusqu'en 2023 en France se décompose en deux mouvements bien distincts. Le premier, que j'ai trouvé magnifique épouse pour l'essentiel le point de vue de deux enfants, Asiye et Ali qui sont également frère et soeur. Leur expérience du monde, silencieuse, sensorielle et ancrée dans l'instant suspendu (voir le dernier plan qui s'arrête au moment où la main de Asiye touche l'eau) s'oppose en tous points au bourrage de crâne idéologique que le maître d'école fait lire aux élèves. La séquence de l'école qui annonce "Les Herbes seches" (2023) met en scène deux mondes. Celui du dedans et celui du dehors, sauf que le deuxième vient s'inviter dans le premier lorsqu'un enfant trempé et transi de froid vient s'installer près du poêle. La bande-son laisse se dérouler en arrière-plan le discours de propagande tout en dilatant la séquence pour faire entendre le bruit des gouttes d'eau des chaussettes de l'enfant qui tombent sur le poêle, tandis que l'image se focalise sur des détails (une plume qui vole, le rougeoiement des braises) qui font écho au son des flocons de neige qui s'écrasent sur les fenêtres, manifestant ainsi le désir des enfants d'être ailleurs. Un désir qui trouve son accomplissement au printemps dans la séquence forestière et dans celle de la fête foraine, filmée en contre-plongée de sorte que les gens qui sont dans les manèges semblent sur le point de s'envoler. Sauf qu'il s'agit d'une illusion comme le montre l'oncle des enfants, Saffet (Mehmet Emin TOPRAK) qui regarde en l'air, affalé au sol. Une attitude qui reflète son dilemme entre son attachement au village et son désir non satisfait de partir à l'étranger. Le deuxième mouvement montre Saffet et les enfants se retrouvant lors d'un repas et d'une veillée nocturne autour d'un feu de camp avec le reste de leur famille pour quarante minutes (sur une heure vingt) d'échanges tendus -mais trop longs et répétitifs- entre le patriarche et sa progéniture autour des choix et désirs de départ. Une analogie avec le théâtre de Tchékhov a souvent été faite pour expliquer ce mouvement qui est en quelque sorte le reflet inversé de l'autre puisque les enfants silencieux sont renvoyés à l'arrière-plan. Film a forte teneur autobiographique et familiale (ce sont ses proches qui jouent la plupart des rôles, sa soeur a écrit le scénario etc.), la photographie y est sublime et parcourue d'instants de grâce sans pour autant occulter la cruauté de ce monde, symbolisé par l'humiliation que le maître fait subir à son élève et par ricochet, celle que les enfants font subir à plus faible qu'eux (handicapés et animaux).
J'ai beaucoup aimé "Inchallah un fils", film venu de Jordanie, un pays ayant souvent servi de décor pour des superproductions hollywoodiennes mais dont la production cinématographique est rare et composée pour l'essentiel de jeunes pousses. Ainsi "Inchallah un fils" est un premier film et le premier film jordanien présenté au festival de Cannes. Et son sujet ne se réduit pas à ce qu'on lit partout à savoir le combat d'une veuve pour conserver ses biens, son indépendance et la garde de sa fille après la mort subite de son mari alors que les lois de son pays peuvent l'en priver au profit des hommes de sa famille parce qu'elle n'a pas de fils*. L'ambition du film est plus large et raconte la prise de conscience par Nawal de l'oppression patriarcale qu'elle subit au quotidien dans tous les aspects de sa vie y compris rétrospectivement dans son mariage. Ce dernier aspect se précise par petites touches: le pick-up laissé par le défunt que Nawal ne sait pas conduire, les papiers prouvant les apports financiers de Nawal dans l'achat du logement que son mari n'a pas signé et enfin son portable qu'elle ne peut pas débloquer alors qu'il continue de sonner, signe que celui-ci lui cachait sans doute une ou plusieurs liaisons sans parler du fait qu'elle n'était pas au courant qu'il avait quitté son travail. Ces détails dressent en creux un portrait peu flatteur dudit mari même s'il est surpassé par son frère qui tel un vautour saute sur la veuve pour lui réclamer l'argent dû par son mari et des droits sur sa succession, n'hésitant pas à user de tous les moyens, légaux et illégaux pour parvenir à ses fins. Mais en dépit de ce harcèlement qui ne s'arrête pas au beau-frère mais se manifeste également au travers d'un collègue de travail insistant et dans la rue sans parler d'une métaphorique souris qui s'empare de l'espace de la cuisine, Nawal oppose une résistance acharnée, décidant de défendre pied à pied cette liberté qu'elle découvre avec la mort de son mari, quitte à bluffer et à esquiver voire à soutenir des pratiques clandestines en s'affranchissant des normes religieuses. Même si le film semble montrer une descente aux enfers, il est plus subtil que ça et décrit en même temps une femme qui se cherche, expérimente, décide, bref, prend enfin sa vie en mains.
* Une discrimination de genre quant au patrimoine (le terme lui-même est genré) qui a également longtemps été légale dans de nombreux pays occidentaux (en France il n'est égalitaire que depuis 1985!) et qui perdure dans les stratégies de nombreuses familles.
Avant son arrestation, je ne savais pas qui était Mohammad RASOULOF. Grâce à Arte, on peut voir "Le Diable n'existe pas" qui lui a valu de remporter l'Ours d'or à Berlin en 2020. Le film a été tourné clandestinement, le cinéaste ayant dû ruser avec la censure. C'est en partie ce qui explique la forme segmentée du film, le réalisateur ayant dû faire croire aux autorités qu'il s'agissait de quatre films réalisés par des assistants différents, lui-même devant se cacher pour ne pas être reconnu sur le plateau. La forme divisée en chapitres ne résulte donc pas d'un choix mais d'une nécessité et les quatre histoires ont beaucoup en commun. Il s'agit de quatre hommes, deux jeunes effectuant le service militaire et deux ayant l'âge d'être père de famille. Chacun d'eux se retrouve ou s'est retrouvé confronté à l'exécution capitale, celle-ci découvre-t-on pouvant être effectuée par de jeunes conscrits dans des conditions artisanales qui les mettent face à leur acte ou par un bourreau professionnel qui n'a qu'à appuyer sur un simple tableau de bord. Ainsi pour ce dernier, tout est simple et sa vie ordinaire illustre le concept de "banalité du mal" de Hannah Arendt que l'on attribue d'ordinaire au nazisme. Mais afin justement que le spectateur ne puisse pas banaliser l'acte, Rasoulof filme la séquence-choc de l'agonie des condamnés, ne nous épargnant aucun détail même si l'on ne voit que leurs pieds. Les trois autres hommes qui ne sont pas des professionnels de la mort sont confrontés à un choix. Car -et en cela le film lui-même en témoigne- même au sein d'un système totalitaire, les hommes ont le choix. Celui d'accepter d'être un rouage du système et de vivre dans la culpabilité le restant de ses jours ou celui de désobéir et d'être en paix avec soi-même, mais en étant exclu de la société, l'Etat faisant payer très cher ceux qui lui résistent. Par ailleurs, plus le film avance, plus la mise en scène, confinée dans les deux premiers volets (parking, voiture, dortoir, couloirs) devient ample avec les deux derniers volets tournés dans des paysages magnifiques (une forêt puis un paysage de montagne aride). Et si donner la mort incombe aux hommes, les femmes ont également un rôle à jouer quand elles sont conscientes des enjeux, soutenant sans réserve ceux qui choisissent de désobéir ou condamnant ceux qui acceptent les compromissions.
"Beach Flags" est un court-métrage d'animation de la réalisatrice iranienne Sarah SAIDAN qui s'est installée en France en 2009. "Beach Flags" qui évoque la condition difficile des femmes athlètes en Iran a remporté de nombreux prix et s'avère d'une brûlante actualité. Le film est un récit initiatique dans lequel le sport associé à la compétition et à l'individualisme se transforme en moyen d'émancipation grâce à la solidarité entre les jeunes athlètes. La façon dont les jeunes filles retournent contre la société patriarcale leurs propres moyens d'oppression concerne également le hijab qui devient un procédé de camouflage permettant de mystifier la famille qui veut empêcher leur fille de concourir. Sur la forme, le film fait penser à "Persepolis" (2007) même s'il s'agit d'un court-métrage en couleurs. Le trait est en effet proche de celui de Marjane SATRAPI, autre réalisatrice iranienne ayant utilisé l'animation pour évoquer sa jeunesse rebelle en Iran.
Le "Beach flag" est une course sur la plage qui est la seule épreuve sportive à laquelle les nageuses-sauveteuses iraniennes peuvent participer car elles peuvent concourir habillées et voilées. Toutes les épreuves en maillot de bain leur sont, quant à elles, interdites. Un maigre espace de liberté dans un océan d'oppression que l'on ressent à travers les cauchemars de l'héroïne, Vida.
J'ai beaucoup entendu parler de Nuri Bilge CEYLAN et de ses films monumentaux de plus de trois heures mais je n'en avais jamais vu. Je suis donc très contente d'avoir choisi d'inaugurer le visionnage de sa filmographie par son dernier film car ce cinéma-là s'apprécie particulièrement en salles. Nuri Bilge CEYLAN est un photographe et cela se voit. Plusieurs passages (bref) du film sont d'ailleurs constitués par une succession de photographies reliant une ou plusieurs personnes et les paysages qui les entourent. Car loin d'Istanbul où rêve d'être muté Samet, le professeur d'arts plastiques et personnage principal du film, "Les Herbes sèches" se déroule dans un village kurde d'Anatolie où la vie est rude. Il neige durant les 3/4 du film, les intérieurs sont sombres, pas toujours dotés d'un chauffage moderne et on découvre sur la fin qu'il n'y a que deux saisons, hiver (glacial) et été (brûlant). Samet donc se morfond depuis quatre ans dans ce village isolé et n'a guère de quoi satisfaire ses aspirations. Il est donc frustré, aigri, condescendant vis à vis du lieu où il vit, qualifié de "trou à rats", sans illusions mais comme la plupart des êtres humains, il est aussi un être contradictoire qui va tout de même chercher la beauté dans l'univers âpre où il est contraint d'exercer: les photographies sont un exemple de cette beauté qu'il parvient à arracher à la rudesse de l'existence. Le problème est qu'il veut en faire de même avec l'amour ce qui rend son comportement odieux. Favorisant certaines de ses élèves à qui il accorde des faveurs et des cadeaux, il entre en possession d'une lettre que l'on devine être une lettre d'amour de la part de l'une d'entre elles (mais pas forcément adressée à lui, de quoi de rendre jaloux). La relation déjà trouble entre lui et cette collégienne nommée Sevim prend une sale tournure: elle l'accuse (à tort) d'attouchements, il lui ment pour garder la lettre, la harcèle pour se venger de ses accusations et lui met la pression pour la faire avouer à qui elle l'adressait. Cette tentative d'emprise fondée sur la manipulation, on la retrouve avec son colocataire, Kenan prof et frustré comme lui et donc potentiel rival auprès d'une de leurs collègues d'une ville voisine, Nuray (Merve DIZDAR, prix d'interprétation à Cannes) qui comme la jeune Sevim possède un talent pour le dessin. Après dans un premier temps avoir dédaigné la jeune femme sous prétexte de ne pas vouloir s'enterrer dans la région, il est piqué au vif devant l'intérêt qu'elle manifeste à Kenan et ne recule devant aucune bassesse pour obtenir ses faveurs. Sauf que Nuray n'est pas une adolescente vulnérable comme Sevim mais une activiste kurde qui comme les vieux briscards traîne une jambe de bois et donc capable de le percer à jour et de lui tenir tête ainsi qu'à Kenan pour conserver sa liberté.
Nuri Bilge CEYLAN parvient à susciter l'intérêt autour d'une vision peu plaisante de la nature humaine mais dépeinte dans toute sa complexité. L'aspiration de Samet à l'élévation représente ce qu'il y a de meilleur en l'être humain mais sa manière vile d'agir relève de l'autodestruction. D'où "les herbes sèches" du titre auxquelles il se compare. Il y a de la philosophie dans cette oeuvre superbe mais amère.
Le cinéma iranien ne cesse de me surprendre par sa richesse, sa diversité, alors même qu'il est entravé par le pouvoir en place. Après les drames sentimentaux, les docu-fictions, les polars et les thrillers, "Les ombres persanes" est le premier film fantastique issu de ce pays que j'ai pu voir. Bien que l'histoire soit traitée avec réalisme, deux éléments viennent jeter le trouble. Le premier est la pluie, incessante et battante qui s'abat sur l'ensemble du film, doublée d'une atmosphère sombre et confuse qui ne cède la place à une éclaircie que lors d'un très bref moment destiné à s'avanouir aussi vite qu'il est apparu. Car pour le reste, c'est le déluge, une atmosphère de fin du monde et d'horizon bouché (à la manière parfois de "Matrix Revolutions" et cet écho fait sens) qui s'infiltre jusque dans la demeure de Tarzaneh et Jalal. Justement, Tarzaneh qui est monitrice d'auto-école croit apercevoir son mari entrer chez une autre femme. Ce qui nous amène au deuxième élément fantastique du film, à savoir qu'il existe un couple à l'apparence jumelle de celle de Tarzaneh et Jalal, formé par Bita et Mohsen, plus aisés et parents d'un petit garçon. Aucune explication rationnelle ne nous est donnée sur cette troublante ressemblance et la piste génétique est vite abandonnée. Ce que l'on remarque en revanche c'est qu'il s'agit de couples mal assortis aux polarités inversées. Tarzaneh qui est enceinte semble dépressive et angoissée alors que Mohsen est jaloux et violent. A l'inverse, Jalal est gentil et dévoué et Bita, souriante et équilibrée. Logiquement, Bita et Jalal, trop beaux pour être vrais ne peuvent que céder la place à Farzaneh et Mohsen qui incarnent les différentes formes de mal-être générées par les dysfonctionnements de la société iranienne, plus fortes que leurs différences. Taraneh ALIDOOSTI et Navid MOHAMMADZADEH peuvent ainsi comme dans de nombreux films sur ce thème éminemment cinématographique montrer différentes facettes de leur jeu. L'excellence de leur interprétation compense en partie les maladresses du scénario.
"Aucun ours" s'appelle ainsi en référence à une phrase prononcée par un habitant du village où réside Jafar PANAHI dans le film. Mais c'est aussi symboliquement une allusion au danger et au mensonge, plus exactement au fait qu'un faux danger peut en cacher un autre qui lui est vrai. On ne va pas tourner autour du pot, le dernier film de Jafar PANAHI est indissociable de ses conditions de production clandestines, comme ses quatre réalisations précédentes et indissociable également de son contexte, celui de l'insurrection impitoyablement réprimée par les autorités iraniennes dans lequel les femmes et les artistes ont payé le prix fort. Jafar PANAHI a fait sept mois de prison peu de temps après avoir achevé son film et une fois libéré, a pu se rendre en France alors qu'il n'avait plus le droit de sortir d'Iran depuis 14 ans. Cet aspect carcéral et sans perspectives pèse de tout son poids dans "Aucun ours". Jafar PANAHI s'y met en scène dans son propre rôle, celui d'un cinéaste obligé de se cacher dans un village reculé proche de la frontière turque pour pouvoir tourner à distance. Mais les aléas de la connexion internet entravent son projet. Surtout, il se retrouve au coeur d'un imbroglio avec les villageois persuadés qu'il a pris une photo prouvant qu'une jeune fille promise depuis sa naissance à un des hommes du village est amoureuse d'un autre. Evidemment Jafar PANAHI refuse de laisser son art se faire instrumentaliser par ces mentalités patriarcales d'un autre âge. Le parallèle entre sa situation et celle du couple clandestin est donc souligné à travers les mises en abyme que Jafar PANAHI aime mettre en scène et ce jusqu'à l'exil impossible qui trace une voie sans issue ce qui n'empêche pas les traits d'humour comme "politesse du désespoir".
"La nuit du verre d'eau" est le premier film de Carlos CHAHINE qui revient sur l'histoire de son pays natal, le Liban, qu'il a dû quitter en 1975 au début de la guerre civile qui déchira le pays pendant quinze ans et dont les plaies aujourd'hui ont bien du mal à se refermer. Il en ausculte donc les prémices en situant son film en 1958, soit à mi-chemin entre l'indépendance du Liban et le début de la guerre. En effet il s'agit d'une année charnière durant laquelle la montée des tensions politiques et religieuses entraîna l'intervention des américains pour défendre dans un contexte de guerre froide les chrétiens pro-occidentaux face à une insurrection venue d'une partie de la communauté musulmane qui voulait que le Liban fusionne dans une République arabe unie avec la Syrie et l'Egypte panarabiste de Nasser. Finalement un compromis fut trouvé entre les deux parties et les américains purent quitter le pays au bout de quelques mois. Mais les graines de la discorde étaient semées d'autant qu'à la suite de la première guerre israélo-arabe, de nombreux palestiniens avaient trouvé refuge au Liban, bien avant l'exode massif de la guerre des 6 jours en 1967 qui allait contribuer à déstabiliser le pays.
Ce contexte est évoqué dans le film mais de loin car il se situe dans une vallée reculée qui ne perçoit que les échos lointains des événements qui se déroulent à Beyrouth. C'est à la fois un avantage et un inconvénient. Un avantage car le cadre montagneux fournit des images somptueuses de l'arrière-pays. Un inconvénient car la grande histoire n'interfère pas significativement avec celle du film. Tout au plus voit-on quelques "signaux faibles": des hommes qui s'entraînent au tir en vue de former une milice pour protéger le village, une dispute à table entre un musulman et la famille chrétienne qui l'a invité à dîner, quelques paroles à la radio ou dans les journaux. "La Nuit du verre d'eau" est plutôt une chronique de moeurs intimiste qui n'est pas sans rappeler sur le fond "Mustang" (2014) bien que la forme soit complètement différente (échevelée et nerveuse dans "Mustang", posée et glamour dans "La nuit du verre d'eau"). L'histoire se concentre en effet sur le destin de trois soeurs issues d'une famille chrétienne aisée de ce village qui sont soumises au pouvoir patriarcal. L'aînée étouffe dans son mariage et ne trouve d'échappatoire que dans un adultère avec un français de passage accompagné de sa mère (Pierre ROCHEFORT et Nathalie BAYE). La seconde est promise à un mariage arrangée selon une procédure identique à celle que l'on voit dans "Mustang". Et la plus jeune a une relation clandestine avec un jeune du village dont le père ne veut pas. S'y ajoute l'enfant de la soeur aînée qui par son statut est en position d'observateur. L'interprétation est en tous points remarquables et le style roman-photo, élégant et bien choisi car correspondant aux magazines féminins de l'époque (d'autres films traitant de l'émancipation féminine dans les années 50 ont adopté ce style comme "Loin du paradis" (2002) ou "Carol") (2015). Néanmoins le film se disperse un peu à force d'embrasser trop d'éléments à la fois et doit une fière chandelle à son actrice principale, Maryline Naaman qui est magnétique.
"Le Client" est un bon film mais inférieur à "Une séparation" (2010). C'est le revers de la médaille de la consécration internationale. Le fait de concourir à Cannes, à Berlin ou à Venise et d'y remporter des prix entraîne des répercussions sur les films de leurs auteurs qui ont tendance à se standardiser selon des canons occidentaux. Certes, "Le Client" évoque une agression sous la douche à côté de laquelle celle de "Psychose" (1960) qui était pourtant censurée par le code Hays paraît ultra osée. C'est bien simple, dans le film de Asghar FARHADI, tout se passe en hors-champ et la nature de l'agression ne sera jamais explicitement dévoilée. Mais le fait de passer par une mise en abyme théâtrale (celle d'une pièce de Arthur Miller "Mort d'un commis voyageur") pour expliciter par le décalage absurde entre les répliques ("je suis sans vêtements") et l'actrice enveloppée des pieds à la tête qu'il est inconcevable qu'une femme iranienne se déshabille devant un public est en revanche un procédé usé jusqu'à la corde ("Drive My Car" (2021) tout récemment en faisait de même avec Tchékhov). De même, si l'on peut comprendre pourquoi la jeune femme ne veut pas porter plainte (déjà que la France n'est pas un modèle en la matière alors l'Iran où l'on tue des femmes pour des cheveux qui dépassent du foulard, n'en parlons pas), la manière dont son mari en fait une affaire de vengeance personnelle ressemble à des dizaines d'histoires semblables où on ne porte pas plainte et où l'on enquête soi-même avec une déconcertante facilité par rapport à la vie réelle. L'aspect le plus intéressant du film finalement est ce que l'agression révèle des dissensions au sein du couple (perceptibles dès les premières images avec les murs lézardés de leur chambre). Le vernis moderne se craquèle pour laisser place aux réactions violentes du mari mortifié dans son amour-propre et qui ne supporte pas que sa femme puisse être de quelque façon que ce soit amalgamée à une putain. L'image et l'honneur sont bien plus importants à ses yeux que le bien-être de sa femme ou l'état de santé de l'homme qu'il finit par coincer. Dommage que Asghar FARHADI ait eu la main très lourde sur la fin qui est trop longue et trop démonstrative.
"Une Séparation" est le cinquième film de Asghar FARHADI et celui qui lui a valu la consécration internationale avec notamment l'Ours d'or à Berlin, le César, l'Oscar et le Golden Globe du meilleur film étranger. De plus, grâce à son succès en salles, il a permis à beaucoup de gens de découvrir le cinéma iranien et sa société conflictuelle ("séparation" entre les sexes, les générations, les classes sociales, les valeurs, la religion) dans laquelle comme chez Jean RENOIR, chacun a ses raisons. Autrement dit, même si "Une Séparation" est en grande partie un film de procédure judiciaire, ce n'est pas un film qui juge ses protagonistes. Bien au contraire, il expose toute la complexité de leur situation derrière leurs actes sans que pour autant leurs conséquences désastreuses ne soient évacuées. Ainsi dès la première scène, on voit un couple issu d'une classe sociale plutôt aisée, Nader (Payman MAADI) et Simin (Leila HATAMI) se déchirer autour d'une procédure de divorce. Simin veut profiter du visa d'immigration qu'elle a obtenu pour partir à l'étranger et donner à leur fille Termeh (Sarina FARHADI) un meilleur avenir. Mais Nader refuse de la suivre parce qu'il ne veut pas abandonner son vieux père atteint de la maladie d'Alzheimer et dont il a la charge. N'obtenant pas satisfaction, Simin part vivre chez ses parents, espérant sans doute ainsi faire changer d'avis son mari et prend de l'argent pour payer un supplément aux déménageurs sans le lui dire. Cette méthode qui repose sur le non-dit et le rapport de forces provoque une série de catastrophes en chaîne en mêlant aux problèmes de Nader et Simin ceux d'un autre couple, beaucoup plus pauvre, Razieh (Sareh BAYAT) et Hodjat (Shahab HOSSEINI) où là encore règne les problèmes de communication. Voyant son mari (qui est du genre à perdre facilement son sang-froid) noyé jusqu'au cou dans les problèmes d'argent, Razieh décide sans le lui dire d'aller s'employer chez Nader qui a besoin d'une aide à domicile pour son père après le départ de sa femme. Mais Razieh qui, habitant loin et n'ayant pas de voiture met beaucoup de temps à se déplacer est vite dépassée par l'ampleur de la tâche entre sa gamine Somayeh qui est dans ses pattes et fait des bêtises, sa grossesse (qu'elle a également caché pour se faire embaucher) qui la fatigue et le père de Nader dont elle n'arrive pas à correctement s'occuper, autant pour les raisons citées plus haut qu'en raison de ses croyances religieuses. Lorsque les deux couples en viennent à porter plainte l'un contre l'autre, on réalise le tissu de mensonges qui s'est dressé entre ces êtres, empêchant toute résolution à l'amiable. Derrière les conflits interpersonnels, c'est aussi un cruel portrait de l'Iran que dresse Asghar FARHADI: la sujétion de la femme, le poids de la religion, l'absence ou l'insuffisance d'éducation et de perspectives, l'abandon des plus fragiles. Le tout sous le regard des plus jeunes, Termeh et Somayeh qui apparaissent comme les principales victimes des adultes et de la société.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)