Aucun film de Cassavetes n'est particulièrement aimable au premier abord. Husbands ne déroge pas à la règle et la pousse même dans ses derniers retranchements. L'errance pathétique de trois hommes en goguette dont le comportement oscille entre le chahut puéril et la goujaterie a de quoi rebuter. Sauf que le voir ainsi, c'est passer à côté de ce qui fait le prix de ce film: son exceptionnelle substance humaine comme tous les films de ce réalisateur dont le style se rapproche du néoréalisme et de la nouvelle vague.
Tout est affaire de mise en abyme. Au premier degré, oui Husbands est un film "moche" avec une succession de scènes de délires éthyliques étirées au maximum suivies de sas de décompensation dépressifs dans les toilettes, le métro ou de tristes chambres d'hôtels. Mais à l'arrière-plan, Cassavetes nous crie son besoin de cinéma viscéral, un cinéma du coeur et des tripes. C'est comme cela qu'il faut prendre la scène largement improvisée du concours de chant bien arrosée où apparemment sans raison un des trois larrons Harry (Ben Gazzara) se met à crier sur l'une des chanteuses "Faux! Faux! Sans passion! Mets-y de l'âme! Ça doit sortir du coeur!" La différence entre le cinéma et la vie se réduit d'autant plus que l'actrice (non prévenue) apparaît aussi déstabilisée que son personnage. Tout le film travaille ainsi les acteurs au corps au plus près de leurs émotions jusqu'à en sortir la vérité des êtres. La bouleversante mise à nu des âmes fait que l'on passe outre les caractères peu reluisants de ces hommes en pleine crise existentielle.
Ils étaient quatre au départ, quatre quadragénaires immatures que leur amitié empêchait de sombrer. Mais quand Stuart meurt, un gouffre s'ouvre aux pieds de Harry, Gus (Cassavetes) et Archie (Peter Falk) confrontés au vide de leur existence, à la perspective de la vieillesse et de la mort. Husbands est non seulement le premier film en couleur de Cassavetes et le premier film où il se met en scène mais c'est aussi le film fondateur de sa collaboration avec Peter Falk et Ben Gazzara. Ces deux derniers avaient déjà une solide expérience au cinéma et à la TV (dont un célèbre inspecteur qu'on ne présente plus). Mais l'aventure cassavetienne était d'une autre nature. Une relation entre 3 fils d'immigrés (italiens pour Gazzara, grecs pour Cassavetes, juifs d'Europe centrale pour Falk) d'une puissance hors du commun, gémellaire à la ville comme à la scène (dans le film les trois hommes arborent des costumes identiques), trois hommes que l'on sent liés à la vie à la mort. Le film analyse différentes facettes de cette relation, l'amitié, la fraternité, la complicité et même l'amour avec sa composante homosexuelle (une belle critique précise qu'ils "chahutent comme des garnements et s'étreignent comme des amants"). L'acteur qui incarne le quatrième poteau Stuart (que l'on ne voie qu'en photo) ne fait qu'enfoncer le clou du brouillage des frontières des identités, de la vie et du cinéma. Il s'agit de David Rowlands, le frère de Gena, épouse de Cassavetes. Enfin pour comprendre le sens profond de la démarche de ce cinéaste il suffit de traquer le passage où apparaît une femme âgée (ici c'est Delores Delmar en rombière de casino) prête à tout pour obtenir quelques miettes d'amour d'hommes plus jeunes et ne pas sombrer.
Les puristes considèrent Gloria comme une œuvre bâtarde et à ce titre, la rejettent du "premier cercle" des œuvres de Cassavetes. En effet parce qu'il était aux abois après les échecs successifs de Meurtre d'un bookmaker chinois et Opening night, Cassavetes avait accepté un travail alimentaire: écrire un scénario de polar pour la MGM. Le projet étant tombé à l'eau, Cassavetes contacta la Columbia qui accepta de le produire avec Gena Rowlands comme actrice principale. Cassavetes prit alors la décision de réaliser le film qu'il qualifia par la suite "d'incident de parcours", confortant l'avis des puristes de son œuvre.
En réalité Gloria est une œuvre profondément originale. Sa beauté et son identité vient justement de ce qu'il lui a été reproché: sa bâtardise. Car Gloria est tout autant un polar, un thriller, un film de traque, une histoire d'amour, une radiographie des bas-fonds d'une ville. Une œuvre métissée qui parle de métissage. Le générique offre un magnifique condensé de l'ADN du film. Il s'agit de gros plans d'aquarelles de l'artiste afro-américain Romane Bearden qui défilent sur fond de musique hispanique. Ces aquarelles annoncent les trois thèmes majeurs du film: la ville (New-York), l'enfance (Gloria partage la vedette avec Phil, un enfant de 6 ans), le métissage.
Tout dans ce film n'est en effet que croisements et confrontations: enfant rêveur portoricain et femme réaliste WASP, débutant qui doit tout apprendre et professionnelle chevronnée, genre codifié (le polar/thriller) et relation humaine peu banale (une adoption réciproque qui se fait dans l'urgence et la douleur), vision prosaïque de New-York du point de vue des oubliés de l'American way of life et onirisme, ghettos lépreux et tenues vestimentaires Ungaro, film de commande devant obéir aux codes hollywoodien et liberté du réalisateur qui parvient à insuffler sa personnalité non conformiste à l'intérieur de ce cadre. Le patronyme de Gloria "Swenson" est conçu comme un décalque dissonant du patronyme de la célèbre star du muet Gloria Swanson qui devint par la suite la star de Billy Wilder dans Boulevard du Crépuscule. Les deux films ont en commun la mise en pièce de l'usine à rêves. Ce n'est pas le New-York de carte postale que filme Cassavetes mais la réalité des quartiers pauvres livrés à eux-mêmes: bâtiments taudifiés, prostitution, insécurité, violence avec une atmosphère de guérilla urbaine.
Dans cette réalité cauchemardesque où la mafia traque sans relâche l'enfant qui a survécu au massacre de sa famille et celle qui le protège on assiste à un autre suspense beaucoup plus important aux yeux de Cassavetes. Celui de l'éclosion d'un sentiment d'amour aussi fort que âpre entre un enfant qui se donne des airs de petit dur et une héroïne pétrie de contradictions à la force de caractère peu commune. Gena Rowlands y insuffle tout son génie ce qui fait de Gloria l'un de ses rôles les plus mémorables. Avec sa détermination farouche, sa révolte et sa rage froide, elle affronte seule la mafia et impose ainsi le thriller au féminin. Au point d'avoir inspiré la plupart des femmes guerrières et vengeresses de Tarantino. Mais on retrouve également des influences dans d'autres films comme Léon de Luc Besson ou Julia d'Eric Zonca. Kurt Wimmer a également revendiqué l'influence de Gloria dans son film Ultraviolet. Et Sidney Lumet en a fait en remake en 1999 avec Sharon Stone.
Troisième film de John Cassavetes après Shadows et Too Late Blues (La ballade des sans-espoirs), Un enfant attend est sa seconde et dernière tentative pour s'intégrer dans le système hollywoodien. Tentative qui à l'image du film se terminera par un échec retentissant. En conflit avec le producteur du film Stanley Kramer, Cassavetes ira au clash ce qui lui vaudra une exclusion définitive. Il perdra également la main-mise sur le montage du film, celui-ci reflétant au final la vision de Kramer sur la place des enfants handicapés dans la société plutôt que la sienne. Un enfant attend contient en effet en filigrane le conflit de vision entre Kramer et Cassavetes. Le premier peut être rapproché du docteur Clark joué par Burt Lancaster qui pense qu'il faut protéger ces enfants en les plaçant en institution. Le second se rapproche de Jean Hansen jouée par Judy Garland qui pense que l'amour abat tous les obstacles (comme un torrent ce qui explique peut-être le choix de Wildside de réunir en coffret DVD Un enfant attend et Love streams). Et bien que très classique dans sa forme (images léchées, musique un peu démonstrative), le film contient la genèse de l'oeuvre à venir. Il se focalise sur un sujet audacieux pour l'époque, celui des enfants anormaux et par extension, des fous. Des enfants différents qui ne peuvent s'exprimer que par leurs troubles autistes ou hystériques et n'en être délivrés que par l'art dramatique. La fin du film qui se déroule sur une scène de théâtre est très cassavetienne avec le personnage du père dont la difficulté d'aimer insuffle un suspense comparable (en beaucoup moins intense) à celui d'Opening night. Face à cet homme qui n'aime déjà pas assez (comme dans Love Streams) on a une femme qui aime trop jouée par Gena Rowlands qui tournait pour la première fois sous la direction de son mari. Une Gena encore corsetée (pas de grain de folie possible dans ce cadre!) mais dont on sent déjà le volcanisme intérieur. Cassavetes a donc réussi malgré tout à insuffler sa personnalité (l'amour dans tous ses états, l'amour dans ses contradictions et ses maladresses) dans ce film profondément humaniste. Burt Lancaster, mélange d'autorité et d'humanité est convaincant et Judy Garland (dont la fragilité émotionnelle est palpable et que l'on sent au bout du rouleau) est absolument bouleversante.
Torrents d'amour. On ne peut rêver meilleur titre pour ce qui s'avère être le chant du cygne, l'oeuvre somme, le testament de John Cassavetes. "J'ai une démarche obsessionnelle, une seule chose m'intéresse, c'est l'amour. Et le manque d'amour. Et quand il s'éteint. Et la douleur que l'on éprouve quand on perd, ou qu'on nous enlève cette chose dont on a tant besoin." Parce qu'il se savait condamné et que sa mère venait de mourir, il a réalisé une oeuvre incandescente. Une oeuvre brûlante de passion dans laquelle il a jeté ses dernières forces car il savait qu'elle l'immortaliserait, lui et sa muse Gena Rowlands dont le lien fusionnel, par delà le sexe, l'amour et la mort éclate dans toute sa splendeur.
De la pièce de théâtre originelle de Ted Allan, il ne reste plus grand-chose à l'arrivée. Cassavetes fidèle à sa méthode du work in progress a modifié le film au fur et à mesure du tournage, réinventant même complètement la fin. Love Streams est l'histoire de Robert et Sarah, un frère et une soeur en pleine crise existentielle. Deux misfits, deux paumés magnifiques, deux égarés qui se complètent admirablement. L'un solaire et l'autre ténébreux, l'un ying et l'autre yang, l'un positif et l'autre négatif, l'un qui aime trop et l'autre pas assez. Sarah dans le prolongement de Mabel (Une femme sous influence) est une "folle hystérique". Une femme dont l'amour débordant étouffe ceux qui l'entourent. Sa fille se réfugie chez son père Jack (Seymour Cassel) qui tient Sarah glacialement à distance tout comme Robert. Pour briser cette glace Sarah est prête à toutes les excentricités: débarquer sans prévenir chez son frère avec ses 14 malles et ses 12 valises, lui acheter une ménagerie afin de lui réchauffer le coeur (un délicieux moment burlesque qui se teinte de surréalisme quand l'âme du chien s'humanise), rêver qu'elle fait le pitre pour reconquérir sa fille et son mari ou leur chanter son amour sur une scène d'opéra. Et quand c'est trop, elle s'effondre, terrassée. Robert lui est un écrivain noctambule cynique et désabusé qui fuit l'amour dans la débauche. Il entretient à domicile une armée de nymphettes qui lui tiennent compagnie et s'abîme dans l'alcool. Logique que son obsession de capturer le mystère féminin lui échappe. La confrontation avec son fils de 8 ans qu'il n'a pas revu depuis sa naissance révèle l'étendue de ses failles. Avec lui, il se montre égoïste et irresponsable n'hésitant pas à l'abandonner dans une chambre d'hôtel à Las Vegas pour partir en virée avec des filles ou à lui proposer de la bière au petit déjeuner, le laissant se saouler sans réagir. On devrait détester Robert, on devrait mépriser Sarah. Mais avec Cassavetes c'est impossible tant il déchire les masques pour montrer les nerfs à vifs, les coeurs écorchés, les tripes à l'air. Car c'est bien cela l'amour sous sa forme la plus brute et la plus inconditionnelle.
Une claque cinématographique qui a inspiré d'autres films de premier plan comme Tout sur ma mère d'Almodovar ou Black Swan de Daren Aronofsky mais qui reste beaucoup moins connu. De nombreux grands et/ou beaux films centrés sur l'âme féminine (et j'emploie cette expression à dessein car il ne suffit pas qu'une femme soit l'héroïne d'un film pour qu'il exprime une quelconque féminité) sont ainsi passés sous le radar. Parmi eux, plusieurs Cassavetes centrés sur Gena Rowlands (Minnie et Moscowitz, Une femme sous influence et Opening Night, les deux derniers étant à juste titre considérés comme ses chefs-d'oeuvre.)
La peur de vieillir est un thème récurrent chez Cassavetes. Une peur qu'il exprime dans plusieurs de ses films au travers de femmes solitaires et vieillissantes aux prises avec le désir, l'amour, la sexualité. Dans Opening Night qui se situe dans l'univers du théâtre et a pour héroïne principale une star quadragénaire, Myrtle Gordon (Gena Rowlands, éblouissante, au sommet de son art), la question de l'image et de la carrière ajoutent une dose supplémentaire de tourments. Myrtle se débat sur scène et en coulisses avec un rôle, celui de Virginia, qui lui renvoie une image désespérée d'elle-même. La pièce qui s'intitule "second woman" (la seconde femme) a été écrite par une femme sexagénaire, Sarah Goode (Joan Blondell) dont l'état d'esprit résigné se rapproche de la chanson de Léo Ferré "Avec le temps". Et pour couronner le tout, Nancy (Laura Johnson), une jeune groupie de dix-sept ans qui poursuivait la voiture de Myrtle est renversée et meurt sur le coup. Le fantôme de Nancy, symbole de la jeunesse enfuie de Myrtle revient la hanter et la torturer, tel un double maléfique. L'auteur de la pièce, le producteur David Samuels (Paul Stewart), le metteur en scène Manny Victor (Ben Gazarra) et les autres acteurs la voient sombrer dans la folie et tentent tant bien que mal de la maintenir à flots (quand ils ne sont pas tentés de la laisser tomber, lassés par ses "caprices"). Mais Myrtle est une femme qui même au fond du trou ne se résigne pas et remonte la pente (une fois de plus la métaphore de l'escalier fait des merveilles). Comme le dit l'un des membres de l'équipe technique de la pièce "jamais je n'ai vu une femme aussi ivre qui pouvait encore marcher." Combattant pied à pied la fatalité (un texte déjà écrit), elle n'hésite pas à improviser et à changer les dialogues et le sens de la pièce. La dernière demi-heure du film est ébouriffante de par les enjeux existentiels qu'elle soulève. Devant un vrai public convoqué pour assister au captage des scènes tournées de la pièce, on y voit Myrtle et sa robe rouge sang (en opposition avec la robe de deuil portée au début de la pièce) transformer en temps réel le drame en grosse farce avec la complicité de son partenaire longtemps récalcitrant Maurice Aarons qui n'est autre que John Cassavetes. La mise en abyme semble vertigineuse mais chez Cassavetes, vie, théâtre et cinéma ne font qu'un car ils sont traversés par les mêmes flux énergétiques. D'où un film d'une rare puissance en forme de résistance au temps qui passe.
Dans Minnie and Moscowitz qui rendait hommage à la screwball comédie, Humphrey Bogart (dont les points communs avec Cassavetes crèvent les yeux) était cité trois fois. Il était donc logique que tôt ou tard Cassavetes réalise un film noir. Mais un film noir à sa manière. Pas de privé donc mais un patron de night-club interlope, Cosmo Vitelli joué par le 3° "Husband" (après Cassavetes et Falk) l'élégant Ben Gazarra. Cosmo est une sorte de double de Cassavetes. Il est le metteur en scène du spectacle qu'il présente aux clients chaque soir et il réinvestit tous ses revenus dans la boîte quitte à l'hypothéquer (Cassavetes réinvestissait ses cachets et recettes voire hypothéquait sa maison pour autofinancer ses films). Cosmo cherche avant tout à garder son indépendance, financière notamment. Il se fait un peu son film. En bon macho italien, Il se prend pour le sultan d'un harem menant la grande vie (limousine avec chauffeur, champagne, costume clinquant, joli assortiment de filles de toutes les couleurs etc.) Il a tellement perdu le contact avec la réalité qu'il n'hésite pas à dire à ses girls "Je suis le roi, je tiens le monde par les c........") La réalité est nettement moins idyllique. Derrière le titre pompeux de la revue "M. Sophistication et ses divines" se cachent des numéros minables avec un M. Loyal maquillé à la truelle et doté d'une voix de casserole ainsi que des filles plus potiches que danseuses. Quant à Cosmo, il lui est bien difficile de résister aux puissances de l'argent. Il met un doigt dans l'engrenage de la mafia avec une naïveté confondante ("j'ai juste signé des papiers, cela ne veut rien dire") et c'est le début des ennuis. Maintenant ce sont eux qui le tiennent par les c....... Mais Cosmo est doté d'une étonnante baraka. Alors qu'il aurait dû mourir 10 fois face aux chinois et aux gangsters, il arrive à chaque fois à leur glisser entre les mains. Une capacité à survivre qui nous rappelle qu'il est un vétéran de la guerre de Corée (1950-1953).
Élément récurrent dans les films de Cassavetes qui est particulièrement mis en valeur ici: l'escalier que ne cesse de monter et descendre Cosmo. Il incarne les hauts et les bas, l'ascension et la chute d'un homme aux rêves démesurés confrontée à une réalité étriquée. Mais quels que soit les revers de fortune, même sur le point de tuer un caïd de la mafia, même avec une balle dans le ventre, Cosmo conserve son sourire en coin et ses airs bravaches car il ne pense qu'à une chose "The show must go on." C'est peut-être le secret de sa chance étonnante qui le fait toujours retomber sur ses pattes.
"Mabel est sensible et fragile. Elle n'est pas cinglée, elle est différente." Et cette différence dérange dans le film aussi bien qu'en dehors où la prestation hors-norme de Gena Rowlands est qualifiée encore aujourd'hui par certains spectateurs de "simagrées" ou de "singeries" (ceux qui lui ont remis le Golden globe seraient heureux d'apprendre qu'ils sont des singes). Alors essayons de ne pas juger le personnage. Mieux encore, essayons de nous mettre à sa place. Mabel est tout entière tendue vers un seul objectif: le don de soi. Elle donne tout, tout le temps, sans compter, avec passion, avec une sincérité totale. Pas de demi-mesure! Elle se consume dans son désir de faire plaisir et son anxiété de ne pas y arriver. Du coup elle donne trop, n'importe comment, sans tenir compte des contraintes, convenances sociales, de la distance à garder envers les gens. Ceux à qui elle croit donner sont gênés, mal à l'aise devant l'intimité maladroite qu'elle cherche à instaurer avec eux. L'un des collègues de son mari pense qu'elle le drague et ne sait plus où se mettre. Un voisin crispé à qui elle propose (ou plutôt impose car elle vous enveloppe de sa présence et ne vous laisse pas le choix) de chanter et danser avec leurs enfants finit par lui faire comprendre qu'il la croit dangereuse. Son mari impuissant, dépassé (le formidable Peter Falk, pilier de la bande à Cassavetes depuis Husbands au regard plein d'humanité) l'aime profondément mais ne sait plus que réprimer ses élans en l'injuriant, en la frappant. Rempli de honte à cause de son comportement, il se laisse influencer par le regard des autres et surtout par sa mère qui lui met la pression pour que Mabel soit mise à l'asile psychiatrique. Les fous, on les enferme et ils nous reviendront remis dans le droit chemin après quelques séances d'électrochoc. En attendant, on appelle le médecin pour qu'il "calme" Mabel. Devant tant d'injustice elle qui ne cherche qu'à être gentille pour être aimée, elle se révolte avec violence. Son équilibre mental fragile vacille. Son langage se défait: elle ne parle plus que par onomatopées et grimaces comme si elle était retournée à l'état primitif. Mais rien ni personne ne peut venir à bout de son irréductible originalité ni briser définitivement l'amour que Nick et elle se portent.
Fidèle à sa technique habituelle (longs plans-séquences permettant aux acteurs de déployer leur jeu, tournage en famille dans un quasi huis-clos théâtral, dialogues écrits conçus pour paraître improvisés, caméra au plus près du visage et du corps saisissant l'émotion sur le vif) Cassavetes nous livre une œuvre intense, bouleversante (ou agaçante diront certains, c'est une question de point de vue) sur les notions de différence et de normalité, sur le poids aliénant de la famille et de la société. Son film est sans aucun doute possible un autoportrait, celui d'un cinéaste farouchement indépendant tentant de tracer sa propre route loin de tous les formatages et de toutes les conventions. Il livre en même temps un portrait inoubliable de femme et de couple. A l'image de son personnage, Gena Rowlands se donne entièrement à la caméra. Sa prestation m'a tellement impressionnée la première fois où je l'ai vue que j'ai longtemps jugé les actrices à l'aune de ce qu'elle était capable de faire elle. Autrement dit il n'y en avait pas beaucoup qui trouvaient grâce à mes yeux.
Minnie and Moscowitz est la seule comédie réalisée par John Cassavetes. C'est son sixième long-métrage, le deuxième avec Gena Rowlands après Faces.
Toute personne s'intéressant à Cassavetes et/ou au cinéma hollywoodien ne peut passer à côté de ce film. S'il est moins connu en France que Shadows, Faces, Une femme sous influence ou Opening night c'est parce qu'il a longtemps été privé d'une sortie en DVD. Cet oubli est désormais réparé comme pour Husbands, le film réalisé juste avant lui.
Minnie and Moscowitz reflète parfaitement le rapport complexe de Cassavetes au cinéma hollywoodien. Pris à contrepied, tourné dans ses marges mais sans en renier l'héritage pour autant. Cassavetes prend un malin plaisir à déjouer les attentes du spectateur telles qu'elles ont été façonnées par le cinéma hollywoodien: "Le cinéma c'est une conspiration. Et tu sais pourquoi? Parcequ'il nous conditionne. Il nous apprend à gober n'importe quoi. Il veut nous faire croire à un idéal, à la virilité, au romantisme et bien sûr à l'amour. On y croit, on cherche autour de soi, on ne trouve pas. Je n'ai jamais rencontré un Charles Boyer, un Clark Gable, un Humphrey Bogart. Ils n'existent pas mais le cinéma nous fait croire le contraire et tu marches."
Pourtant Minnie and Moscowitz parle d'amour. Plus exactement il parle du grand amour. Il ne parle que de ça. Et il en parle en s'inscrivant dans le genre hollywoodien en diable de la screwball comedie: deux êtres que tout oppose (un voiturier beatnik exubérant et une bourgeoise peu loquace et névrosée joués par Seymour Cassel et Gena Rowlands) vont se confronter, apprendre à se connaître et à s'aimer. Cassavetes rend ainsi hommage à New-York Miami de Capra avec Clark Gable justement. Quant à Bogart il est cité pas moins de trois fois! Dans le Faucon maltais puis Casablanca (deux films où les histoires d'amour se terminent mal) puis dans Le Port de l'angoisse où à l'inverse Bogart-Bacall y célèbrent leur amour à l'écran pendant que Minnie et Moscowitz font de même dans la salle.
Mais Cassavetes ne serait pas Cassavetes s'il n'introduisait quelques grains de sable dans cette machine trop bien huilée. Ceux qui espéraient le voir dans des scènes glamour avec Gena Rowlands en ont été pour leurs frais. Il prend le contrepied de leurs attentes en jouant le rôle de l'amant lâche, jaloux et violent qui passe Minnie à tabac. De même son histoire avec Moscowitz n'est pas dénuée de violence. Violence symbolique liée à la différence de condition sociale (la scène où elle ne parvient pas à présenter Moscowitz à ses amis), violence que Seymour Moscowitz s'inflige à lui-même. Etre excessif, impulsif, il est en proie à d'incontrôlables débordements. Et pourtant c'est l'amour qui l'emporte. Un amour fou, viscéral comme toujours chez Cassavetes. "Il n'y a pas d'amour il n'y a que des preuves d'amour." Et ce sont les corps (qui ne mentent jamais comme le disait Alice Miller) qui fournissent ces preuves. La plus belle étant celle où Seymour pris dans son élan se rase la moustache: il tombe le masque. Même chose pour Minnie qui troque ses lunettes noires pour des lunettes roses: tout un symbole!
C'est le 4eme film de Cassavetes mais son 2eme vraiment indépendant. Et cette indépendance se paie au prix fort: hypothèque de la maison de Cassavetes et Rowlands, comédiens bénévoles qui tournent de nuit après leur travail jusqu'à épuisement, réalisateur qui fait l'acteur en parallèle pour réinjecter les cachets dans le film, recyclage de chutes de pellicules d'autres productions, montage interminable...A tous points de vue Faces s'est construit à la marge du système et n'a dû son existence qu'à la détermination sans faille de toute son équipe. Alors oui Faces est un film fauché, pas complètement abouti techniquement (un seul technicien pour l'ensemble du film) mais who cares? C'est un film d'un engagement fou, total, absolu. Un film réalisé avec les tripes où le besoin de s'exprimer librement est viscéral.
Faces s'inscrit dans la lignée de Shadows. Même noir et blanc granuleux, même caméra à l'épaule filmant au plus près des corps et des visages, même errances nocturnes, même montage dicté par le rythme de l'action et le jeu des comédiens, même frontière ténue entre la fiction et le documentaire.
Faces possède plusieurs strates. A première vue, le film aurait pu s'intituler "la valse des pantins". On assiste en effet à de nombreuses scènes hystériques où les personnages copieusement imbibés d'alcool crient, gesticulent, rient frénétiquement, pleurent etc. Mais Cassavetes arrache toujours le masque à un moment ou à un autre. Souvent au bout de longs plans-séquences où les corps s'abandonnent, s'empoignent en toute impudeur. Et au bout du compte, la tristesse, le désespoir, un profond désarroi. Faces dissèque les faux-semblants de l'american way of life. Une société d'apparences privée de sens et de communication où les couples se délitent sous nos yeux. Où les hommes d'affaires fuient leurs épouses "givrées" ou suicidaires dans les bras des call-girls. Où les épouses délaissées se consolent en parallèle en faisant appel à des gigolos. Il y a un parallélisme évident entre le rôle de Jeannie l'escort-girl et celui de Chet, le danseur au service des dames. Tous deux tenus par des piliers de la bande de Cassavetes (Gena Rowlands et Seymour Cassel), ils sont à la fois objets de désir et de défoulement. Faces montre le vrai visage d'une certaine Amérique de la réussite. Et il n'est pas beau à voir même si les fragments d'humanité arrachés aux masques sont bouleversants.
Même année de réalisation (1959), même envie de briser les règles d'un certain cinéma traditionnel, même sens du système D pour pallier les carences budgétaires et les approximations techniques, même goût pour les déambulations urbaines et les conversations chaotiques entre futilités et questions existentielles, même caméra en liberté filmant comme on respire... Shadows, premier film de Cassavetes qui marque la naissance du cinéma indépendant américain est une sorte de frère d'A bout de souffle, manifeste de la nouvelle vague du cinéma français. " Le film que vous venez de voir est une improvisation." Ce carton inséré dans le générique de fin ne doit surtout pas être pris au pied de la lettre. Même si l'idée de Shadows est née lors d'une improvisation théâtrale, même si l'histoire s'est construite au fur et à mesure du tournage, une grande partie du film à été scénarisée et les dialogues écrits. L'impression de spontanéité, d'improvisation, de naturel qui émane du film n'est pas le fruit du hasard mais de choix de mise en scène comme celui qui consiste à enlever les marqueurs au sol pour donner plus de liberté de mouvement aux comédiens. La caméra est obligée pour ne pas les perdre de les coller au plus près, d'épouser leur rythme. Il est beaucoup question de rythmes et de couleurs dans Shadows qui baigne dans la musique jazz et les battements de pouls du Manhattan nocturne des années 50 (cinémas, concerts, music-hall, pistes de danse, soirées privées intellos etc.) Il y est aussi beaucoup question d'identité. Hugh, Ben et Lelia qui sont frères et sœur et afro-américains ont bien des difficultés à trouver leur place dans la société. Hugh est un musicien de jazz en crise car sa musique ennuie les clients et on lui demande de s'entourer de chorus girls pour rebooster l'audience ce qu'il trouve humiliant. De plus sa négritude manifeste l'expose particulièrement au racisme et en retour le rend agressif et intolérant. Ben, son jeune frère métis est un paumé qui erre avec ses amis de bar en bar pour tenter de chiper les filles des autres ce qui lui vaut de rudes "recadrages" à coups de poing. Quant à Lelia, elle fait une expérience particulièrement douloureuse liée à son teint de peau très clair. Elle tombe en effet amoureuse de Tony, un petit blanc baratineur et lâche avec lequel elle va de désillusion en désillusion. Au plus près des visages et donc des émotions, Cassavetes nous livre quelques scènes magistrales: celle de la déception (voire du dégoût) du premier rapport sexuel très loin de ce qu'elle s'était imaginé et celle du racisme ordinaire où tout est dit en deux plans: celui du visage de Tony qui s'assombrit (sans jeu de mots) lorsqu'il découvre le frère de Lelia et comprend donc qu'elle est noire. Et celui du visage de Lelia qui lit celui de Tony et comprend que leur histoire est finie. L'absurdité de ce racisme est particulièrement bien mis en valeur par les lumières qui font souvent paraître Tony plus noir que Lelia.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.