"Mouchette" est indissociable dans mon esprit de "Au hasard Balthazar" (1966). Les deux films, réalisés à la suite forment un diptyque sur la désespérance. J'utilise volontairement ce terme en écho à la chanson récurrente que l'on entend dans "Mouchette" et qui demande "d'espérer plus d'espérance" mais aussi parce que dans ce terme il y a la notion de perte de la foi (en Dieu, en l'être humain, en l'Etat, en la société) qui se traduit cinématographiquement par une sécheresse et une cruauté sidérante. La distanciation quasi-brechtienne propre à Robert BRESSON et son sens de l'épure aboutit à un sentiment de tragédie inéluctable et de désolation. Comme l'âne Balthazar, Mouchette (Nadine Nortier) est un être que sa vulnérabilité confronte à la cruauté du monde. Une cruauté qui est également soulignée dans "Mouchette" par les scènes de chasse filmées elles aussi avec une sécheresse clinique, sans filtre aucun. En ouvrant et ponctuant le film, elles reflètent un monde dominé par le mal. Celui dans lequel vit Mouchette, une gamine très pauvre dont la vie se résume à subir des brimades de la part des hommes qui l'entourent, à commencer par son père violent et alcoolique alors que les femmes l'écrasent de leur mépris condescendant ou de tâches domestiques, sa mère étant alitée. Même dans la seule scène où Mouchette profite un peu de la vie, elle s'en prend plein la figure. Comme Balthazar, elle représente l'innocence martyrisée qui ne trouve nul secours dans son calvaire. Le visage dur de Mouchette, filmé avec intensité par Robert Bresson me fait penser à celui de l'afghane aux yeux verts de Steve Mc Curry qui avait alors à peu près le même âge et avait déjà subi elle aussi les pires horreurs que les hommes peuvent infliger à ceux qui sont plus faibles qu'eux.
"Au hasard Balthazar" est une fable décrivant la nature humaine du point de vue d'un âne qui au fil de son existence, passe de maître en maître. Son destin suit en parallèle celui de Marie (Anne WIAZEMSKY) qui le reçoit en cadeau alors qu'il n'est encore qu'un ânon et elle, une petite fille. Mais une fois l'innocence de l'enfance révolue, l'âne est séparée de sa maîtresse pour subir ce qui s'apparente à un véritable calvaire: tantôt bête de somme et tantôt animal de foire, il croise plusieurs fois le chemin de Marie lorsqu'il tombe sous la coupe de ses amants, particulièrement de Gérard le voyou qui s'acharne autant sur elle que sur lui. Comparé au vagabond de Charles CHAPLIN, Balthazar me fait tout autant penser à Buster KEATON de par son impassibilité, animal oblige qui fait d'autant mieux ressortir les vices de ses maîtres: l'alcoolisme d'Arnold le vagabond, l'avarice du marchand de grains ou encore l'orgueil du père de Marie pour qui avoir un âne dans les années 60, c'est démodé. C'est que Balthazar est également le témoin malgré lui d'une France en pleine mutation où les signes de modernité dans le monde paysan se multiplient, monde paysan qui est sur le point de disparaître. Enfin, impossible de passer à côté de la dimension christique du film. Déjà parce que l'âne est un animal biblique associé à la naissance du Christ et qu'il porte le nom de l'un des trois rois mages. Mais aussi parce que le martyre signifie en grec ancien "témoin" au sens de celui à qui on inflige de nombreux tourments ici par le seul fait d'être un être vivant asservi à l'homme. L'âne devient ainsi par son martyre le témoin de la cruauté de l'homme envers plus faible que lui et plus généralement de sa folie cupide et meurtrière envers le vivant. Robert BRESSON signe un film moraliste d'apparence passéiste mais en réalité visionnaire. La preuve avec la sortie prochaine de "Hi-Han" (2022), un remake signé par Jerzy SKOLIMOWSKI dans un monde en train de basculer du triomphe de la technologie, du capitalisme et du consumérisme au cauchemar du dérèglement climatique et de la sixième extinction de masse.
Je ne sais pas si "Un condamné à mort s'est échappé" est comme je l'ai lu le film le plus abordable de Robert BRESSON, les programmateurs du dispositif "Lycéens au cinéma" lui avaient préféré "Pickpocket" (1959). Mais ces deux films ont pas mal en commun, en particulier le fait de transcender le genre dans lequel ils s'inscrivent (le film d'évasion et le polar) sans pour autant le dénaturer. Dans son style caractéristique, dépouillé, elliptique, introspectif Robert BRESSON décrit un cheminement qui est autant temporel que spirituel. L'économie de mots et la précision des gestes se justifie ici par le contexte carcéral qui fait que chaque mouvement mal calculé peut être fatal. Derrière son apparente abstraction, il s'agit d'un cinéma très sensoriel (que l'on pense au rôle des mains filmées en gros plan et du toucher dans "Pickpocket" comme dans "Un condamné à mort s'est échappé" ou à l'importance des sons dans la prison où le lieutenant Fontaine est enfermé) mais cette sensorialité est toujours en relation avec quelque chose qui relève de l'invisible (dans "Un condamné à mort s'est échappé", c'est la chance qui en étant du côté du lieutenant favorise son évasion mais aussi la rencontre avec des guides spirituels emprisonnés comme lui tels qu'un pasteur et un abbé). Tiré d'une histoire vraie ayant eu lieu en 1943 dont on connaît l'issue dès le départ, le film nous fait partager l'intimité d'un homme (et notamment sa voix intérieure) que sa force de caractère, sa patience, son ingéniosité, sa minutie et sa détermination empêche de sombrer dans le désespoir. On partage également ses moments de doute, notamment face à l'arrivée d'un jeune co-détenu au visage d'ange mais aux habits pas nets dont il ne sait s'il constitue une entrave de plus ou au contraire un allié. Il doit donc faire un choix risqué sans savoir avant de l'avoir éprouvé s''il est le bon, un de plus qui démontre que même physiquement privé de liberté, l'homme conserve son libre-arbitre. Le sous-titre du film, "Le vent souffle où il veut" (parole de Jésus à Nicodème) est de ce point de vue éloquent.
Film court (1h05) de Robert BRESSON qui frappe par sa concision mais aussi son extrême précision:
- Précision documentaire: le film est pour l'essentiel basé sur les minutes du procès de 1431 conservées à la BNF.
- Précision de la mise en scène: très épurée, celle-ci est pour l'essentiel une confrontation entre Jeanne d'Arc et l'évêque de Beauvais Pierre Cauchon, allié aux anglais qui veulent la mettre à mort. En dépit de son inculture, de sa peur de la mort et de sa solitude face à un aéropage d'hommes hostiles, Jeanne d'Arc tient tête à l'évêque et la mise en scène fait en sorte qu'ils soient sur un pied d'égalité. Le film acquiert de ce fait une dimension universelle et intemporelle: on y voit une jeune fille résister à toutes les pressions et accusations au nom de convictions profondes et inébranlables. Sa foi en Dieu et dans le roi Charles VII son lieutenant sur terre ébranle le pouvoir d'intermédiaire de l'Eglise et celui des anglais qui ont des prétentions dynastiques sur le trône de France. Autre temps, autres lieux, j'ai pensé à "Sophie Scholl - Les derniers jours" (2005) qui est également un mano à mano entre un représentant du pouvoir oppresseur et une résistante vouée à la mort mais qui triomphe par sa force morale.
- Précision des mots: dans une langue simple et directe, Jeanne déjoue les pièges tendus par Cauchon (principalement lorsqu'il tente de prouver son hérésie ou l'entraîner sur le terrain de la sorcellerie) pressé par les anglais d'en finir (le hors-champ sonore et visuel laisse entrevoir l'ambiance haineuse autour du procès). Cauchon la presse de questions courtes et incisives et elle lui répond du tac au tac sans se démonter et sans se laisser perturber par l'ambiance hostile à son égard.
- Précision des images enfin: comme nombre d'autres héroïnes bressonnienne, Jeanne est habitée par la grâce et celle-ci illumine son visage. Sa posture la fait d'ailleurs souvent ressembler à une icône alors que la scène de fin ressemble à une assomption: Jeanne s'évanouit en fumée plus qu'elle ne brûle et les colombes que l'on voir passer sont comme des témoignages de son salut.
"Pickpocket" était fait pour le style bressonien. Pas seulement par le contenu du film, l'histoire du chemin tortueux par lequel Michel (Martin LaSALLE) parvient à la grâce, incarnée par la figure de madone de Jeanne (Marika GREEN). Mais aussi par son style fait de répétitions et de fragmentations.
Le film se caractérise en effet tout d'abord par un art de la reprise. Robert BRESSON filme les mêmes lieux, les mêmes situations, emploie les mêmes sons et la même musique (la suite n°7 d'après Jean-Baptiste Lully). Michel acquiert la dextérité nécessaire à son activité en s'entraînant à répéter les mêmes gestes jusqu'à ce qu'il les maîtrise. Les séquences de vol à la tire, surtout lorsqu'elles sont réalisées en bande ressemblent à des chorégraphies réglées au millimètre près. Elles relèvent de l'art de la prestidigitation. Un véritable prestidigitateur, Henry Kassagi a d'ailleurs été conseiller technique sur le film. Mais la répétition suggère aussi l'addiction. Michel est prisonnier d'un besoin compulsif de voler qui l'aliène. La mise en scène de plus en plus encadrante suggère cet enfermement progressif dans le vice.
Ensuite, le film est fragmenté. Tout d'abord sur le plan narratif, il y a de nombreuses ellipses temporelles qui ont pour but d'épurer le récit et de mettre en valeur des temps morts qui sont habituellement évacués du scénario comme les entrées et les sorties. La fragmentation touche aussi l'espace qui n'est jamais vu intégralement mais plutôt selon un point de vue humain. Elle concerne également le son qui est retravaillé par Robert BRESSON de façon à effacer certains bruits et à en amplifier d'autres. Le bruit de fond est éliminé ce qui rend les lieux de circulation ou de sociabilité étrangement silencieux. A l'inverse certains sons comme celui de la fête foraine ou de la course de chevaux servent à se substituer à l'image qui reste hors-champ. Cette dissociation est aussi celle du pickpocket qui doit faire en sorte que sa main s'autonomise par rapport à son regard pour anesthésier la vigilance de la victime afin qu'elle ne se rende compte de rien. Le non-jeu des acteurs ou plutôt des "modèles" comme les qualifie Robert BRESSON va de pair avec l'inexpressivité du pickpocket qui doit afficher un masque de neutralité pour qu'on ne puisse pas lire ses intentions sur son visage.
Cependant répétitions et fragmentations ne seraient rien sans l'objectif final qui est celui de la conversion. Michel apparaît comme un être fuyant le contact humain et la réalité. Il se prend pour un surhomme nietzschéen qui se croit au dessus des lois alors qu'il assouvit surtout ses pulsions. Son arrestation et son séjour en prison auront un effet émancipateur paradoxal et lui permettront de s'ouvrir à l'autre et à l'amour.
"Il n'y a pas d'amour Hélène, il n'y a que des preuves d'amour" dit Jacques (Jean Marchat) à son amie (Maria Casarès) rongée de doutes au début du film sur la réalité de l'amour que lui porte Jean (Paul Bernard). Jacques est une référence à l'œuvre dont le film est l'adaptation, "le mariage saugrenu", l'un des récits contenu dans Jacques le fataliste et son maître de Denis Diderot. Il s'agit de l'histoire de Mme de la Pommeraye qui délaissée par son amant le marquis des Arcis décide de se venger en oeuvrant secrètement à son mariage avec Mademoiselle d'Aisnon que sa mère a prostituée. Elle fait passer les deux femmes pour des dragons de vertu.
De ce conte moral du XVIII° siècle transposé dans le Paris contemporain, Bresson a tiré non un mélodrame mais un film dont la grandeur tragique et mystique n'a d'égale que la sobriété du jeu tout en retenue des acteurs allié au dépouillement des décors et de la mise en scène. Les conditions extrêmement difficiles du tournage en pleine guerre n'expliquent que partiellement cette économie de moyens. Bresson n'en est qu'à son deuxième film mais il est déjà extrêmement rigoureux, perfectionniste et exigeant. Il recherche l'épure, la sobriété, la simplicité. Tout le contraire de Maria Casarès à qui il impose une sorte de "vœu de silence" malgré sa résistance. Toute la frustration de la tragédienne brimée s'exprime dans une rage contenue qui donne une force extraordinaire à son personnage de femme-araignée perfide et cruelle qui emprisonne ses proies dans sa toile pour satisfaire sa rancune.
Là où Bresson se différencie franchement de Jacques le fataliste, c'est que son approche moraliste se double d'une approche religieuse (Diderot était athée) portée par le beau personnage d'Agnès (Elina Labourdette). En dépit des apparences qui lui sont défavorables (sa pauvreté, sa relation trouble avec une mère mi-maquerelle, mi-mère supérieure, son costume d'entraîneuse qui rappelle celui de Marlène Dietrich dans l'Ange Bleu), Agnès dès sa première apparition irradie d'innocence. Innocence liée à la référence à Molière dans son prénom, à son caractère entier et déterminé et à la joie authentique qu'elle exprime lorsqu'elle danse, toute en élan et en ouverture. Le film nous raconte son chemin de croix vers la rédemption, une rédemption qu'elle atteint dans une scène finale sublime, un véritable acte de grâce divine qui révèle à chacun ce qu'il est, profondément. Agnès auréolée de blanc, merveilleusement éclairée dans sa pureté retrouvée. Jean que la vengeance d'Hélène n'atteint que dans son vernis mondain, faisant éclater au grand jour ses sentiments véritables ("la vanité et l'amour sont incompatibles" disait déjà Madame de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses, une œuvre apparentée à celle-ci). Et enfin Hélène repliée dans sa noirceur, sa vanité et son amour-propre qui croyait tout contrôler et à qui la situation finit par échapper.
Jacques Demy aimera tellement ce film qu'il lui inventera une suite. Ce sera Lola, son premier film avec Elina Labourdette qui reprendra son rôle d'ancienne danseuse et Anouk Aimée en costume d'Ange Bleu, femme "de mauvaise vie" à la pureté éclatante.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.