Présenté au festival américain de Deauville début septembre, "Belushi" a été diffusé sur OCS le 18 septembre et est désormais disponible sur My Canal. Il s'agit d'une "biographie orale" de l'humoriste, acteur et musicien américain mort d'une overdose en 1982 à l'âge de 33 ans. Biographie orale car les nombreux intervenants qui témoignent sur sa vie n'apparaissent pas à l'écran. On n'entend que leurs voix-off qui se succèdent sur des images d'archives (photographies, coupures de presse, vidéos), les trous étant remplis par des séquences d'animation façon BD.
La notoriété mondiale de John BELUSHI (et son passage à la postérité) n'est due qu'à un seul film: "The Blues Brothers" (1980). "1941" (1979) a été en effet un échec commercial et son côté anarchiste et déjanté ne correspond pas à l'image que beaucoup se font de Steven SPIELBERG (qui pourtant apparaît brièvement dans "Les Blues Brothers"). En revanche "anarchiste et déjanté" correspond bien à la personnalité (privée et artistique) de John BELUSHI qui avant le film culte de John LANDIS avait étalé son humour trash et régressif (dont Jim CARREY est un héritier) durant quatre ans à la télévision américaine au sein du SNL (Saturday Night Live) avec une bande de potes devenus également des stars (le "brother" Dan AYKROYD, Harold RAMIS, Bill MURRAY, tous trois futurs "Ghostbusters") (1984). Parallèlement, il avait fondé un groupe de blues avec Dan AYKROYD et des musiciens, écumé les salles de concert de Los Angeles et sorti un album, prélude au film de John LANDIS. Sans parler d'une vie nocturne intense. John Belushi était donc un surdoué en de nombreux domaines mais aussi un écorché vif incapable d'encaisser les coups et un kamikaze sans limites qui s'est logiquement brûlé les ailes avec pour carburant une toxicomanie galopante et encouragée par l'époque, celle de la contre-culture. Autre camée célèbre, Carrie FISHER qui a été sa partenaire dans "Les Blues Brothers" explique avec bon sens que les cures de désintoxication ne pouvaient qu'échouer étant donné qu'elles ne s'attaquaient pas aux problèmes que la drogue servait justement à masquer. Souffrant (comme Carrie FISHER diagnostiquée à l'âge de 24 ans) vraisemblablement de troubles bipolaires (ses variations d'humeur étant de véritables montagnes russes avec "des hauts très intenses et des bas très sombres"), John Belushi était issu d'une famille albanaise immigrée qui ne s'était jamais intégrée et avec laquelle il n'était jamais parvenu à établir le contact. Par contraste, son besoin de relations fusionnelles aboutit à une solitude plus grande encore. Car c'est seul qu'il s'est éteint au Château-Marmont à Los Angeles pendant que sa femme avait pris le large pour sauver sa peau et que Dan AYKROYD n'est pas cette fois arrivé à temps avec le scénario de "Ghostbusters" (1984) pour le sortir de sa prison.
"Le Chant du Danube" fait partie des films les moins connus de Alfred HITCHCOCK sans doute parce que sa diffusion est devenu au fil du temps une rareté. Il existe pourtant en DVD zone 2, seul ou à l'intérieur d'un coffret. Mais Hitchcock n'avait pas beaucoup d'estime pour ce film si l'on se fie à ce qu'il en disait dans ses entretiens avec François TRUFFAUT. Selon moi, il avait tort. Déjà parce qu'il y a toujours quelque chose de bon à retirer d'un film de Alfred HITCHCOCK, même considéré comme mineur. Et ensuite, parce que bien qu'atypique dans sa filmographie, "Le Chant du Danube" porte bien sa signature et est plus inventif, dynamique et intéressant (tant sur le fond que sur la forme) que d'autres films qu'il a pu faire à la même époque (par exemple "Junon et le paon") (1929) ou même ultérieurement ("Joies matrimoniales") (1941).
Il est difficile de définir le genre auquel appartient "Le Chant du Danube", c'est selon moi l'un de ses charmes. Il s'agit de l'adaptation d'une opérette, "Walzer aus Wien" (le titre du film en VO) de Heinz Reichter, A.M. Willner et Ernst Marishka, créée à Vienne le 30 octobre 1930 sur des musiques de Johann Strauss père et fils arrangées par Erich Korngold. Pourtant, le résultat à l'écran n'a rien à voir avec ce que l'on pourrait craindre: une grosse pâtisserie meringuée façon "Sissi" (1955). Il est bien question pourtant de pâtisserie dans "Le Chant du Danube" et aussi de biographie romancée, et évidemment de musique mais c'est pour mieux échapper aux clichés. Alfred HITCHCOCK créé un film extrêmement libre (surtout pour l'époque) qui si je devais le définir se situe quelque part entre le récit d'émancipation et la comédie à tendance burlesque. Il fait le portrait particulièrement attachant de Johann Strauss junior dont le génie créatif est étouffé par un père castrateur et une fiancée possessive. Mais un troisième personnage, la comtesse Helga von Stahl lui apporte au contraire une aide décisive (et un grand souffle de liberté). On est charmé par la manière très imagée (et rythmée) avec laquelle Hitchcock transcrit la genèse de la création de la célèbre valse de Strauss junior "Le Beau Danube bleu", la façon dont il parvient à la faire entendre au public ainsi que par quelques moments où la comédie s'emballe jusqu'aux limites de la transgression notamment au début et à la fin, bâties sur le même modèle. Une fin qui m'a beaucoup fait penser à l'acte II du "Mariage de Figaro"* dont le sous-titre est "La folle journée".
* Pour mémoire, il s'agit du moment où le comte surgit chez la comtesse, persuadé de son infidélité, pour y débusquer Chérubin qui s'est caché dans le cabinet adjacent. Mais Chérubin parvient à sauter par la fenêtre et Suzanne a le temps de prendre sa place juste avant que le comte n'oblige la comtesse à ouvrir la porte du cabinet. Dans "Le Chant du Danube", le comte, persuadé que sa femme le trompe avec Strauss junior se précipite chez lui pour se faire ouvrir la porte de sa chambre mais ce n'est pas non plus la personne à laquelle il pense qui en sort à la suite de péripéties savoureuses que je ne dévoilerai pas.
Le documentaire "Hallelujah, les mots de Léonard Cohen" traite de deux sujets entre lesquels les réalisateurs ont eu visiblement du mal à choisir. Le premier est une évocation (un peu trop rapide) des sources d'inspiration des textes poétiques de Léonard Cohen qualifié de "troubadour des temps modernes". D'une d'entre elles surtout, celle qui donne son titre au film. Car le deuxième sujet est l'histoire peu commune du parcours de cette chanson extraite d'un album intitulé "Various positions" passé inaperçu à sa sortie au milieu des années 80 et même retoqué dans un premier temps aux USA par la maison de disques Columbia. Ce sont les reprises effectuées par d'autres artistes et en particulier par Jeff Buckley dans les années 90 qui vont assoir peu à peu sa notoriété. La mort de ce dernier à l'âge de 30 ans en 1997 va amplifier la portée de cet hymne qui deviendra ensuite dans une version expurgée l'un des titres-phares de la bande originale du premier "Shrek" (2001) puis de "Tous en scène" (2016). "Hallelujah" est le parfait exemple d'une oeuvre née dans les marges (outre son créateur, on peut citer l'interprète de l'une des premières reprises du titre dans un album-hommage à Léonard Cohen en 1991, John Cale, co-fondateur du groupe "The Velvet Underground") qui peu à peu s'impose jusqu'au centre de l'industrie anglo-saxonne du divertissement, que ce soit dans le cinéma d'animation, à la télévision dans les émissions de télé-crochet du type "The Voice" ou encore lors d'hommages comme celui en mémoire des victimes du coronavirus. Non sans avoir perdu quelques plumes au passage. "Hallelujah" est en effet dans sa version d'origine un texte d'inspiration religieuse comme son titre l'indique (il signifie "loué soit dieu" dans l'ancien testament soit en hébreu "hallelu" "Yah" (vé) devenu dans le nouveau testament "Alleluia", "loué soit le seigneur"). Le succès de cette chanson provient en partie du moins de cette inspiration dans le sacré de par sa capacité à fédérer, à faire communier comme dans une grand messe laïque (religion signifie "relier" dieu et les hommes et l'art fait partie du divin). Mais dans le texte d'origine, ce mysticisme était également intimement relié à l'acte sexuel, certains passages étant très explicites. Et ce sont eux qui évidemment ont disparu car cela aurait fait fuir le public familial ou même tout simplement le grand public. Le sexe et le sacré étant pourtant profondément liés, Léonard Cohen se montre bien plus authentiquement religieux que tant de théoriciens autoproclamés de la foi. Loué soit-il de nous l'avoir rappelé.
Documentaire-somme testamentaire incontournable, Ennio ressemble à une caverne d'Ali Baba dont le maestro accepterait de nous donner les clés. Connu pour sa réticence à se livrer aux journalistes, l'homme aux cinq cent partitions disparu en 2020 visiblement cette-fois ci en confiance devant la caméra de Giuseppe TORNATORE accepte d'expliquer au néophyte la genèse de ses créations les plus célèbres avec modestie, drôlerie et en décalage avec le caractère monumental de son oeuvre. Il faut le voir imiter le cri du coyote pour amorcer le générique de "Le Bon, la brute et le truand" (1966) par exemple. De nombreux cinéastes avec lequel il a travaillé (Gillo PONTECORVO, Bernardo BERTOLUCCI, Dario ARGENTO, Quentin TARANTINO, Clint EASTWOOD bien sûr etc.) ainsi que des compositeurs et musiciens célèbres (Quincy JONES, Bruce SPRINGSTEEN, John WILLIAMS) témoignent également sur son travail avec une admiration non dissimulée (qui peut parfois agacer par son manque de recul). Au-delà d'une analyse du génie créatif de Ennio MORRICONE dont le caractère précurseur est souligné, sa difficulté à entrer dans les cases explique sa reconnaissance tardive auprès des puristes et des académies. La musique de film, considérée comme commerciale était en effet méprisée par les maîtres du conservatoire où Ennio Morricone étudia, l'un d'eux allant jusqu'à la comparer à de la prostitution ce qui généra chez lui de la culpabilité et un sentiment d'infériorité. De plus avant son travail pour le cinéma, Ennio MORRICONE avait été arrangeur pour la variété italienne dans les années cinquante et au début des années soixante. Un domaine où il n'hésitait pas déjà à expérimenter de nouveaux sons, brouillant les frontières entre les arts majeurs et la culture populaire. On remarque également qu'il n'acceptait pas les compromis artistiques, pas plus qu'il n'accepta de céder aux sirènes hollywoodiennes (une des raisons qui explique qu'il ait été recalé cinq fois à la cérémonie des Oscars?) En tout cas, sa brillante, limpide et lumineuse masterclass génère 2h36 de bonheur pour le cinéphile et le mélomane qui fait largement oublier les longueurs, oublis et manques de nuances ici et là.
Découvrir les films de Maurice PIALAT dans l'ordre (je n'avais vu avant la rétrospective que Arte lui consacre que "À nos amours" (1983) et "Police") (1985) s'avère éclairant. En effet de "L Enfance nue" (1968) jusqu'à "À nos amours" (1983), l'inspiration autobiographique saute aux yeux et offre une fresque humaine d'un naturalisme saisissant d'âpreté allant de l'enfance à la mort en passant par l'adolescence et la vie de couple. A partir de "Police" (1985) si le style et certaines obsessions restent parfaitement reconnaissables, les sources d'inspirations deviennent exogènes, puisant dans le genre du polar, dans le roman et ici dans la biographie d'un peintre célèbre. Cependant on peut se demander dans quelle mesure Maurice Pialat ne se dépeint pas lui-même au travers de sa chronique des derniers jours de Vincent Van Gogh: c'est lui-même qui tient le pinceau dans les rares moments du film où son personnage s'adonne à la peinture et il lui prête par moment des réactions qui étaient les siennes (par exemple un certain agacement face aux contingences de la vie qui l'entravent dans son acte de création). On peut ajouter également l'amertume de l'artiste incompris et le caractère revêche voire goujat d'un Van Gogh amateur de femmes mais antipathique qui n'est pas sans rappeler le Jean de "Nous ne vieillirons pas ensemble" (1972) (qui était faut-il le rappeler un cinéaste raté). Bref, on est pas loin de l'autoportrait de Maurice Pialat en Van Gogh d'autant que si la peinture occupe une place très périphérique dans le film, celui-ci est conçu comme une série de tableaux vivants, chaque scène étant d'une grande beauté visuelle rappelant la peinture impressionniste (celle de Auguste Renoir surtout avec les plans de guinguette au bord de l'eau avec en toile de fond des barques à voile blanche ou bien le rouge d'une robe se détachant sur la végétation). On adhère ou non à la vision désacralisée, anti-spectaculaire du peintre ramené à une certaine trivialité du quotidien. Personnellement, j'ai trouvé que la principale limite du film résidait dans la façon dont est retranscrite la relation entre Van Gogh (Jacques DUTRONC très crédible) et Marguerite (Alexandra LONDON), la fille du docteur Gachet (Gérard SÉTY). Montrer une jeune fille bourgeoise avoir une liaison avec un homme pauvre deux fois plus âgé qui l'amène au bordel* et fornique avec elle en public sous les yeux d'un père furieux mais impuissant relève de l'imaginaire (ce qui semble correspondre à la biographie de l'artiste) mais Pialat montre cela comme une réalité ce qui jure grossièrement avec l'époque retranscrite.
* Les filles de la bourgeoisie étaient élevées au XIX° pour être livrées vierges et frigides à leur mari, les prostituées assurant la satisfaction de leur libido. Deux rôles bien distincts que Pialat s'amuse à brouiller. dans une optique qui lui est propre (la romance entre une bourgeoise et un prolo rappelle "Loulou") (1980) mais qui ne fonctionne pas ici.
J'ai bien aimé sur le moment les films précédemment vus de Baz Luhrmann ("Roméo + Juliette", "Moulin Rouge", "Ballroom Dancing") mais honnêtement, je n'en ai pas retenu grand-chose. "Elvis" tout aussi démesuré et baroque dans sa mise en scène me semble se situer un cran au-dessus des films précédemment cités. Donc être un film plus mémorable, et ce au moins pour trois raisons. La première tient à l'acteur qui incarne Elvis, Austin Butler qui est troublant de vérité en plus d'être incroyablement charismatique et d'avoir une voix proche de celle du King (sans parler de sa façon de bouger sur scène). On sent que son engagement est total. La deuxième tient à une lecture non manichéenne des personnages et de leurs relations qui fait l'objet d'un travail de fond. C'est une bonne idée d'avoir fait du colonel Parker (Tom Hanks, remarquable), l'impresario d'Elvis le narrateur du récit. Cet escroc manipulateur à l'identité mystérieuse et au passé trouble est à la fois celui qui a compris le potentiel d'Elvis et l'a amené au sommet et celui qui a tout fait pour lui couper les ailes afin de l'exploiter jusqu'à l'os avec un sens consommé du marketing. Et face à cette emprise, Elvis adopte une attitude étrange, tantôt soumise et néfaste, tantôt rebelle, comme s'il avait besoin d'une figure paternelle coercitive pour pouvoir s'affirmer et faire briller son talent. Enfin la troisième réside dans la lisibilité des enjeux autour de l'histoire et de la personnalité artistique du King. Le film se divise clairement en deux parties. Dans la première (années 50 et 60) qui repose sur une mise en scène hystérique coutumière du réalisateur avec une succession rapide de plans voire une combinaison d'images hétéroclites reliées par le split-screen, Elvis est un chanteur subversif qui s'attire les foudres du patriarcat puritain et raciste WASP en popularisant auprès des blancs une musique pétrie d'influences afro-américaines et en excitant les jeunes filles avec son déhanché suggestif. Dans la seconde au contraire (années 70) à la réalisation beaucoup plus posée permettant d'approfondir la dramaturgie, il se retrouve enfermé dans une tour d'ivoire par le colonel Parker qui parvient ainsi à le contrôler en l'empêchant de voyager hors des USA (car alors il lui aurait échappé) et à le transformer en machine à cash lui permettant d'éponger ses dettes de jeu en empochant jusqu'à 50% de ses gains (la norme étant 10% comme le souligne la série du même nom). Cette mue donne au film toute sa résonance et s'avère prometteuse pour la suite de la carrière de Baz Luhrmann.
Temple Grandin, professeure d'université américaine née en 1947 est ce qu'on appelle une autiste de haut niveau ou encore une personne atteinte du syndrome d'Asperger, forme d'autisme sans déficit intellectuel ni retard de langage. Encore que Temple Grandin n'ait parlé que vers l'âge de 4 ans. C'est dire s'il est difficile de cerner cet handicap ou cette différence selon le point de vue où l'on se place. Evoquer un trouble du spectre de l'autisme est plus juste car il y a autant de formes d'autisme que d'autistes même s'il y a des récurrences comme les intérêts spécifiques (domaine d'expertise), l'hyper (ou l'hypo)sensorialité, les stéréotypies comportementales, l'attention aux détails ou les difficultés à communiquer. Temple Grandin est l'une des premières personnes atteinte de ce trouble qui a réussi à en parler, que ce soit par ses conférences ou par les livres qu'elle a écrit, d'ailleurs c'est elle qui a aidé Dustin Hoffman à incarner "Rain Man" qui est le film qui a contribué à faire connaître le syndrome d'Asperger. Par ailleurs, le domaine d'expertise de Temple Grandin est le monde animal et plus précisément le bétail pour lequel elle s'est passionnée très jeune. S'identifiant à ces animaux beaucoup plus proches de son mode de fonctionnement sensoriel que celui, abstrait et social des humains neurotypiques, elle s'est spécialisée dans la recherche en zootechnie et a révolutionné la manière de les traiter dans les élevages industriels et dans les abattoirs. Elle a réussi à faire comprendre que le bien-être animal allait dans le sens des intérêts des éleveurs exactement comme le fait de comprendre l'autisme plutôt que de l'ostraciser va dans le sens des intérêts de la société toute entière.
Réalisé en 2010, le téléfilm de Mick Jackson retrace le parcours exceptionnel de Temple Grandin avec une grande fidélité, allant jusqu'à imaginer un dispositif ingénieux pour faire comprendre au spectateur sa manière de penser. Comme celle-ci s'appuie sur des images mentales, il a tout simplement l'idée de les faire apparaître à l'écran. Cela donne parfois un résultat amusant, quand Temple Grandin prend les expressions au pied de la lettre par exemple. Claire Danes est bluffante dans le rôle et nous fait ressentir la très grande détermination de son personnage qu'aucune manifestation de rejet n'arrête: les scènes où elle rivalise d'inventivité pour réussir à entrer dans un ranch où elle n'est pas la bienvenue (une femme autiste qui explique à des cow-boys comment ils doivent s'y prendre, cela suscite quelques "résistances") font rire et suscitent également l'admiration.
Le comique est une affaire de tempo. Or, après un début plutôt réjouissant, "House of Gucci" tiré de faits réels traités sur le mode de la pantalonnade relatifs aux turpitudes de la famille à l'origine de la célèbre marque de luxe souffre hélas de sérieuses baisses de rythme dans sa deuxième partie. Le film aurait mérité d'être plus concis, un défaut désormais récurrent chez Ridley Scott qui dilue ses intrigues sur 2h30. A cela il faut ajouter des acteurs américains qui en font des tonnes en singeant outrancièrement l'accent italien (tout en parlant anglais, cherchez l'erreur) et en gesticulant. On ne sait à qui offrir la palme du plus beau cabot entre Jared Leto (grimé et méconnaissable), Al Pacino (pas grimé mais tout aussi méconnaissable depuis la dernière fois où je l'ai vu) et Lady Gaga qui elle au moins a un vrai personnage à défendre en la personne d'une Lady Macbeth de commedia dell'arte sauf qu'après avoir manipulé son époux pour parvenir à mettre la main sur l'empire Gucci, elle se retournera contre lui lorsqu'il lui échappera. L'époux c'est Maurizio Gucci alias Adam Driver jouant sur la sobriété et la discrétion de son personnage qui contraste avec les excès des guignols qui l'entourent. Contrairement à lui qui longtemps ne s'affirme pas et cherche même à fuir son héritage, sa femme Patrizia est une parvenue avide d'argent et de pouvoir qui considère Maurizio comme sa possession. Son père, Rodolfo (Jeremy Irons qui possède la même réserve que Maurizio mais est autrement plus intelligent) essaye bien de contrecarrer ses plans mais il ne fera pas long feu.
"House of Gucci" est donc une tentative intéressante de traiter l'ascension et la chute d'une grande famille sur un mode bouffon, grotesque, farcesque et parodique (Al Pacino dans le rôle d'un patriarche pas net renvoie forcément à "Le Parrain") mais on rit relativement peu tant le rythme est poussif et on voit bien comment un autre réalisateur aurait pu rendre tout cela beaucoup plus vif et percutant. Il en va de même de la musique, bien choisie (une playlist de tubes disco-pop-rock 70-80 et plusieurs extraits d'opéra italiens) mais qui aurait pu être utilisée de façon plus expressive.
Les reproches que j'ai formulé à propos de "La Fièvre de Petrov", le premier film de Kirill Serebrennikov que j'ai vu sont également en partie valables pour "Leto". Certes, le rythme n'est pas aussi hystérique et épuisant mais on reste dans quelque chose qui ne dépasse pas "l'art pour l'art" qui a donc du mal à atteindre le spectateur. Pourtant sur le papier, le programme était alléchant: revivre les années du rock underground soviétique juste avant la perestroïka, écouter des versions locales de grands standards et voir (en rêve) des remake inventifs de pochettes cultes, assister à des scènes de concert bridées par les autorités soviétiques soucieuses de marquer leur différence par rapport à la "décadence" occidentale et imaginer ce qu'elles auraient pu être sans cette censure (comme dans "La Fièvre de Petrov", le réalisateur abat la cloison entre réalité et fantasme ce qui brouille les repères). Mais il manque à ce bouillonnement formel typique des délires du réalisateur un vrai scénario et des personnages consistants. L'intrigue, famélique s'étire sur deux heures ou plutôt tourne en rond autour d'un triangle amoureux aussi excitant d'une boîte de flageolets. Il faut dire qu'ils ne dépassent pas le stade de la pose et que leurs velléités libertaires sont contredites par un style de vie des plus conventionnel dicté par la société répressive dans laquelle ils vivent (c'est sans doute conforme à la réalité puisqu'ils ont réellement existé mais le réalisateur ne sait pas quoi en faire). C'est quand même un paradoxe de célébrer l'énergie rock en ne s'intéressant qu'à l'emballage au détriment de l'ossature et de la chair. Bref, si on comprend bien l'intention politique de Kirill Serebrennikov qui se pose en rebelle du système, sa personnalité intime, elle, nous échappe.
"Molière ou la vie d'un honnête homme" qui totalise quatre heures (en version cinéma avec deux époques de deux heures, il existe aussi une version en épisodes télévisés de cinq fois une heure) est l'équivalent cinématographique du haut-relief de l'Arc de Triomphe "La Marseillaise" de François Rude: ces deux monuments historiques avec leurs visages si expressifs saisis dans la pierre/le nitrate d'argent sont traversées par un souffle épique saisissant et intense sur lesquels le temps n'a pas de prise. D'ailleurs s'il y a une chose qui définit la fresque monumentale que Ariane Mnouchkine a consacrée au prince de la comédie à la fin des années 70 c'est paradoxalement sa légèreté et son dynamisme. Ce "Molière" est une ode au mouvement avec de nombreuses scènes d'itinérance utilisant une diagonale qui accentue la profondeur de champ dans des paysages superbes. Dans ces scènes en particulier, le vent joue un rôle essentiel. D'ailleurs, l'une de celles qui m'était le mieux resté en mémoire montre le théâtre de la troupe Dufresne jouant en plein air emporté par le vent, poursuivi par la troupe de Molière jusqu'au bord d'un précipice. Ce n'est pas non plus un hasard si le crasseux et obscurantiste maître d'école rejette les grands principes de la circulation qui venaient alors d'être découvert par Harvey à l'échelle de l'homme (la circulation sanguine) et par Galilée à l'échelle de l'univers (la rotation des planètes autour du soleil).
Mais ce qui frappe l'esprit lorsqu'on regarde "Molière", c'est également l'importance de la terre (ou plus précisément de la boue) qui elle aussi est du voyage. En dépit de l'indéniable parfum de liberté et d'aventure picaresque qui accompagne la troupe mue également par une circulation du désir sur lesquels les dévots jettent l'opprobre faute de pouvoir le contrôler, la pénibilité, la dureté de cette époque ne nous est pas cachée. En parcourant les campagnes de France, les acteurs croisent des vagabonds mais aussi des paysans affamés qui mangent la viande crue de leurs chevaux. L'ombre de la grande faucheuse n'est jamais très loin, que ce soit au travers de la répression (morale et politique) d'un carnaval transformé en rébellion contre la religion et la pression fiscale (superbe morceau de bravoure là aussi) ou bien des maladies qui s'acharnent particulièrement sur les femmes et les enfants. Lorsque la troupe de Molière s'installe à Versailles et devient dépendante du roi, la sédentarisation s'accompagne elle aussi d'un paradoxe: c'est à la fois le temps de la gloire (les succès qui s'enchaînent) et le début de la fin avec la description de la mort au travail sur le corps de Molière qui se consume sous les différentes pressions dont il fait l'objet (haine des courtisans dont il raille les travers mais surtout des dévots redoutablement influents). Tout est prêt pour l'ultime scène-choc, celle de l'agonie de Molière après la quatrième représentation du "Malade imaginaire" sous l'égide du "King Arthur" de Purcell dans laquelle la troupe court encore mais n'avance plus: elle fait du sur-place, elle s'enlise alors que le maquillage de Molière se défait, non cette fois sous le poids de l'échec lorsqu'il essayait de se couler dans des habits qui n'étaient pas faits pour lui mais sous celui des fluides qui s'échappent de son corps et de sa mémoire qui rembobine les images marquantes de sa vie. Cette façon de travailler la matière organique comme de faire cohabiter harmonieusement les contraires d'une époque aussi glorieuse que miséreuse, aussi obscurantiste qu'éclairée est la marque des grands.
En effet "Molière", porté par la prestation très puissante de Philippe Caubère (qui ne s'est jamais tout à fait remis de son expérience avec Ariane Mnouchkine) est aussi un témoignage du génie de cette metteuse en scène et de son théâtre du Soleil dont les deux représentations que j'ai pu voir dans les années 90 (l'une d'Iphigénie d'Euripide dans un théâtre à l'antique construit en plein air au bord de la Garonne et l'autre du Tartuffe à la Cartoucherie transposé dans un pays oriental qui faisait alors référence à la guerre civile en Algérie et annonçait l'obscurantisme des islamistes radicaux) ont laissé en moi une empreinte ineffaçable.
"Etre critique, ce n'est pas donner son avis, c'est se construire comme sujet travers les films que l'on voit" (Emmanuel Burdeau)
"La cinéphilie est moins un rapport au cinéma qu'un rapport au monde à travers le cinéma" (Serge Daney)