C'est un film qui permet de retrouver son âme d'enfant, y compris dans ses défauts (une morale trop appuyée, des personnages caricaturaux...) Il faut dire que l'œuvre d'origine est issue d'une époque dénuée de cynisme.
Visuellement, le film ressemble à un bonbon acidulé ou à un jouet coloré: on se situe à hauteur d'enfant. Plus précisément à la hauteur des maisons de poupée et des vignettes d'un Wes Anderson que ce soit la fable animalière "Fantastic M. Fox" ou la prison et la pâtisserie du "Grand Budapest Hôtel". On pourrait y ajouter l'univers des trains à vapeur (un train jouet qui devient réalité) et de la fête foraine. Le livre pop-up fait de papier découpé en trois dimensions s'anime comme par magie alors que les gags déclenchés par Paddington convoquent l'humour et la candeur du cinéma burlesque muet des années 10 et 20 (la scène où Paddington est pris dans les engrenages évoque directement les "Temps modernes" de Chaplin).
Mais la magie de l'enfance s'exprime aussi à travers les acteurs. Hugh Grant, génial, allie charme et autodérision avec brio. Il s'amuse comme un petit fou à endosser le rôle d'un méchant excentrique qui adore se déguiser. La famille Brown n'est pas en reste. Le père (Hugh Bonneville alias le comte de "Downton Abbey") se retrouve à faire un grand écart zen entre deux trains, sa femme interprétée par Sally Hawkins (vue dans "Persuasion", téléfilm de la BBC d'après Jane Austen avant d'être recrutée par Woody Allen) joue les Sherlock Holmes en herbe alors que la grand-mère n'est autre que Julie Walters, la Molly Weasley des Harry Potter. Un autre acteur issu du casting des Harry Potter, Jim Broadbent joue le rôle de l'antiquaire, M. Gruber.
Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack (1933)
"King-Kong" est un film inégalable en dépit de ses nombreux remake et ce pour au moins trois raisons:
- C'est un film matrice de l'histoire du cinéma car pour la première fois, le septième art accouche d'un mythe 100% cinématographique. Il fusionne en réalité deux mythes plus anciens "Saint-Georges et le Dragon" et "La Belle et la Bête". Cependant il apporte une originalité propre à ces deux mythes. L'humanisation interne de la bête et le comportement prédateur des humains opère un renversement des valeurs de Bien et de Mal que l'on observe dans le premier mythe (dont l'aspect guerrier et triomphant est remis en cause) alors que la métamorphose de la bête ne le transforme pas en homme pour autant contrairement au second. La jeune fille n'éprouve rien d'autre que de la terreur à son égard, n'apprend rien de son "aventure" avec lui ce qui le condamne à une fin tragique.
- C'est le premier film parlant à effets spéciaux, l'équivalent du "Voyage dans la lune" de par sa parenté avec Méliès et son caractère iconique. La raison d'être n°1 des remake a d'ailleurs consisté à réactualiser la technologie du film. Mais "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" et les effets numériques bourrins (c'est à dire l'abandon de la création entre les "mains" des seules machines ce qui est de plus en plus souvent le cas de nos jours) ne pourront jamais remplacer les techniques artisanales qui nécessitent d'office un investissement humain. Ce mélange de prises de vues réelles et d'animation en stop motion est réalisé par l'un des pères du genre Willis O' Brien dont le disciple Ray Harryhausen est considéré comme le pape des effets spéciaux traditionnels. Le résultat est un basculement dans un univers onirique et poétique unique qui fascine nombre de réalisateurs actuels (entre autre Peter Jackson, auteur d'un remake et Steven Spielberg dont le "Jurassic Parc" semble sortir tout droit de Skull Island).
- Enfin le contexte de la crise économique des années 30 joue un rôle important. C'est une crise de civilisation que dépeignent les auteurs du film. La jungle n'est pas celle que l'on croit et le sort réservé à King-Kong révèle une société terrifiante d'inhumanité où les arbres ont été remplacés par des colonnes de béton armé et les insectes par des avions mitrailleurs. La cupidité ronge les êtres aussi sûrement que leur racisme ou leur misogynie. L'appât du gain, le machisme et le colonialisme sont les racines pourries sur lesquelles prospère le vrai Mal(e).
Satoshi Kon est un cinéaste d'animation japonais dont la particularité consiste à abolir les frontières entre l'imaginaire et la réalité comme entre présent, passé et futur. Cet aspect "flottant" de son univers s'explique par le fait qu'il souhaite rendre compte de toutes les dimensions d'un individu et notamment de sa vie imaginaire qui est aussi réelle pour lui que sa vie matérielle. Darren Aronofsky s'inspirera d'ailleurs du premier film de Satoski Kon "Perfect blue" pour réaliser "Black Swan" où un univers réel est progressivement contaminé par la folie intérieure d'un personnage au point de se confondre avec lui.
"Tokyo Godfathers" est le troisième film réalisé par Satoshi Kon après "Perfect blue" donc et "Millenium Actress". Il s'agit d'une transposition du film "Le fils du désert" dans la jungle urbaine tokyoïte. Comme chez John Ford, les trois rois mages au chevet du bébé en danger sont des parias. Sauf qu'au lieu d'être des bandits, ils sont SDF. Ils forment une drôle de famille recomposée. Il y a Gin qui a perdu travail et famille à cause de ses dettes, Hana, un travesti orphelin licencié de la boîte où il se produisait et Miyuki, une adolescente fugueuse. Leur présent qui consiste à sillonner la ville pour retrouver la mère de l'enfant est rattrapé par leur passé sous la forme de rencontres aussi improbables que miraculeuses (Gin retrouve sa fille et Miyuki son père). Le film mêle inextricablement réalisme et surnaturel, exactement comme dans la "Vie est belle" de Capra, film auquel on pense forcément puisque dans les deux cas il s'agit d'un conte de noël festif et familial.
Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske (1951)
"Alice au pays des merveilles" sorti en 1951 est le dernier film psychédélique produit par les studios Disney et fait figure de "pot-pourri" du genre. Ca commence par l'équivalence image d'une Alice perchée qui déclame à sa sœur restée en bas que les livres sans images l'ennuient! Comme sa sœur lui répond qu'elle divague, elle lui répond que dans son monde à elle, il n'y a que des divagations (nonsense en VO). Par la suite, tout au long de son "voyage", Alice ne cesse d'ingérer ou d'inhaler toutes sortes de substances (la fumée du narguilé de la chenille, les incontournables champignons, des biscuits, le contenu d'un flacon, de la poudre blanche de sucre) qui modifient ses perceptions (un problème de taille!), lui font avoir d'étranges visions (par exemple les apparitions et disparitions d'un chat à rayures hypnotiques qui n'a "pas toute sa tête" au sourire en croissant de lune) ou altèrent sa communication avec le monde qui l'entoure (le dialogue de sourds du "non-anniversaire" avec des compagnons de "défonce", le chapelier étant connu pour ses hallucinations provoquées par les vapeurs de mercure dégagées pour la fabrication des chapeaux et les lièvres, rendus fous par le début des chaleurs de mars). Alice finit cependant par "redescendre" et tourne le dos aux divagations "silly nonsense" pour rechercher le droit chemin vers sa maison "straight home".
L'œuvre littéraire déjantée de Lewis Carroll se prêtait bien à toutes sortes de délires et d'expérimentations graphiques."Alice au pays des merveilles" est sans doute le long-métrage de Disney qui se rapproche le plus de l'œuvre surréaliste de Dali, la "montre folle", symbole du temps distordu, n'en étant qu'un exemple. Mais on pense aussi à Arthur Rimbaud qui recherchait le "dérèglement de tous les sens" lorsqu'on voit la chenille exhaler ses lettres colorées de vapeur opiacée, véritable visualisation du poème de Rimbaud "A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles."
Pour les mêmes raisons que "Fantasia" (avec lequel il partage aussi sa narration fragmentée) "Alice au pays des merveilles" ne rencontra pas le succès à sa sortie mais une génération plus tard lorsque la jeunesse hippie le porta aux nues. L'influence de ce film est évidente par exemple dans "Peau d'Ane" de Jacques Demy (sorti en 1970) qui célèbre de la même façon l'art de la fumette tout en faisant parler les fleurs. Suivre un lapin blanc est devenu un synonyme de prise de substances psychotropes jusqu'à nos jours comme on peut l'observer par exemple dans le premier volet de la trilogie "Matrix" où la question cornélienne n'est pas "to be or not to be" mais "pilule rouge ou pilule bleue?"
Si le court-métrage burlesque était rentable en salle, le studio Blue Sky dont c'est la grande spécialité trônerait en haut du panthéon des studios d'animation. Mais voilà, ils font des longs-métrages et ce n'est pas leur fort. La preuve encore avec ce "Ferdinand" gnangnan, véritable enfilade de poncifs sur le thème "La violence, c'est pas bien, entre tuer et se faire manger il y a une troisième voie, l'amitié". Montagne de muscles et cœur d'artichaud, Ferdinand est surnommé le "taureau-pissenlit" parce qu'il adooooore arroser les jolies petites fleurs. Non décidément, la corrida ce n'est pas pour lui. Il s'enfuit alors qu'il n'est encore qu'un taurillon et est accueilli "comme une fleur" (bonjour la vraisemblance) dans une ferme où il devient le doudou de Nina, une petite fille-prétexte complètement inutile à l'intrigue. Mais comme en grandissant il devient quand même un peu encombrant, il finit par retourner dans son élevage de taureaux natal où ses compagnons d'infortune finissent en bifteck haché...ou pas, car Ferdinand va tous les sauver, olé! Là encore bonjour la vraisemblance mais ce qui compte c'est "qu'aucun animal n'a été blessé dans ce film" (on a eu peur!!)
Heureusement dans cette montagne de clichés, il y a quelques perles à sauver, ce sont les passages burlesques dont je parlais au début de mon avis et qui auraient pu faire d'excellents petits courts-métrages. Le corps énorme de Ferdinand est une source inépuisable de catastrophes en cascades que ce soit dans un magasin de porcelaines ou bien au beau milieu d'une fête. La réanimation du lapin rose est un gag récurrent assez désopilant. La cohabitation entre des taureaux aux caractères opposés (dont un écossais qui ne voit rien à cause de ses poils trop longs) et Lupe, une vieille chèvre hystérique est assez savoureuse. Enfin le concours de danse entre les poneys germaniques prétentieux et les taureaux est tout simplement géniale. Ajoutons que l'animation est techniquement impeccable et le design, agréable à regarder. Mais cela ne suffit pas. Car il s'agit d'un film calibré pour ratisser le plus large possible au moments des fêtes avant de finir (comme tant d'autres avant lui) aux oubliettes des produits de consommation jetables.
"Le garçon et la bête" est le dernier film en date de Mamoru Hosoda (à ne pas confondre avec "Le garçon et le monde" de Alè Abreu). En admiratrice de ce cinéaste depuis que je l'ai découvert en 2012 avec "Ame et Yuki les enfants-loups", je l'ai vu dès sa sortie au cinéma en janvier 2016 avant de le revoir en DVD.
"Le garçon et la bête" se déroule dans le quartier de Shibuya à Tokyo en proie à une grave crise de civilisation. Un monde moderne surpeuplé mais froid et déshumanisé où les passants se comportent en robots, où le seul "regard" porté sur les gens émane des caméras de surveillance et où les seuls échanges se font avec la police. La cellule familiale elle-même s'est défaite. Ren le jeune héros de 9 ans se retrouve ainsi seul à errer dans les rues. Il a perdu sa mère dans un accident. Son père dont elle avait divorcé auparavant a disparu de la circulation. Il a préféré fuir que d'être pris en charge par sa famille maternelle qui a encouragé le divorce de ses parents. Débordant de colère et de haine, il bascule dans une dimension parallèle, un autre espace-temps, laissant derrière lui une ombre dotée de trous à la place des yeux et du cœur. Plus tard, on découvre un autre enfant au destin similaire à celui de Ren. Il s'appelle Ichirohiko. Il a été abandonné bébé dans une des ruelles de Shibuya et recueilli comme Ren par une créature hybride, mi-homme, mi-bête venue du même monde parallèle, Jutengai. Jutengai qui fait penser au Japon médiéval est tout ce que l'homme moderne de Shibuya a refoulé de lui-même: son instinct, ses pulsions, ses émotions bref, tout ce qui a trait au corporel a disparu sous des couches et des couches de béton.
Ren et Ichirohiko se retrouvent ainsi dans une situation potentiellement explosive pour la construction de leur identité. Le monde où ils sont nés les a rejetés et ils grandissent dans un monde trop différent d'eux pour qu'ils puissent y trouver leur place quel que soit l'amour du parent adoptif. Mais si leurs problèmes sont identiques, leurs agissements sont différents. Hosoda montre le rôle joué par l'éducation dans la construction (ou l'autodestruction) d'un individu. C'est peut-être parce qu'elle révèle la vraie valeur d'une personne que le seigneur pousse Kumatetsu, la bête mal embouchée que personne n'aime à prendre un disciple. Bien que la relation avec Ren soit électrique, ces deux là se sont choisis en toute connaissance de cause et ils grandissent ensemble, côte à côte bien plus que dans une relation hiérarchique puis de plus en plus proches au point de fusionner, l'un se découvrant une filiation et l'autre comblant son vide affectif. Ren finit d'ailleurs par se réconcilier avec son monde d'origine en retrouvant son père biologique et en rencontrant Kaede qui lui donne accès à la culture et lui apprend à canaliser sa rage tout en lui révélant ses propres abysses tourmentées (ce qui lui vaut un accès au monde des bêtes à la fin du film). Ren trouve dans son hybridité une harmonie entre le monde du corps où il a grandi et celui de l'esprit d'où il est issu. En revanche Ichirohiko grandit sans connaître sa véritable identité car son père adoptif lui ment. Ce père adoptif est pourtant présenté comme l'antithèse de Kumatetsu, un homme-bête responsable et immensément populaire. Pourtant il accouche d'un monstre dont la rage destructrice terrifiante grossit tel un cancer jusqu'à prendre la forme de la baleine Moby Dick, ravageant tout sur son passage.
Complexe, subtil, philosophique, rempli de passages poétiques visuellement superbes, "Le garçon et la bête" est un grand film.
James Algar, Samuel Amstrong, Ford Beebe, Norman Ferguson, Jim Handley, Thornton Hee, Wildred Jackson, Hamilton Luske, Bill Roberts, Paul Satterfield (1940)
L'œuvre-somme de Disney fut un terrible échec critique et commercial à sa sortie. Les critiques éreintèrent avec sectarisme, snobisme et mépris sa tentative aussi audacieuse qu'ambitieuse d'illustrer des morceaux de musique classique avec des courts-métrages animés. Le public fut déconcerté par l'aspect expérimental du film et le bouda. La guerre n'arrangea rien. L'œuvre de Disney était en effet bien trop avant gardiste. Elle anticipait aussi bien la génération psychédélique des années 60-70 que celle des clips MTV des années 80 qui lui firent toutes deux un triomphe.
Aujourd'hui on entend encore ici et là dire que "Fantasia" est une œuvre inégale qui vaut surtout pour ses séquences les plus figuratives (c'est à dire les plus accessibles au jeune public): "L'apprenti-sorcier" et "La danse des heures". C'est méconnaître l'unité profonde du film derrière son apparence fragmentée. Cette unité a quelque chose à voir dans le rapport étroit que la musique entretient depuis toujours avec le sacré, plus encore que toute autre forme d'art. Tous les morceaux qui composent "Fantasia" ont un lien avec la sphère divine: "Le sacre du printemps" est un récit de genèse, "La Pastorale" met en scène la mythologie gréco-romaine, "L'apprenti-sorcier" est une variation du mythe prométhéen, "La Toccata et fugue", "Une nuit sur le mont chauve" et "L'Ave Maria" de Schubert sont des jugements dernier opposant le paradis et l'enfer. Ce dernier thème apparaît aussi sous une forme profane d'opposition jour-nuit, lumière-ténèbres ou été-automne/hiver dans les deux derniers morceaux: les ballets de végétaux et de poissons de "Casse-Noisette" et ceux, parodiques, d'autruches, hippopotames, éléphants et crocodiles de "La danse des heures".
Chaque morceau est également illustré par une forme d'art picturale particulière:
- "La Toccata et fugue en ré mineur" de Bach part d'images d'ombres de l'orchestre pour évoluer vers de plus en plus d'abstraction.
- "Casse-Noisette" de Tchaïkovski est une ode à la nature proche du préraphaélisme dans les séquences de féérie (on pense aussi au "Songe d'une nuit d'été"). Les ballets orientalisants de poissons et la danse cosaque des chardons et orchidées sont eux, semi-abstraits.
-"L'Apprenti-sorcier" et "Une nuit sur le mont chauve" sont très marquées par l'expressionnisme allemand (avec une ambiance très proche du "Faust" de Murnau pour le second)
- "La Pastorale" possède une esthétique art nouveau très affirmée.
-"L'Ave Maria" s'inspire des tableaux du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich représentant des monuments religieux en ruines dans la nature mais elle me fait penser aussi à la forêt-cathédrale de Gaudi, la Sagrada Familia.
-"La danse des heures" a pour cadre un théâtre grec.
La plupart de ces séquences sont néanmoins influencées par l'art déco... et le psychédélisme. Au point qu'une qualité de champignons hallucinogènes porte aujourd'hui le nom de "Fantasia" en hommage sans doute au ballet de champignons de "Casse-Noisette".
Pour une fois, cette petite merveille d'animation ne vient pas de la Triade (USA, Europe ou Japon) mais d'un pays émergent, le Brésil. C'est suffisamment rare pour être souligné.
On pourrait facilement qualifier ce film d'"altermondialiste" et "d'anticapitaliste" ce qui en soi n'est guère original. En effet son cheminement nous mène par le chemin de fer de la campagne reculée jusqu'aux plantations de coton puis en ville où les tissus de coton sont fabriqués avant d'être expédiés par conteneur à l'étranger (vraisemblablement en Chine) où ils sont transformés en vêtements. Le processus s'accompagnant inévitablement de déforestations, de pollutions, de contestations sociales impitoyablement réprimées.
Oui mais voilà, à l'exception de quelques plans en prises de vue réelles (qui brisent le charme et sont donc en trop), ce n'est pas à une réalité économique et sociale objective que l'on assiste mais à sa recréation par les yeux d'un enfant. Et c'est ce qui fait toute sa beauté et tout son intérêt. L'écran devient une simple feuille de papier sur lequel le réalisateur pose une palette graphique particulièrement bariolée. Adoptant un trait simple et enfantin et des techniques variées (pastels à l'huile, crayons de couleurs, feutres hydrographiques, stylos à bille, peintures, collages) il compose des tableaux géométriques ou kaléidoscopiques éblouissants. Citons par exemple celui du générique où l'on navigue de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de la cellule à l'univers, celui de la cueillette du coton, celui de la montée des escaliers sous les étoiles ou encore celui du chantier naval. Les travailleurs soumis et épuisés peuvent se transmuer en oiseaux de carnavals multicolores alors que les engins de chantier et militaires deviennent d'étranges animaux mécaniques. Cette palette graphique se double d'une belle palette musicale. Quant aux dialogues, ils sont absents hormis le langage incompréhensible des parents du garçon (du portugais à l'envers).
"Peter Pan", sorti en 1953 durant le premier âge d'or des studios Disney nous raconte un moment de crise dans la famille Darling. Wendy a en effet atteint l'âge limite où elle devra quitter la nursery (le monde de l'enfance) où elle vivait en symbiose avec ses frères et sa nounou, le Saint-Bernard Nana pour intégrer sa chambre personnelle (le monde des adultes). Un passage délicat où la guettent deux périls bien réels que le film met fort bien en scène:
-Celui qui consiste à oublier son enfance et à devenir un vieux schnock aigri comme le père de Wendy, le banquier George Darling qui 11 ans plus tard aura un double en prise de vues réelles, George Banks dans Mary Poppins. Il n'est d'ailleurs pas innocent que le "schnock" du pays imaginaire, le capitaine Crochet et George Darling possèdent la même voix (en VO. En VF il faudra attendre le doublage de 1988 pour que cette particularité soit respectée). Ce sont tous deux en effet des hommes à la fois castrateurs et amputés d'une part d'eux même. George est en quelque sorte la version civilisée de Crochet, mi-bouffon, mi-assassin.
-Celui qui consiste à refuser de grandir en se réfugiant dans un monde imaginaire où il est tout-puissant. Peter, l'antagoniste de Crochet est en réalité son double. Le premier plan sur son visage est proprement luciférien (l'enfer et ses démons étant un thème récurrent chez Disney). Ensuite on découvre qu'il éprouve un plaisir sadique à pousser Crochet dans la gueule du crocodile après lui avoir offert sa main en pâture. Le symbole de la main coupée est d'ailleurs très révélateur: Peter est également un personnage castrateur. De plus, en refusant de grandir, il ne respecte pas l'ordre des générations. D'ordinaire ce sont les pères qui "coupent" leurs fils (comme dans "Star Wars"). Enfin c'est un macho mégalomane. Il possède un véritable harem: Wendy, Clochette, Lily la Tigresse, les sirènes. Il se pose en idole de la gente féminine tout en se refusant à elles et en excitant leurs rivalités. Il en fait de même avec les garçons: les enfants perdus et les frères de Wendy sont tous plus petits que lui et lui servent de faire-valoir.
Peter Pan est au final pire que Crochet. Comme ce dernier c'est un monstre mais en plus, il avance masqué dans la peau d'un héros et il n'est même pas drôle. Mais on comprend pourquoi ce personnage et son pays imaginaire (je préfère 10 000 fois son nom en VO "Neverland" à cause de sa négation même) a pu fasciner un certain Michael Jackson (on parle d'ailleurs à juste titre à son propos du "syndrome de Peter Pan")
Au final le personnage le plus touchant du film, le plus humain n'est même pas un humain: c'est Nana, le Saint-Bernard qui est exploité, maltraité et jamais remercié pour son dévouement.
Rien de plus erroné que l'image mièvre et sucrée qui colle à la peau de Disney. Les courts-métrages des Silly Symphonies "La Danse macabre" (1929) et "Les Cloches de l'Enfer" (1929) mettaient déjà en évidence le côté sombre et macabre de Disney. Il en est de même de ses premiers longs-métrages: "Blanche-Neige et les 7 nains", "Fantasia" ou "Bambi" comportent tous des scènes cauchemardesques. Mais "Pinocchio", le deuxième long-métrage du studio les bat à plates coutures. Jerry Beck disait à propos du film qu'il s'agissait d'un "cauchemar noir ponctué de moments de véritable horreur". Que l'on en juge: Pinocchio manque de peu finir esclave, métamorphosé en âne, en petit bois pour le feu ou encore dans l'estomac d'une baleine nommée "Monstro". Alors certes, il n'est pas seul: il y a sa conscience, Jiminy Criquet, son père Gepetto et sa "mère", la bonne fée bleue que d'aucuns identifient comme étant la vierge Marie. Il faut dire que l'aspect évangélique est renforcé par la chanson "Quand on prie la bonne étoile", devenue par la suite l'hymne du studio.
Mais Pinocchio apparaît bien naïf, fragile et manipulable pour affronter les pièges qui se dressent en travers de sa quête d'humanité. Il faut voir avec quelle rapidité il dévie du droit chemin quand il rencontre Grand Coquin et Gédéon. Deux escrocs qui l'appâtent avec des promesses de plaisir facile pour mieux s'enrichir sur son dos. Lesquels plaisirs se retournent en pièges mortels. Car c'est moins la morale du nez qui s'allonge à chaque nouveau mensonge que celle du "on ne naît pas être humain, on le devient" qui interpelle. "Pinocchio" est sorti en 1940 au cours de la guerre la plus inhumaine de l'histoire, une guerre faite par des millions de pantins de bois privés de cœur et de cervelle, manipulés par des monstres totalitaires. On peut d'ailleurs remarquer que les décors et costumes de "Pinocchio" sont d'inspiration bien plus germanique qu'italienne.
Enfin sur le plan technique, "Pinocchio" est d'une perfection qui n'a jamais été égalée depuis.
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.