Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #friedrich nietzsche tag

Les héros du troisième type (8): Le Zéro et l'Infini

Publié le par Rosalie210

Les héros du troisième type (8): Le Zéro et l'Infini

Conclusion

Le Zéro et l'infini

 

"Le Zéro et l'Infini" (Darkness at Noon) a été écrit par Arthur Koestler entre 1938 et 1940. Juif austro-hongrois comme Billy Wilder, né juste un an avant lui et qui a vu également une partie de sa famille partir en fumée, Arthur Koestler couvrit la guerre d'Espagne pour le Komintern ce qui lui valut d'être arrêté, emprisonné et condamné à mort. Il ne dut son salut qu'au fait d'avoir de la valeur en tant que monnaie d'échange. Relâché, il s'enfuit en France où il fut interné au camp de Vernet-sur-Ariège pour "étrangers indésirables" quelques mois après que les réfugiés espagnols (dont mon grand-père faisait partie*) en eussent été évacués. Il a également laissé un témoignage sur les conditions de vie dans ce camp "La Lie de la terre" (1941). Il a passé les premières années de la guerre à fuir, être arrêté, s'échapper, errer en quête d'un asile et à tenter de se suicider, en vain également. Son expérience carcérale, il l'a relatée dans son livre le plus célèbre "Le Zéro et l'Infini" qui au-delà du stalinisme, au-delà même des totalitarismes évoque la place de l'individu selon qu'il vit dans une société ouverte (où il représente la valeur suprême) ou dans un système clos** (où il ne compte pour rien). On le voit, Arthur Koestler était profondément nietzschéen.

* J'ai d'ailleurs récupéré toutes les oeuvres d'Arthur Koestler (qui n'était presque plus édité quand je les ai lues, Arthur Koestler étant alors tombé dans un semi-oubli) dans sa bibliothèque.

** J'aime beaucoup le passage de l'article d'Emmanuel Gehrig dans le journal suisse "Le Temps" du 12/10/2012 qui à l'occasion de la réédition de l'autobiographie de Arthur Koestler écrit "Sous sa plume sarcastique, le marxisme et ses dévots, mais aussi Freud, les religions, tous les systèmes «clos» sont mis à plat, dans leur binarité néfaste. A noter toutefois – nul n’est parfait – qu’il n’a pas renié une autre passion de jeunesse, le sionisme."

Les héros du troisième type (8): Le Zéro et l'Infini

Mais le "Le Zéro et l'Infini" a un autre sens absolument crucial. Durant la majeure partie de sa vie, Arthur Koestler a vécu comme un surhomme romantique c'est à dire excessivement, dangereusement, passionnément et toujours en marge: 

"Depuis les quelques 25 ans que je connais Arthur Koestler [décrit comme un éternel adolescent], son physique a peu changé. Pourtant, ce quart de siècle a été pour lui bien rempli ; il était avec la gauche vaincue en Allemagne, avec les paysans mourant de faim en Ukraine, avec l’émigration militante en France, avec les républicains en Espagne, dans la cellule du condamné à mort à Malaga et à Séville, dans le camp du Vernet, dans la Légion étrangère en Afrique, pendant les grands bombardements dans une prison de Londres, dans l’armée anglaise, en Palestine avec les premiers terroristes sionistes et plus tard […] avec les premières unités de l’armée israélienne […] La sincérité de Koestler n’est pas une vertu, mais une passion violente, dévorante, qui lui fait mal. [...] Un croisé sans croix, un croyant sans foi, Koestler se condamne à vivre sur la corde raide. " (Manès Sperber) Et son comportement en privé était à l'avenant "facilement irritable, tourmenté, impulsif jusqu’à la fureur surtout pour des motifs triviaux, cassant volontiers mobiliers et bibelots, buveur excessif au point d’avoir eu de nombreux démêlés avec la police pour état d’ivresse, gros mangeur, hédoniste proclamé et revendiqué". (Mamaine Paget). 

Les héros du troisième type (8): Le Zéro et l'Infini

Dans "La Corde Raide" (1952), Arthur Koestler résume parfaitement sa quête d'Absolu par ce qu'il appelle "sa flèche dans l'azur, lancée avec une "superforce" "qui la porterait au-delà de la force de gravité terrestre, au-delà de la lune, au-delà de l'attraction du soleil, des autres galaxies, des voies lactées [...] Elle continuerait son chemin au-delà des nébuleuses en spirale, d'autres galaxies et d'autres nébuleuses, et il n'y aurait rien pour l'arrêter, pas de limite, pas de fin, ni dans l'espace, ni dans le temps [...] Mon obsession de la flèche ne fut que la première phase de la recherche. La soif de l’absolu qui marque les êtres incapables de trouver satisfaction dans le monde relatif du maintenant et de l’ici. Quand elle se révéla stérile, l’infini, en tant que but, fut remplacé par des utopies d’un genre ou d’un autre. C’était la même recherche et le même état d’esprit « tout ou rien » qui m’attirèrent vers la Terre promise et vers le Parti communiste […] ».

Nietzsche aurait sans doute applaudi des deux mains, lui qui désespérait voir des hommes de cette trempe advenir " Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra).

Si la fin des utopies et le vieillissement assagirent Arthur Koestler avec le temps, il resta jusqu'à sa mort un homme engagé, en faveur de l'abolition de la peine de mort (qu'il avait failli subir durant son incarcération en Espagne) et de l'euthanasie. Je me souviens d'ailleurs que mon grand-père avait acheté à sa sortie "Suicide, mode d'emploi" ce qui lui avait valu une certaine réprobation de la part des vendeurs. Cela n'avait fait qu'exacerber ma curiosité et bien qu'il mettait ce livre à part, je me souviens l'avoir feuilleté.

Si la fin des utopies et le vieillissement assagirent Arthur Koestler avec le temps, il resta jusqu'à sa mort un homme engagé, en faveur de l'abolition de la peine de mort (qu'il avait failli subir durant son incarcération en Espagne) et de l'euthanasie. Je me souviens d'ailleurs que mon grand-père avait acheté à sa sortie "Suicide, mode d'emploi" ce qui lui avait valu une certaine réprobation de la part des vendeurs. Cela n'avait fait qu'exacerber ma curiosité et bien qu'il mettait ce livre à part, je me souviens l'avoir feuilleté.

Koestler était un homme sans concessions, admirable certes mais objectivement invivable au quotidien car toujours insatisfait. Parvenir à concilier l'inconciliable, c'est à dire l'ici et le maintenant avec l'infini et l'éternité, la trivialité ennuyeuse de la vie ordinaire avec les voyages psychiques et intellectuels extraordinaires, l'amour qui oblige et la passion qui rend esclave, le grand homme et l'homme bien, la flèche et la boucle, l'organique et le mental, le spirituel et le charnel, la grande culture et la culture populaire, le cinéma d'auteur et la série s'avère donc être un vrai défi, indispensable pour dépasser ce clivage stérile. La plupart des hommes qui font des "étincelles" si j'ose dire (les artistes, les philosophes, les sages, les grands scientifiques, les mystiques, les gens curieux et ouverts, les gens qui marchent sur des chemins de traverse bref tous ceux qui cherchent à s'élever ou à s'élargir d'une façon ou d'une autre) se confrontent à ces contradictions et tentent de les dépasser. Comme le dit François Terrasson à propos du Petit Chaperon Rouge, "c'est en passant dans le ventre du fauve qu'on en acquiert en ressortant tous les pouvoirs" (p163), une variante du célèbre "Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort" de Nietzsche. L'expérience de l'accouchement est un bon moyen de l'éprouver. L'espoir naît de cette capacité à évoluer en s'améliorant car c'est une démarche profondément naturelle, elle qui est toujours en mouvement. Tant que ce mouvement perpétuel est là, l'homme reste vivant et cela Nietzsche qui était influencé par les philosophies orientales, en particulier le bouddhisme (dans les limites de ce que l'on en savait en Occident au XIX° siècle) l'avait bien compris. S'il est l'un des seuls philosophes qui ait pu me "parler"*, c'est en raison de son refus des systèmes codifiés, rigides, clos, y compris dans sa manière de penser, poétique, métaphorique, fragmentaire (comme le sont les sources historiques à reconstituer) qu'il concevait comme une manière de danser. Une réconciliation du corps et de l'esprit sans laquelle rien ne peut véritablement advenir.

* Il me parlait déjà quand j'avais 20 ans (je voyais dans ma tête des petites flammes danser quand notre prof de philo évoquait avec le gai savoir qu'il était aussi un philosophe du corps et de la joie, un philosophe dionysiaque) mais jusqu'à ce que je me décide à écrire, je croyais être incapable de parler de lui.

Se dépasser soi-même.

La valse de l'éternel retour.

"Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde" (Friedrich Nietzsche)

Voir les commentaires

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Publié le par Rosalie210

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

V

Compañeros

Dans "Les Ailes du désir", c'est une rencontre décisive qui va donner à l'Ange Damiel l'élan nécessaire pour se transformer en être humain: sa rencontre avec l'acteur Peter Falk jouant son propre rôle, venu à Berlin pour tourner une fiction sur la seconde guerre mondiale. Pour une raison qui n'est expliquée qu'à la fin du film (à savoir qu'il est lui-même un ex-Ange ce qui semble couler de source pour quelqu'un dont le rôle le plus célèbre ne se différencie de la colombe que d'une seule lettre ^^), Peter Falk ressent sa présence et lui vante le bonheur de savourer les petits plaisirs de l'existence:

" J'aimerais te dire comme on est bien ici. Rien que de toucher quelque chose! C'est froid! C'est bon! Fumer, boire un café. Et faire les deux à la fois, c'est fantastique. Ou dessiner, on prend un crayon et on fait une ligne épaisse, puis une ligne légère, et les deux font une bonne ligne. Ou quand on a froid aux mains, on les frotte l'une contre l'autre, tu vois, c'est bon, ça fait du bien! Il y a tant de bonnes choses! Mais tu n'es pas là - Moi, je suis là. J'aimerais que tu sois là. Que tu puisses me parler. Parce que je suis un ami: compañero!"

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Un moment qui entre parfaitement en résonance avec celui où John Watson à la fin de l'épisode 3 de la saison 2 de la série "Sherlock" dit sur la tombe de son ami " Tu m'as dit une fois que tu n'étais pas un héros. J'ai parfois pensé que tu n'étais pas humain, mais tu étais le meilleur des hommes, le plus humain des êtres humains que j'aie connus. Personne ne me convaincra jamais que tu m'as menti, voilà. J'étais tellement seul et je te dois tant. Juste une dernière chose, un dernier miracle pour moi. Ne sois pas mort. Pourrais-tu faire ça pour moi? Arrête. Arrête ça."

Outre le fait que Watson souligne le paradoxe des extrêmes que je connais bien (à savoir que ceux qui sont censés ne rien ressentir sont aussi justement ceux qui lorsqu'ils ressentent, ressentent trop) et que sa prière annonce le miracle de la résurrection de Sherlock (que des fans à la foi chevillée au corps peuvent accomplir tout autant que le christ, la série ayant une dimension méta assumée), il souligne le fait qu'il n'y a pas que le pouvoir qui entraîne des responsabilités. C'est exactement la même chose en ce qui concerne l'amour. Par conséquent le premier épisode de la saison 3 n'est pas un retour à la situation antérieure. Parce qu'il était présent lorsque Watson parlait à sa tombe, Sherlock avoue "l'avoir entendu". Ce qui a la valeur d'un engagement irrévocable. Entre hommes d'honneur qui se sont mutuellement sauvés la vie, on ne revient jamais en arrière.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Le mot "Compañero" employé dans "Les Ailes du désir" et sa suite "Si Loin si proche" (1993) pour qualifier les liens qui unissent les Anges ayant décidé d'embrasser la condition humaine signifie à la fois "compagnon" et "camarade". Il appartient au champ lexical du vocabulaire politique espagnol et désigne littéralement "ceux qui partagent le même pain", ceux qui sont soudés par une fraternité, une identité commune forgée notamment dans la lutte contre le fascisme durant la guerre d'Espagne (1936-1939). Ce ne sont pas seulement des convictions qui soudent ces hommes, ce sont aussi les expériences partagées de l'horreur de la guerre et de la proximité de la mort. Par conséquent les liens qui se créent entre eux, à la fois charnels et spirituels, sont bien plus puissants que ceux d'une amitié ordinaire. 

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Plusieurs films de Wim Wenders sont centrés sur l'amitié quasi fusionnelle entre deux hommes embarqués dans un périple soit historico-géographique, soit policier: le méconnu et pourtant magnifique "Au fil du Temps" (Im Lauf der Zeit, 1976), le jouissif et morbide polar inspiré du "Ripley s'amuse" de Patricia Highsmith "L'Ami Américain" (Der Amerikanische Freund, 1977), et bien entendu "Les Ailes du désir" (Der Himmel über Berlin, 1987), proche de "Au fil du Temps" et sa suite "Si Loin si proche!" (In weiter Ferne, so nah!, 1993) qui lorgne davantage du côté du néo-noir. Olivier Père, le directeur général de Arte France Cinéma a trouvé la formule-choc pour définir le duo formé par Rüdiger Vogler et Hanns Zischler dans "Au fil du Temps". Il en parle en effet comme du premier grand couple "hétéro-gay" de la filmographie de Wim Wenders (et il en va de même des autres bien sûr).

Le périple d'un projectionniste ambulant et de l'homme qu'il a recueilli après son accident à la frontière RFA/RDA au début des années 70. Périple lors duquel les deux hommes en apparence opposés découvrent leur fraternité. Le tout sur fond de règlement de comptes avec le nazisme.

"L'Ami américain": Bruno Ganz et Dennis Hopper son "doppelgänger" qui le propulse dans une vie dangereuse jalonnée de crimes avant une mort programmée qu'il contribue à accélérer. Une relation qui n'est pas sans rappeler celle de Sherlock/Moriarty.

"L'Ami américain": Bruno Ganz et Dennis Hopper son "doppelgänger" qui le propulse dans une vie dangereuse jalonnée de crimes avant une mort programmée qu'il contribue à accélérer. Une relation qui n'est pas sans rappeler celle de Sherlock/Moriarty.

La sortie de route finale de l'apprenti tueur moribond sous le regard de son initiateur.

Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.
Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.

Damiel et Cassiel, inséparables dans leur condition d'Ange comme l'étaient leurs formidables interprètes, Bruno Ganz et Otto Sander sur les planches.

Quant à Peter Falk, s'il a accepté la proposition d'intégrer "la ligue des Anges" de Wim Wenders c'est parce qu'il y retrouvait ce qu'il aimait chez son ami John Cassavetes tant sur le plan humain que sur celui de la méthode de travail, axée sur l'improvisation. Effectivement le cinéma de John Cassavetes que j'ai découvert en même temps que celui de Wenders et dont je suis une grande fan repose également sur des amitiés masculines très puissantes comme celle qui unissait les trois "compañeros" John Cassavetes, Ben Gazzara et Peter Falk. Tous trois fils d'immigrés européens, nés à New York à la fin des années 20, ils avaient grandi dans les mêmes quartiers, fréquenté les mêmes écoles et connu, enfants, l'Amérique de la Grande Dépression: "Un jour, on s'est parlé et ça a été une sorte d'évidence. Nous venions du même monde, nous avions les mêmes idées, nous étions épris de liberté, nous disions les mêmes bêtises et nous aimions le même New York... On ne s'est plus quittés".

Les trois amis à l'époque du tournage de "Husbands" qui raconte l'errance nocturne et éthylique de trois alter ego en rupture sociale et familiale sans éluder l'aspect homoérotique de leur relation (Ben Gazzara dans le rôle de Harry se surnomme quand il est bourré "Fairy Harry").

Les trois amis à l'époque du tournage de "Husbands" qui raconte l'errance nocturne et éthylique de trois alter ego en rupture sociale et familiale sans éluder l'aspect homoérotique de leur relation (Ben Gazzara dans le rôle de Harry se surnomme quand il est bourré "Fairy Harry").

Il existe par ailleurs un lien amusant entre l'univers de Cassavetes et celui de la série Sherlock de Mark Gatiss et Steven Moffat. Il s'agit en effet de tournages dans lesquels réalité et fiction se confondent et qui de ce fait ont un supplément d'âme. Plusieurs films de Cassavetes se déroulent dans la propriété du couple qu'il formait avec Gena Rowlands, leurs parents y faisaient régulièrement des apparitions, les acteurs étaient leurs amis dans la vie etc. Il en va de même dans Sherlock. Mark Gatiss, le co-créateur de la série joue Mycroft, frère aîné de Sherlock, Steven Moffat fait interpréter à son fils le rôle de Sherlock enfant et sa femme, Sue Vertue est la productrice de la série, les parents de Benedict Cumberbatch interprètent les parents de Sherlock, Amanda Abbington qui joue Mary, l'épouse de Watson était aussi celle de Martin Freeman, Una Stubbs (Mrs Hudson) est une amie de la mère de Benedict Cumberbatch et connaît donc ce dernier depuis l'enfance ce qui confère à leurs rapports une relation mère-fils (qui culmine dans l'épisode 2 de la saison 4) totalement absente des romans de Arthur Conan Doyle etc.

On pourrait ajouter aussi qu'il s'agit dans les deux cas d'univers paradoxaux. Fondés sur des amitiés masculines profondément émotionnelles propres à terrifier les "mâles dominants" par ce qu'elles impliquent en matière d'homoérotisme, ils se doublent de portraits de femmes puissantes... qui les terrifie tout autant. Ce qui est somme toute logique, le principe féminin n'étant pas opprimé comme il l'est habituellement, les genres n'y sont pas stérilement (et stupidement) binarisés. Comme le dit la petite voix de Mary qui parle dans la tête de Watson "Tu en a marre des mecs qui t'expliquent la vie, comme tout le monde." (épisode 2, saison 4). le "mansplaining" étant une forme de domination consistant pour les dominants à parler à la place de tous les autres. 

Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.
Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.
Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.

Family trees. A Gauche: la famille élargie de John Cassavetes (avec Gena Rowlands, Ben Gazzara, Peter Falk). Au centre la famille de la série Sherlock (Molly, Mary, John, Sherlock, Greg Lestrade et Mrs Hudson). A droite, Benedict Cumberbatch et ses parents, Mark Gatiss et Louis Moffat.

Les films de Billy Wilder que je préfère infusent le même état d'esprit. De 1857 à 1981, ils ont tous été scénarisés par I.A.L. Diamond. I.A.L. ne sont pas les initiales de son prénom mais un prix gagné au lycée, l'Interscholastic Algebra League. Son prénom roumain (Itzec Domnici) étant imprononçable, il se faisait surnommer Izzy ou Iz à Hollywood. Wilder et Diamond étaient donc tous deux des immigrés d'Europe centrale et orientale. Ils ont commencé leur collaboration en 1957 avec "Ariane" et ne se sont plus quittés jusqu'à leur dernier film. ils en ont écrit ensemble au total 12, soit la moitié de la filmographie de Billy Wilder. Une écriture à quatre mains puisque Billy Wilder était à l'origine scénariste lui-même, journaliste et écrivain.

Deux d'entre eux, de l'aveu même de la femme d'Izzy Diamond reflétaient la relation des deux hommes. Tous deux font partie de mes films préférés: "Certains l'aiment chaud" évidemment avec le duo Joe/Jerry. Et puis bien sûr "La Vie privée de Sherlock Holmes" avec Holmes/Watson.

" - Il a l'air d'être très heureux de refaire un film [...]

- Il est dans son élément. Il adore tout ça. Le chaos, l'adrénaline.

-Et vous?

- Moi? Je préfère mener une vie tranquille. Mais ce n'est pas moi qui choisis. Il aime m'avoir auprès de lui." (Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p95).

Mais ce ne sont pas les seuls films du duo mettant en scène... un duo d'hommes. "La Grande Combine" ("The Fortune cookie", 1966), "Spéciale Première" ("The Front Page", 1974) et leur dernier film, le raté "Victor la Gaffe" ("Buddy Buddy", 1981 d'après "L'Emmerdeur" d'Edouard Molinaro) sont tous trois interprétés par les mêmes acteurs principaux Jack Lemmon et Walter Matthau. Le plus réussi des trois est "Spéciale Première" et c'est celui qui s'amuse le plus avec les codes de genre puisqu'il s'agit d'une adaptation de la pièce de théâtre de Ben Hecht "The Front Page" qui avait déjà donné lieu à un film de Howard Hawks, "La Dame du Vendredi" (1940). Sauf que la "dame" en question devient ici un homme et que cela entraîne toute une série de quiproquos croustillants. Voici un extrait de ma propre critique du film:

"Déguisement, travestissement, transformisme: la métamorphose du corps et le brouillage des identités est au coeur de l'œuvre de Billy Wilder. C'est donc sans surprise pour le connaisseur que la Hildy de Hawks réapparaît sous les traits de Jack Lemmon qui forme un vieux couple dans le film avec Walter Burns-Walter Matthau. Il s'agit de la 2° prestation des deux acteurs chez Wilder qui forment un véritable "drôle de couple" dans le cinéma US (une dizaine de films en duo à leur actif). Les journalistes (un ramassis d'homophobes machistes sauf Bensinger, premier personnage de Wilder caractérisé par son homosexualité) eux-mêmes disent dans le film qu'Hildy est "marié à Walter Burns" sans parler de dialogues plein de sous-entendus ("someday you're gonna do that and i'm suck you in the shnoze"; " you're beautiful when you're angry.") Et surtout durant tout le film, celui-ci s'emploie à briser le couple Hildy-Peggy comme le faisait Grant chez Hawks mais d'une manière encore plus retorse. La scène la plus extraordinaire de ce point de vue est celle où Peggy, excédée d'attendre Hildy dans le taxi qui doit les mener vers leur destination de mariage monte en salle de presse et le trouve en train de "prendre son pied" à écrire un article sensationnel (d'où l'équivoque "Honey, not now" lorsqu'elle s'approche de lui). Et Burns, triomphant vient alors se coller à Hildy, lui passe le bras autour des épaules, lui glisse une cigarette dans la bouche et défie Peggy (isolée par la mise en scène) du regard "Je lui donne plus de plaisir que tu ne pourras jamais le faire." Celle-ci se décompose sous nos yeux et s'en va, vaincue. Les derniers rebondissements du film ne sont pas aussi réussis mais ils vont dans le même sens. Et tandis que Hildy revient se jeter dans les bras de Burns, Bensinger qui était victime des railleries de ses collègues ("ne te retrouve jamais seul avec lui aux WC") finit par ouvrir un magasin d'antiquités avec le petit jeune à qui cet avertissement était adressé..."

 

Il n'est guère étonnant que dans le livre de Jonathan Coe, la relation entre les deux hommes fasse l'objet de plaisanteries de la part de leurs épouses: 

" Ne sont-ils pas adorables tous les deux? dit Barbara. Ne serait-ce pas magnifique s'ils pouvaient être mariés l'un à l'autre, plutôt qu'à nous? Je ne sais pas toi, Audrey, mais parfois, je me sens tellement coupable de m'immiscer entre eux comme je le fais.

Audrey rit à nouveau. "Oh oui! C'est exactement pareil pour moi. Si je n'avais pas mis le grappin sur Billy quelques années avant qu'il ne rencontre Iz, je sais que je n'aurais pas eu la moindre chance.

- Ecoutez, nous ne sommes pas de la jaquette, dit Billy, avant de me mettre en garde: N'allez pas commencer à répandre ce genre de rumeur!"

(Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p 65)

Billy et Izzy

Billy et Izzy

John Cassavetes et Billy Wilder ont d'ailleurs un autre point commun (que les amitiés masculines fusionnelles): leur intérêt pour les femmes de plus de cinquante ans. Cassavetes a filmé ces femmes mûres, désirantes, en quête d'amour, angoissées par la peur de ne plus être désirées dans presque tous ses films car il considérait qu'il fallait réunir toutes les générations, tous les âges du féminin, que c'était une question de justice et de morale et que dans ses films qu'il qualifiait d'enquête sur la vie, il s'intéressait autant à la masculinité qu'à la féminité ce qui est parfaitement exact, les deux principes fonctionnant en vases communicants. Quant à Billy Wilder, il leur a servi d'escort à Berlin durant les années où il travaillait dans les hôtels Eden et Adlon. Il leur a plus ou moins dédié "Fedora" (1978) et sur ce sujet encore, il y a de très belles pages dans le livre de Jonathan Coe "Il y avait ces femmes qui venaient aux thés dansants l'après-midi, parfois avec leur mari mais plus souvent seules, et il leur fallait un partenaire. Un jeune homme séduisant qui savait danser, soit parce qu'elles n'avaient personne, soit parce que leur mari en était incapable, voire carrément incapable de se lever, ou simplement parce qu'il ne supportait pas de passer les bras autour de la taille de son épouse, tu vois? [...] Mais ce ne sont pas les obèses qui m'ont le plus marqué. Elles avaient souvent l'air plutôt gaies, assez bien dans leur peau. C'étaient surtout les femmes qui avaient gardé la ligne mais perdu leur beauté et qui se retrouvaient toutes seules. Leur mari les avait peut-être quittées, ou peut-être qu'il était mort, et elles n'auraient plus jamais d'homme dans leur vie, même pas en rêve, parce que qu'elles étaient vieilles. C'était ça, l'unique raison. Et quand elles passaient les bras autour de vous [...] on sentait malgré tout cet appétit, ce besoin de simplement toucher un autre être humain [...] rien que la façon dont elles vous touchaient trahissait leur détresse. Mais comment ne pas les plaindre? Dès qu'une femme perd sa beauté, c'est fini. Elle est invisible. [...] Même après tout ce temps; je n'ai jamais oublié ce que ça faisait de sentir les bras de ces femmes autour de moi, de les regarder dans les yeux et... la tristesse qu'on y voyait. La tristesse et le manque." (Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p263-264)

La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").
La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").

La première fois que j'ai vu "Faces" (1968), j'ai été bouleversée par le personnage de Chet (Seymour Cassel), l'escort boy qui sauve de justesse Maria du suicide (comme Fran dans "La Garçonnière", elle a avalé des somnifères) et sa tirade sur l'incommunicabilité ("Nous nous protégeons, personne ne prend le temps de se montrer vulnérable à l'autre [...] nous sortons avec notre armure et notre bouclier, nous sommes tellement mécaniques").

Etre le compañeros de quelqu'un fait naître la solidarité sans laquelle la survie en condition extrême est impossible. C'est aussi un moyen non seulement de le compléter mais aussi de le révéler à lui-même. Ainsi contrairement à Sherlock Holmes dont l'étrangeté se voit au premier coup d'oeil, John Watson est en apparence un "M. tout le monde" dont le démon intérieur ne surgit que par intermittences, le plus souvent quand il est privé de l'adrénaline de ses enquêtes avec le détective: quand il va chez sa psy, lors de sa claudication psychosomatique du premier épisode ou dans ses cauchemars. Il faut attendre l'épisode 3 de la saison 3 pour que celui-ci soit confronté "en pleine conscience" à cette facette obscure de lui-même lorsqu'il découvre que sa femme Mary qu'il pense être "sans histoire" et avec laquelle il souhaite mener une vie conformiste ("le banal, ça a du bon parfois, le banal ça me convient" dit-il dans l'épisode 2 de la saison 1) a un lourd passé de tueuse à gages.

Le double visage de Mary
Le double visage de Mary
Le double visage de Mary
Le double visage de Mary

Le double visage de Mary

Sherlock en profite alors pour dire à Watson ses quatre vérités (un de mes passages préférés par sa portée symbolique car il peut s'adresser à chaque spectateur à qui la série offre une caisse de résonance, encore une dimension méta-réflexive redoutablement intelligente):

" Tout est de ton fait (...) Tu es un médecin parti à la guerre. Tu n'as pas tenu un mois en banlieue sans tabasser un junkie dans un squat. Ton meilleur ami est un sociopathe résolvant des crimes pour décrocher [de la drogue] C'est moi, salut. Ta logeuse dirigeait un cartel* (...) John, tu es accro à un certain mode de vie, anormalement attiré vers les situations et les gens dangereux. Est-il si surprenant que la femme dont tu tombes amoureux soit à l'avenant?"

"Elle n'était pas censée être comme ça! Pourquoi elle est comme ça?"

"Parce que tu l'as choisie". 

* Mrs Hudson le rectifie... en précisant qu'elle était secrétaire (et épouse) d'un narco-trafiquant. Si on ajoute qu'elle a été "danseuse exotique" et eu des problèmes avec l'alcool, cela dresse un portrait d'elle tout aussi peu conventionnel que celui de ses locataires. La raison pour laquelle elle supporte les excentricités de Sherlock sous son propre toit devient alors tout à fait limpide (en plus du fait qu'il a aidée à se débarrasser de son mari). 

Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.
Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.

Le double visage de Mrs Hudson qui a pas mal de chevaux sous le capot ^^^^^.

Le simple fait que dès leur première rencontre, Mary se sente complice avec Sherlock en dit long sur sa véritable personnalité. Parce qu'une personne "sans histoire" aurait pris peur et se serait montré hostile, l'aurait évidemment rejeté et tout fait pour l'éloigner de son mari. Mais Mycroft, Sherlock, Watson, Mary, Irène, Mrs Hudson, Greg Lestrade et Molly bien que de caractères très différents appartiennent à la même "confrérie des ombres" et sont des preuves vivantes que la dernière chose dont un être humain tangent a besoin, c'est d'un jugement moral qui vienne lui donner le coup de grâce. Bien au contraire, il a besoin de s'accepter en totalité, ne rien rejeter de son expérience et de sa personnalité. La "surhumanité" dont parle Nietzsche est paradoxalement aussi une "pleine humanité" dont les personnes étriquées obéissant à une morale conformiste sont dépourvues.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Lorsqu'existe un tel degré de proximité entre des êtres, chacun agit donc sur l'autre comme un miroir révélateur. Dans le pire comme dans le meilleur. Si l'amitié de John Watson est ce qui ramène Sherlock Holmes dans le monde des vivants, l'inverse est tout aussi vrai. Car si John Watson n'avait pas rencontré Sherlock Holmes, il serait sans doute devenu Travis Bickle, le psychopathe de "Taxi Driver" (1976) de Martin Scorsese. Vétéran de la guerre du Vietnam souffrant de stress post-traumatique, Travis Bickle qui est devenu insomniaque et asocial devient de plus en plus haineux au fur et à mesure que son inadaptation apparaît insurmontable jusqu'à finir par se prendre pour un justicier et aller nettoyer les bas-fonds de la ville en commettant un bain de sang. Travis a récemment été remis sur le devant de la scène parce qu'il a beaucoup inspiré "Joker" (2019) de Todd Phillips avec Joaquin Phoenix.

N'ayant personne à qui parler, Travis Bickle finit par faire comme un autre célèbre psychopathe célèbre de fiction, Voldemort: se parler à lui-même.

Quant à Monte-Cristo, son cas est particulièrement intéressant. Dans le chapitre 71, il refuse de partager "le pain et le sel" c'est à dire de toucher à quoi que ce soit dans la maison de l'ennemi qu'il souhaite abattre au grand désespoir de Mercédès qui a percé à jour ses intentions meurtrières (et suicidaires): 

« Monsieur le comte, reprit enfin Mercédès en regardant Monte-Cristo d'un oeil suppliant, il y a une touchante coutume arabe qui fait amis éternellement ceux qui ont partagé le pain et le sel sous le même toit.
- Je la connais, madame, répondit le comte ; mais nous sommes en France et non en Arabie, et en France, il n'y a pas plus d'amitiés éternelles que de partage du sel et du pain.
- Mais enfin, dit la comtesse palpitante et les yeux attachés sur les yeux de Monte-Cristo, dont elle ressaisit presque convulsivement le bras avec ses deux mains, nous sommes amis, n'est-ce pas ? »
Le sang afflua au coeur du comte, qui devint pâle comme la mort, puis, remontant du coeur à la gorge, il envahit ses joues et ses yeux nagèrent dans le vague pendant quelques secondes, comme ceux d'un homme frappé d'éblouissement.
« Certainement que nous sommes amis, madame, répliqua-t-il ; d'ailleurs, pourquoi ne le serions-nous pas ? » (...)

- Comment pouvez-vous vivre ainsi, sans rien qui vous attache à la vie ?
- Ce n'est pas ma faute, madame. A Malte, j'ai aimé une jeune fille et j'allais l'épouser, quand la guerre est venue et m'a enlevé loin d'elle comme un tourbillon. J'avais cru qu'elle m'aimait assez pour m'attendre, pour demeurer fidèle même à mon tombeau. Quand je suis revenu, elle était mariée. C'est l'histoire de tout homme qui a passé par l'âge de vingt ans. J'avais peut-être-le coeur plus faible que les autres, et j'ai souffert plus qu'ils n'eussent fait à ma place, voilà tout. »
La comtesse s'arrêta un moment, comme si elle eût eu besoin de cette halte pour respirer.
« Oui, dit-elle, et cet amour vous est resté au coeur... On n'aime bien qu'une fois... Et avez-vous jamais revu cette femme ?
- Jamais.
- Jamais !
- Je ne suis point retourné dans le pays où elle était.
- A Malte ?
- Oui, à Malte.
- Elle est à Malte, alors ?
- Je le pense.
- Et lui avez-vous pardonné ce qu'elle vous a fait souffrir ?
- A elle, oui.
- Mais à elle seulement ; vous haïssez toujours ceux qui vous ont séparé d'elle ? »

La comtesse se plaça en face de Monte-Cristo ; elle tenait encore à la main un fragment de la grappe parfumée.
« Prenez, dit-elle.
- Jamais je ne mange de muscat, madame », répondit Monte-Cristo.

Les Héros du troisième type (5): Compañeros

Ne pouvant se relier à ses anciens amis qui l'ont tous trahi ni à son ancien amour qui ne l'a pas attendu et a épousé (sans le savoir) l'un de ses bourreaux, Monte-Cristo n'a a priori personne vers qui se tourner. En réalité il y a bien quelqu'un mais longtemps, il ne la voit pas parce qu'il s'agit de la fille de son pire ennemi, Valentine de Villefort qui est mon personnage préféré dans le roman. Elle possède le même don que Peter Falk dans "Les Ailes du désir" ou que John Watson et Molly Hooper (voir chapitre VII) dans "Sherlock": celui de ramener les morts dans le monde des vivants. Ou si l'on veut de les faire passer du non-être à l'être. A commencer par son grand-père, Noirtier de Villefort, atteint du locked-in syndrome (plus d'un siècle avant qu'il ne soit identifié par les neurologues!) et dont elle est une des seules à pouvoir traduire le langage, concentré dans les clignements de sa seule paupière restée valide.

"Rien n'était plus effrayant parfois que ce visage de marbre au haut duquel s'allumait une colère ou luisait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage du pauvre paralytique : c'étaient Villefort, Valentine et le vieux domestique dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement ; comme, lorsqu'il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était parvenue, à force de dévouement, d'amour et de patience, à comprendre du regard toutes les pensées de Noirtier. A ce langage muet ou inintelligible pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie, toute son âme, de sorte qu'il s'établissait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et qui cependant était encore un homme d'un savoir immense, d'une pénétration inouïe et d'une volonté aussi puissante que peut l'être l'âme enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire obéir." (Chapitre 58)

Cet extrait permet de comprendre que Noirtier est un homme de la même trempe que Monte-Cristo (il fait d'ailleurs partie de mes personnages préférés du roman). L'épreuve de la paralysie de son corps et de la privation du langage l'a rendu paradoxalement plus puissant que n'importe qui d'autre dans sa propre famille. Il est le seul à comprendre bien avant tout le monde le drame qui s'y joue et le seul à être donc en capacité d'agir pour contrer la fatalité qui s'y déploie. Il va en effet tout faire pour aider sa petite-fille, considérée comme un pion par son père (qui veut la marier à un noble très riche) et par sa belle-mère (qui veut la tuer pour que ce soit son fils qui touche l'héritage familial) à gagner sa liberté. Et le moment venu, Monte-Cristo sera là pour l'épauler. Car les deux hommes sont liés par un passé et un futur commun. Le passé, c'est l'interception d'une lettre adressée à Noirtier alors bonapartiste, glissée dans les bagages d'Edmond Dantès par ses ennemis, qui vaudra à ce dernier d'être soupçonné de comploter pour le rétablissement de Napoléon au pouvoir, puis incarcéré en 1815. Le futur concerne Valentine, la petite-fille de Noirtier et celui qu'elle aime, Maximilien Morrel, le protégé du comte de Monte-Cristo.

Valentine et son grand-père.

Valentine et son grand-père.

Aussi et logiquement, ce pouvoir qui permet à Noirtier de rester en vie, de communiquer et d'agir, Valentine va ensuite l'exercer sur Monte-Cristo lui-même à la fin du récit en lui ouvrant les yeux sur les sentiments d'Haydée à son égard:

"Haydée ! Haydée ! tu es jeune, tu es belle ; oublie jusqu’à mon nom et sois heureuse.

— C’est bien, dit Haydée, tes ordres seront exécutés, mon seigneur ; j’oublierai jusqu’à ton nom et je serai heureuse.

Et elle fit un pas en arrière pour se retirer.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Valentine, tout en soutenant la tête engourdie de Morrel sur son épaule, ne voyez-vous donc pas comme elle est pâle, ne comprenez-vous pas ce qu’elle souffre ?

Haydée lui dit avec une expression déchirante :

— Pourquoi veux-tu donc qu’il me comprenne, ma sœur ? Il est mon maître et je suis son esclave ; il a le droit de ne rien voir." (chapitre 117).

Récemment, j'ai lu un post en forme d'ode à Valentine et Haydée qui m'a comblée de bonheur. Parce qu'on oublie trop souvent le rôle clé des femmes dans "Le Comte de Monte-Cristo".

Récemment, j'ai lu un post en forme d'ode à Valentine et Haydée qui m'a comblée de bonheur. Parce qu'on oublie trop souvent le rôle clé des femmes dans "Le Comte de Monte-Cristo".

Voir les commentaires

Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir

Publié le par Rosalie210

" Sur les cimes du désespoir" (1933) est une oeuvre du philosophe roumain Emil Cioran. Le type de bouquin qui m'intriguait par sa concision et son titre en forme de paradoxe nihiliste quand je le contemplais dans la bibliothèque de mon grand-père (tout comme "De l'inconvénient d'être né" publié en 1973).

Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir

III

Sur les cimes du désespoir

"Il prit son violon, et il commença de jouer tandis que je m'allongeais. C'était un air rêveur et mélodieux; de sa propre composition certainement, car il savait improviser avec beaucoup de talent. Je me souviens vaguement de ses bras maigres, de son visage attentif et du va-et-vient de l'archet. Puis il me sembla que je m'éloignais paisiblement, flottant sur une douce mer de sons, pour ensuite atteindre le royaume des rêves où le joli visage de Mary Morstan se penchait vers moi" (Arthur Conan Doyle, Le signe des quatre.)

La magnifique BO de Miklos Rozsa pour "La Vie privée de Sherlock Holmes" de Billy Wilder (1970)

Plusieurs objets fétiches du célèbre détective ne sont pas spécialement passés à la postérité dans l'imaginaire collectif. Deux en particulier: son Stradivarius et sa seringue. C'est évidemment significatif. Je parlerai de la seconde dans le chapitre suivant. Dans celui-ci, je vais me concentrer sur la seule manière par laquelle il parvient à exprimer des émotions et des sentiments dans les oeuvres de Arthur Conan Doyle: la musique (en tant qu'instrumentiste mais également compositeur).

S'il y a un cinéma qui lui correspond, c'est celui de Claude Sautet, un réalisateur aussi mélomane que secret. S'il a longtemps plus ou moins caché son mal de vivre et sa solitude derrière la convivialité des groupes, ses derniers films, plus resserrés, plus épurés et plus intérieurs, en un mot, plus intimes, résonnent comme un témoignage de ce qu'il était vraiment. Ainsi, "Un coeur en hiver" (1992) campe le portrait assez glaçant d'un luthier (joué par Daniel Auteuil) solitaire, austère, économe de ses mots, véritable expert technique dans son domaine, "marié à son travail" (pour reprendre l'expression de Sherlock dans le premier épisode de la saison 1) et qui est si emmuré en lui-même qu'il ne ressent aucune émotion. Cette infirmité fait de lui un mort-vivant ou pour reprendre l'idée de Cioran, un mort-né qui détruit les autres autant qu'il se détruit lui-même. Beaucoup ont vu dans le personnage un portrait déguisé de Maurice Ravel, solitaire, marginal, incapable d'intimité... et grand collectionneur d'automates (personnellement j'ai toujours trouvé son "Boléro" mécanique et obsessionnel).

Seule la musique semble émouvoir Stéphane mais parce que "c'est du rêve", il ne se met pas en danger et dans ce cadre sécurisé, il peut se laisser aller comme le fait Stevens dans "Les Vestiges du jour" en lisant des romans sentimentaux.

Camille (Emmanuelle Béart), la jeune violoniste prodige pour qui travaille Stéphane tente par des assauts répétés et de plus en plus virulents de faire réagir, de faire parler cette âme qui se refuse à toute implication émotionnelle avec qui que ce soit de chair et de sang: son "ami" Maxime (André Dussollier) qu'il refuse d'appeler comme tel, préférant le terme de "partenaire" et précisant qu'ils se "complètent car c'est l'intérêt de chacun bien compris, rien de plus". Hélène (Elizabeth Bourgine) la libraire qui l'aime en secret: "c'est quelqu'un que j'apprécie, avec qui je m'entends bien." Et elle-même bien sûr qui lorsqu'elle lui avoue son désir et ses sentiments a droit à une fin de non-recevoir " Camille, je ne crois pas que je peux vous donner ce que vous cherchez [...] Vous parlez de sentiments que je ne ressens pas, qui n'existent pas. Je n'y ai pas accès. Je ne vous aime pas." On en a une belle variante dans l'épisode 1 de la saison 2 de Sherlock dans lequel celui-ci dit "Pour quelle raison voudrais-je dîner si je n'ai pas faim?" pour exprimer son manque de désir et aussi le fait que l'amour est pour lui un "inconvénient" (comme celui d'être né pour Cioran). 

Camille lui démontre l'absurdité d'une telle attitude qui confine à la fuite devant le réel, devant le présent, devant le changement, devant la vie: "vous n'êtes pas comme ça parce que personne n'est comme ça, ça n'existe pas". Quel que soit le baratin rationalisant qu'il peut se dire à lui-même, Stéphane n'a aucun contrôle sur les sentiments et les réactions des autres. Il n'a plus qu'à contempler les dégâts, la désolation que son attitude provoque autour de lui et reconnaître "qu'il y a quelque chose en lui qui ne vit pas". 

La dissection du violon et les petits automates qui rappellent l'univers de Ravel.
La dissection du violon et les petits automates qui rappellent l'univers de Ravel.

La dissection du violon et les petits automates qui rappellent l'univers de Ravel.

Stéphane vit dans une illusion de toute-puissance, s'imaginant à l'abri de tout ce qui pourrait l'atteindre et voyant les autres comme des gens faibles et manipulables. "C'est vrai que j'ai voulu vous séduire, sans vous aimer, par jeu, sans doute, contre Maxime. Parce que je l'avais décidé." Camille lui objecte "qu'on ne décide pas les choses, on les vit." A condition d'accepter de laisser la vie entrer en soi ce qui n'est pas le cas de Stéphane. C'est exactement le même portrait qui est fait de Stevens, le majordome de "Les Vestiges du jour" par Kasuo Ishiguro (adapté par James Ivory en 1993 avec les fabuleux Anthony Hopkins et Emma Thompson):

" Qu'est-ce que un grand majordome ? [...] Les grands majordomes sont grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel, et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume : il ne laissera ni des malfaiteurs ni les circonstances le lui arracher sous les yeux du public ; il s'en défera au moment où il désirera le faire, et uniquement à ce moment, c'est à dire, invariablement, lorsqu'il se trouvera entièrement seul. C'est, je l'ai dit, une question de " dignité."

Cette "dignité" si constitutionnelle de la culture british (très proche par ailleurs de la culture japonaise, j'aurai l'occasion d'y revenir quand je parlerai des addictions) consiste en réalité à ne jamais se laisser distraire par les émotions et les sentiments, à agir purement fonctionnellement comme le montre le passage dédié à la mort de son père "Le lendemain j'étais très occupé à servir au salon lorsque Miss Kenton vint me prévenir que mon père venait de nous quitter. " Miss Kenton je vous en prie, ne me croyez pas grossier de ne pas monter voir mon père dans son état de décès à ce moment précis. Vous comprenez, je sais que mon père aurait souhaité que je continue mon travail maintenant ". Quand je dis que la conférence de 1923, et ce soir là en particulier, a constitué un tournant vital de mon évolution professionnelle, je me réfère à mes propres critères de valeur. Et je vais jusqu'à avancer que j'ai peut-être fait preuve, face à la situation, d'une " dignité " qui aurait pu convenir à un personnage tel que mon père et je m'aperçois que j'éprouve, à y repenser, un sentiment de triomphe." Sentiment de triomphe (de toute-puissance) qui revient à chaque fois qu'il est confronté à quelque chose qui pourrait le déstabiliser: la peur, la mort ou encore l'amour qu'il éprouve pour Miss Kenton l'intendante qu'il repousse et qu'il laisse partir faire sa vie ailleurs.

Lorsque Stevens réalise le gâchis qu'il a fait de sa vie, il est bien entendu trop tard comme il s'en rend compte en retrouvant Miss Kenton vingt ans plus tard.

" Quand j'ai quitté Darlington Hall, il y a bien des années, je n'avais pas conscience d'être réellement, vraiment en train de partir. Je crois que je prenais ça pour une de mes ruses, Mr Stevens, destinées à vous contrarier. Pendant longtemps j'ai été très malheureuse, vraiment malheureuse. Mais les années se sont écoulées, ma fille a grandi, et un jour je me suis aperçue que j'aimais mon mari. C'est un homme bon et tranquille, j'ai appris à l'aimer. Mais ça ne veut pas dire, évidemment, qu'il n'y a pas de temps à autre, des fois - des moments de grande tristesse - où on se dit en soi-même : " Quel terrible gâchis j'ai fait de ma vie " Et on se met à penser à une vie différente, à la vie meilleure qu'on aurait pu avoir. Par exemple, je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous, Mr Stevens ".

Je ne crois pas avoir répondu immédiatement car la portée de ces paroles était de nature à susciter en moi une certaine douleur. En vérité - pourquoi ne pas le reconnaître -, à cet instant précis, j'ai eu le cœur brisé."

Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir
Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir

Stevens qui pense avoir été un GRAND majordome au service d'un GRAND homme, Lord Darlington a tout faux, sur toute la ligne. Il s'est juste manipulé lui-même en trichant avec ses sentiments et avec sa conscience par peur de la vie et de son aspect incontrôlable. Conséquence: il a détruit son existence, gâché (du moins en partie) celle de Miss Kenton qui avait des sentiments pour lui et tout cela pour servir un sympathisant nazi, soit la négation même de l'humanité. La réalité l'a rattrapé et lui a présenté une facture impitoyable.

D'un point de vue nietzschéen, ces personnages sont tout aussi éloignées du surhumain que la médiocrité des masses qui se laissent diriger aveuglément par une idéologie. En effet ce sont des personnes vides, incapables de se déployer et d'agir dans le réel alors que l'homme accompli tel qu'il l'envisage embrasse au contraire le chaos de la vie dans toutes ses dimensions pour se dépasser. Les Stéphane ou les Stevens qui se croient tout-puissants par leur maîtrise d'eux-mêmes et leur détachement sont juste des impuissants qui n'accouchent que d'un désert stérile. Ces hommes qui se pensent "grands" sont au contraire l'incarnation même de la petitesse, de l'étriquement, de la compression ou de la rétention émotionnelle et ce jusqu'à la mort par asphyxie complète. Comme le résume Camille dans la confrontation finale de "Un coeur en hiver": " C'est qui ce type? C'est quoi? Une oreille? Un bricoleur de génie comme le dit son ami Maxime? Qu'est ce que je dis, son ami! "L'intérêt de chacun bien compris, rien de plus. L'amitié ça n'existe pas. Il n'y a pas accès". [...] Et si c'était un jeu, il fallait aller jusqu'au bout! Il fallait me baiser! Vous auriez été un salaud mais au moins ça c'est dans la vie [...] Mais là c'est rien! Vous n'êtes rien! [...] Il est là, tout étriqué sur sa chaise! Il voudrait bien être ailleurs hien? Ah il paraît qu'il aime la musique! Parce que "c'est du rêve la musique! Parce ce que ça n'a rien à voir avec la vie". Mais le rêve, pauvre type, tu sais pas ce que c'est! Tu n'as pas d'imagination, pas de coeur, pas de couilles, pas de sève. Y'a rien là-dedans, y'a vraiment rien." 

Et pour parfaire le tableau de cette conscience totalement cadenassée:

"Tout ce que nous nous sommes dit!

Mais nous ne sommes rien dit, Camille."

Dans le documentaire que Arte lui a consacré "Le calme et la dissonance", Claude Sautet évoque pour expliquer sa propre difficulté à exprimer ses émotions par les mots la figure de son père, d'une pudeur maladive comme lui et qui "traînait en permanence le mal-être qu'il avait ramené de la grande guerre. Tout l'ennuyait dans la vie. Il délaissait sa famille qu'il voyait peu et à qui il ne racontait rien. Il ne s'intéressait qu'au sport et aux femmes, multipliant les aventures". Un grand vide affectif décrit de façon à peine voilée dans "Un mauvais fils" (1981) dont le documentaire souligne qu'il aurait pu s'appeler "Un mauvais père". Le film relate les relations conflictuelles entre un fils fragile et drogué (joué par Patrick Dewaere à fleur de peau, lui-même addict à la drogue et dont on connaît la fin tragique) et un père (Yves Robert) qui rejette sur lui tout le malheur familial. Tout transpire l'enfermement et le mal-être dans le film. Seul le personnage de libraire homosexuel (et mélomane) joué par Jacques Dufilho, sorte de père de substitution offre un peu de lumière en tendant la main au jeune homme et à une autre jeune toxicomane (jouée par Brigitte Fossey). Mais devant son impuissance à l'empêcher de replonger, il lui démontre que les échappatoires face aux problèmes de la vie sont en réalité des processus d'autodestruction ("Y'a pas de sortie, à part la fenêtre").

Dans son dernier film "Nelly et M. Arnaud" (1995), autoportrait à peine déguisé, "film en creux qui en dit long" comme j'ai pu l'écrire, Claude Sautet résume en une seule magnifique scène sa difficulté à se connecter avec la vie. Une scène qui m'a d'autant plus marquée qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à la caresse sans contact de "Les Ailes du désir" (voir chapitre précédent).

Les héros du troisième type (3): Sur les cimes du désespoir

Voir les commentaires

Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors

Publié le par Rosalie210

II

Là-Haut et En-dehors

Une version révisée (puissante et planante) de Space Oddity de David Bowie, enregistrée par le commandant Chris Hadfield à bord de la Station Spatiale Internationale (2013). Pour mémoire, ce titre de 1969 se réfère justement au film de Kubrick qui était sorti un an avant.

Quand j'étais adolescente, je me voyais comme un ballon d'hélium rattaché à la terre par un simple ruban, une sorte de cordon ombilical qui pouvait se rompre à tout moment. J'étais fascinée par ces ballons auxquels on attachait des cartes postales comme des bouteilles jetées à la mer et qu'on lâchait par grappes colorées dans les airs sans savoir jusqu'où ils pourraient monter, aller ni où ils pourraient bien atterrir. S'ils atterrissaient un jour me disais-je. 

Par ailleurs, mon grand-père me parlait souvent de Diogène de Sinope (c'était un peu son autoportrait), marginal banni de sa patrie d'origine mais libre comme l'air qui passait ses journées à parcourir la cité avec une lampe allumée à la recherche "d'un homme". J'en ai conclu que pour voyager haut et loin, il valait mieux voyager léger.

Dans "Là-Haut" de Pete Docter (2009), Karl s'envole avec sa maison pour échapper à un anéantissement programmé (sa maison doit être rasée et lui-même, enfermé en maison de retraite). De même, c'est un acte de rébellion qui pousse le jeune baron d'Italo Calvino à prendre de la hauteur pour observer à distance la fourmilière humaine de son temps ("Le Baron perché", 1957).
Dans "Là-Haut" de Pete Docter (2009), Karl s'envole avec sa maison pour échapper à un anéantissement programmé (sa maison doit être rasée et lui-même, enfermé en maison de retraite). De même, c'est un acte de rébellion qui pousse le jeune baron d'Italo Calvino à prendre de la hauteur pour observer à distance la fourmilière humaine de son temps ("Le Baron perché", 1957).

Dans "Là-Haut" de Pete Docter (2009), Karl s'envole avec sa maison pour échapper à un anéantissement programmé (sa maison doit être rasée et lui-même, enfermé en maison de retraite). De même, c'est un acte de rébellion qui pousse le jeune baron d'Italo Calvino à prendre de la hauteur pour observer à distance la fourmilière humaine de son temps ("Le Baron perché", 1957).

Les héros du troisième type partagent les caractéristiques suivantes:

- Ce sont des figures romantiques occupant une position surplombante par rapport au reste de l'humanité (soit c'est une condition originelle, soit c'est à la suite d'un séisme traumatique, soit les deux).

- A un moment ou à un autre, ils sont amenés à redescendre sur terre et en assumer les conséquences. (Quand il s'agit d'humains, cette trajectoire aboutit à une réunification des différentes parties de soi)

- Ils tendent un miroir à la société qui les accueillent et disent donc quelque chose de l'état de cette société (ce sont des héros paradoxalement très ancrés dans l'Histoire de leur temps et de leur pays, Histoire tumul-tueuse et une de leurs principales motivations à descendre est de changer le cours de l'Histoire justement).

Je vais en développer plus particulièrement trois tout au long de cette analyse: le premier issu de la littérature française classique et populaire du XIX° siècle, les seconds du cinéma d'auteur allemand des années 80-90, le troisième de la série britannique des années 2010, mais qui rejoint les deux autres par son background littéraire et cinématographique.

Le voyageur au-dessus de la mer de nuages (Caspar David Friedrich, 1818)

Le voyageur au-dessus de la mer de nuages (Caspar David Friedrich, 1818)

I- Le Comte de Monte-Cristo, le surhomme du roman populaire

Le premier exemple qui me vient en tête, c'est bien évidemment "Le Comte de Monte-Cristo" de Alexandre Dumas, écrit entre 1844 et 1846, roman que j'ai découvert vers 16-17 ans et que je n'ai cessé de lire et de relire au fil du temps (et comme je l'ai dit en introduction c'est à lui que je me référais quand je pensais au "surhomme qui devenait un homme").

Monte-Cristo est au départ Edmond Dantès, un homme tout à fait ordinaire, marin de son état, qui à la suite d'événements extraordinaires liés aux vicissitudes politiques d'une époque instable (la fin du 1er Empire, la Restauration, les 100 jours, la Re-Restauration) a été exclu de l'humanité en étant condamné à l'incarcération et à l'isolement pour le restant de ses jours. Après s'être évadé au bout de 14 ans, il se dépouille de son ancienne identité pour se réinventer sous la forme d'un justicier vengeur qui souhaite rester délibérément en dehors de la société qui l'a martyrisé. Pour ce faire, il s'élève au-dessus de la condition humaine ("Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu'à ce jour, aucun homme ne s'est trouvé dans une position semblable à la mienne"). En témoigne son mode de vie. Bien que devenu fabuleusement riche, Monte-Cristo continue à vivre comme un ascète, voire un mort-vivant, considère la société qui l'entoure avec dégoût et s'évade dans l'exotisme orientaliste qui faisait fureur à l'époque et les paradis artificiels. La seule motivation qui l'amène à se mêler aux élites dirigeantes de la France de Louis-Philippe est son désir de vengeance. Ne pouvant compter sur des institutions corrompues, il prétend se substituer à dieu grâce à des pouvoirs quasi surhumains (fortune, intelligence, science illimitées, capacité à être partout et nulle part, à changer sans cesse d'apparence et à tout connaître de ses ennemis qui ne comprennent pas d'où viennent les coups qui les frappent). 

L'îlot du château d'If, forteresse-prison où a été enfermé ou plutôt enterré vivant Edmond Dantès et dont son âme reste en quelque sorte prisonnière même si son corps s'en est évadé.

L'îlot du château d'If, forteresse-prison où a été enfermé ou plutôt enterré vivant Edmond Dantès et dont son âme reste en quelque sorte prisonnière même si son corps s'en est évadé.

Dans "Le Comte de Monte-Cristo, le surhomme, la justice et la loi" (Les Cahiers de la justice, 2012/1, (N°1) p 159-169), Gérard Gengembre évoque le fait que ce dernier pourrait bien être le premier personnage de surhomme de la littérature populaire à bénéficier d'une aura l'ayant hissé au rang de mythe. Il ajoute même que l'écrivain et philosophe italien marxiste Antonio Gramsci victime de la répression du régime de Mussolini pensait qu'il avait eu une influence décisive sur Nietzsche " Il semble de toute façon qu'on puisse affirmer qu'une grande partie de la soi-disant "surhumanité" nietzschéenne a simplement pour origine et pour modèle doctrinal non pas Zarathoustra mais Le Comte de Monte-Cristo d'A. Dumas. [...] Le type du "surhomme"; est Monte-Cristo, libéré de cette auréole particulière de "fatalisme" qui est propre au bas romantisme et qui est encore plus appuyé chez Athos et chez Joseph Balsamo."

Monte-Cristo partage en effet avec Nietzsche le volontarisme anti-fataliste (il s'est "créé" ou plutôt "recréé" une personnalité et un destin pour changer une histoire qu'il juge injuste plutôt que de continuer à subir les événements) et une forme d'anarcho-individualisme en tant que refus de se soumettre à un quelconque "ordre moral" ou "à la loi du troupeau" (institutions et idéologies qui les sous-tendent) qui débilitent l'homme en le réduisant à un "animal social". Le surhomme nietzschéen qui a été dévoyé par les idéologies d'extrême-droite est au contraire un esprit libre complètement affranchi des masses et des manipulations sont elles peuvent faire l'objet.

L'En-dehors, périodique français anarchiste de l'entre deux guerres dont la couverture est parfaitement parlante.

L'En-dehors, périodique français anarchiste de l'entre deux guerres dont la couverture est parfaitement parlante.

II- Les Anges de Wim Wenders

Le deuxième exemple qui me vient en tête, c'est le film de Wim Wenders, "Les Ailes du désir" (1987) et sa suite "Si Loin si proche" (1993) dont les protagonistes principaux sont des Anges qui contemplent les hommes depuis le ciel berlinois. Leur position surplombante est due à leur nature même et n'a rien de condescendant. Au contraire, ils représentent des figures bienveillantes qui témoignent d'une compassion détachée vis à vis des habitants d'une ville malmenée par l'histoire.

La magistrale introduction de "Si Loi si proche" avec l'Ange Cassiel (Otto Sander) juché au sommet de l'Ange de la victoire.

Le monde vu d'en-haut.

Le monde vu d'en-haut.

Dès le premier visionnage de "Les Ailes du désir" lors de la soirée de démarrage sur le réseau hertzien de la chaîne Arte le 28 septembre 1992, j'ai été fascinée par la poésie du film qui épouse la plupart du temps le point de vue des Anges avec des mouvements de caméra aériens de toute beauté et une photographie noir et blanc d'Henri Alekan absolument magnifique. La couleur n'est présente dans le film (comme dans sa suite) que lorsqu'il adopte le point de vue des humains.

L'image iconique de "Les Ailes du désir", c'est la première apparition de Damiel (Bruno Ganz) dont les ailes sont alors bien visibles (la plupart du temps, elles ne le sont pas) au sommet de l'Eglise du souvenir, une relique de la seconde guerre mondiale volontairement laissée en l'état comme témoignage des horreurs de la guerre.
L'image iconique de "Les Ailes du désir", c'est la première apparition de Damiel (Bruno Ganz) dont les ailes sont alors bien visibles (la plupart du temps, elles ne le sont pas) au sommet de l'Eglise du souvenir, une relique de la seconde guerre mondiale volontairement laissée en l'état comme témoignage des horreurs de la guerre.

L'image iconique de "Les Ailes du désir", c'est la première apparition de Damiel (Bruno Ganz) dont les ailes sont alors bien visibles (la plupart du temps, elles ne le sont pas) au sommet de l'Eglise du souvenir, une relique de la seconde guerre mondiale volontairement laissée en l'état comme témoignage des horreurs de la guerre.

Logiquement le monde vu d'en haut apparaît en plongée avec les seuls enfants qui redressent la tête lorsqu'un ange passe.

Logiquement le monde vu d'en haut apparaît en plongée avec les seuls enfants qui redressent la tête lorsqu'un ange passe.

Néanmoins si les Anges sont omniscients et immatériels (ils peuvent donc traverser le mur qui séparait les deux parties de la ville en 1987), ils sont réduits à une position d'observateurs et de conservateurs de l'histoire humaine en marche depuis la formation du monde dont ils enregistrent particulièrement tous les éclats de beauté mais aussi toutes les horreurs. Comme les soldats de la paix de l'ONU, ils sont dans l'incapacité d'intervenir directement dans le monde sensible. Et la lassitude de sa condition gagne de plus en plus Damiel: "Mais parfois je suis las de mon éternelle existence d'esprit. J'aimerais ne plus éternellement survoler, j'aimerais sentir en moi un poids qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "Maintenant", et "Maintenant" et "Maintenant" et non plus "Depuis toujours" et "A jamais". S'asseoir à la table des joueurs et être salué, ne serait-ce que d'un signe de tête. [...] Non que je veuille tout de suite engendrer un enfant ou planter un arbre, mais ce serait déjà quelque chose, au retour d'une longue journée, de nourrir le chat comme Philip Marlowe. D'avoir la fièvre, les doigts noircis par le journal, de ne plus être exalté par l'esprit seul, mais enfin par un repas, par la courbe d'une nuque, par une oreille. [...] sentir en marchant sa charpente qui avance. Deviner enfin, au lieu de toujours tout savoir."

Les Anges ont remplacé les bombes mais Cassiel ne peut pas empêcher le suicide de l'homme qu'il essaye de soulager, Damiel ne peut véritablement s'emparer des objets, ne saisissant que leur essence. De même, il ne peut que caresser sans la toucher l'épaule de Marion.
Les Anges ont remplacé les bombes mais Cassiel ne peut pas empêcher le suicide de l'homme qu'il essaye de soulager, Damiel ne peut véritablement s'emparer des objets, ne saisissant que leur essence. De même, il ne peut que caresser sans la toucher l'épaule de Marion.
Les Anges ont remplacé les bombes mais Cassiel ne peut pas empêcher le suicide de l'homme qu'il essaye de soulager, Damiel ne peut véritablement s'emparer des objets, ne saisissant que leur essence. De même, il ne peut que caresser sans la toucher l'épaule de Marion.

Les Anges ont remplacé les bombes mais Cassiel ne peut pas empêcher le suicide de l'homme qu'il essaye de soulager, Damiel ne peut véritablement s'emparer des objets, ne saisissant que leur essence. De même, il ne peut que caresser sans la toucher l'épaule de Marion.

La beauté de Marion (Solveig Dommartin), gracieuse et mélancolique trapéziste qui semble s'élever vers le ciel pour aller jusqu'à lui n'est pas pour rien dans la soudaine lassitude de Damiel vis à vis de sa condition d'Ange. Il l'observe, l'écoute, tente de soulager son spleen mais ne peut réellement la rencontrer qu'en rêve ce qui exacerbe sa frustration de ne pouvoir agir.

Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors
Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors
Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors
Les Héros du troisième type (2): Là-Haut et En-dehors

III- Sherlock Holmes 2.0: le surhomme déconnecté

Transposition des romans et nouvelles écrites par Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927  constituant le "canon holmésien" dans la société des années 2010 mais aussi réappropriation, extension (incluant des hommages à d'autres apports, voir chapitre IV), réinterprétation de ces oeuvres et enfin proposition de solution (autre que celle à 7% ^^) à la manière d'une (brillante) fanfiction professionnelle, le Sherlock Holmes né des talents conjoints de Mark Gatiss et de Steven Moffat pour la BBC (4 saisons de 3 épisodes réalisés entre 2010 et 2017 + un épisode spécial faisant la transition entre les deux dernières saisons soit au total 13 films de 1h30 chacun) a pas mal de points en commun avec le héros de Alexandre Dumas et par conséquent avec le surhomme de Nietzsche. Si lui-même se voit comme un "sociopathe de haut niveau" (en VO, c'est encore plus parlant, "High functioning sociopath"), Irène Adler (Lara Pulver) en donne une définition plus complète: "un être abîmé qui croit en une puissance supérieure: lui-même". Néanmoins ce qui coupe Sherlock (Benedict Cumberbatch) des autres hommes est au moins autant dû à une amnésie traumatique liée à une histoire familiale (mais également sociétale et civilisationnelle) sur laquelle pèse une lourde chape de plomb qu'au fait d'être né neurologiquement différent. Ses capacités cérébrales exceptionnelles lui permettent d'atteindre l'omniscience à partir d'un sens aigu d'observation des détails et une capacité fulgurante de déduction. Adepte d'un mode de vie extrême fondé sur le danger de mort permanent, il vit par ailleurs une grande partie du temps dans d'autres mondes: celui de son "palais mental" c'est à dire son esprit qui est paradoxal puisque hypermnésique sur les détails et amnésique sur l'essentiel; celui du numérique; celui de l'infiniment petit qu'il observe au microscope ou à la loupe; celui de la mort enfin, sa deuxième maison étant la morgue de l'hôpital St Bartholomew's de Londres.

Avec un sens consommé de l'efficacité visuelle, le spectateur entre dans l'esprit de Sherlock en voyant ses déductions s'afficher à l'écran, parfois à partir de gros plan sur les infimes détails qui lui ont permis de reconstituer le profil d'une personne.

Avec un sens consommé de l'efficacité visuelle, le spectateur entre dans l'esprit de Sherlock en voyant ses déductions s'afficher à l'écran, parfois à partir de gros plan sur les infimes détails qui lui ont permis de reconstituer le profil d'une personne.

Quand il daigne s'intéresser à une enquête, c'est parce qu'il la juge suffisamment excitante pour le faire grimper aux rideaux afin de tromper l'ennui mortel qui le ronge la plupart du temps (ennui qu'il comble par la toxicomanie, autre façon de "planer", être défoncé se disant "to be high"). Sa rapidité de raisonnement (et d'élocution) donne le tournis à un homme ordinaire. Se retrouvant donc forcément désynchronisé de la société qu'il ne comprend pas pas plus qu'elle ne le comprend, il ne se sent pas concerné par ce qui s'y passe en dehors des éléments techniques qu'il peut y prélever comme un chercheur en laboratoire le ferait pour mettre en avant ses découvertes géniales. Dans la première saison, il fonctionne comme une parfaite machine à penser dont les fonctions vitales sont réduites au minimum (aussi ascétique que Monte-Cristo, il est adepte de l'asphyxie lente entre son débit mitraillette et les poisons qu'il s'injecte). Son comportement infantile et infatué de lui-même ("je ne suis pas "les gens"), son asociabilité, son mépris des règles et des lois, et son attirance pour le crime lui valent d'être considéré avec suspicion par la majorité de la police qui pense qu'il n'y a finalement pas grande différence entre le détective consultant obsessionnel et le sérial killer shooté au crime.

Do you miss me? Le leitmotiv lancinant de Jim Moriarty (Andrew Scott, brillant et charismatique comme l'ensemble du casting) la némésis de Sherlock est aussi l'une de ses obsessions et se perpétue ainsi bien après sa mort comme ces fantômes du passé qui continuent à coller aux basques.

Do you miss me? Le leitmotiv lancinant de Jim Moriarty (Andrew Scott, brillant et charismatique comme l'ensemble du casting) la némésis de Sherlock est aussi l'une de ses obsessions et se perpétue ainsi bien après sa mort comme ces fantômes du passé qui continuent à coller aux basques.

Le seul à lui faire confiance et à avoir de l'estime à son égard, c'est l'inspecteur Lestrade (Rupert Graves) qui partage avec lui la même addiction au tabac. Il lui a tendu en amont une perche sous forme de fil invisible dont celui-ci n'a attrapé que l'extrémité. Le regard décalé que la série porte sur Lestrade (par rapport au canon) ne le fait pas paraître comme un faire-valoir mais comme une figure paternelle bienveillante par le simple fait qu'il ouvre une possibilité à Sherlock d'exercer ses dons au service de la société, espérant que cela le fera évoluer ("c'est un grand bonhomme et je crois qu'un de ces jours, si on a beaucoup de chance, il pourrait être quelqu'un de bien" dit-il dans le premier épisode et ce sera à lui d'avoir le mot de la fin dans le dernier pour faire le bilan, évidemment). En effet bien qu'ayant une trentaine d'années dans la série, l'âge réel de Sherlock est bloqué autour de 11-12 ans (on verra l'enfant qui est en lui à partir de la saison 3). Il va falloir tout de même les quatre saisons entières pour qu'il arrive à retenir correctement le prénom de Lestrade, Greg (allusion au fait qu'il n'est désigné que par une lettre dans le canon, "G").

Sherlock Holmes a deux pères. Le premier, Conan Doyle, l'a inventé. le second, Billy Wilder, en a fait un être humain (voir chapitre IV). La série rend hommage aux deux mais prolonge et amplifie la démarche humaniste du deuxième.

Sherlock Holmes a deux pères. Le premier, Conan Doyle, l'a inventé. le second, Billy Wilder, en a fait un être humain (voir chapitre IV). La série rend hommage aux deux mais prolonge et amplifie la démarche humaniste du deuxième.

Tout s'emballe dans le troisième épisode de la deuxième saison (pile au milieu de la série) quand Jim Moriarty, le "jumeau maléfique" de Sherlock l'attend pour un affrontement dont aucun des deux n'est censé réchapper. Les deux hommes sont engagés dans une lutte à mort qui ressemble plutôt à un processus d'autodestruction programmé. Il se retrouvent logiquement sur les toits de Londres, le second murmurant au premier que ce qui le différencie de lui c'est qu'il est ennuyeux parce qu'il a choisi d'être du côté des Anges. Il est vrai que Moriarty trompe son ennui en commettant des crimes là où Sherlock Holmes se passionne pour leur résolution. Mais pour ce qui est de leur indifférence à la vie, celle d'autrui comme la leur, les deux se valent. Ou presque car Sherlock a quelques ancrages terrestres (Lestrade, sa logeuse Mrs Hudson jouée par Una Stubbs et son colocataire, John Watson joué par Martin Freeman) et a commencé à vaciller sous l'effet du désir et de la peur dans les deux premiers épisodes de la saison 2 mais il tient encore tout ce qui pourrait voir s'effondrer l'image qu'il s'est construite de lui-même à bonne distance. D'ailleurs ne dit-il pas à Moriarty qu'il est peut-être "du côté des Anges" mais qu'il n'en fait certainement pas partie, ajoutant: "Je suis vous. Prêt à tout. Prêt à brûler. Prêt à faire ce que les gens ordinaires ne feraient pas. Vous voulez que je vous serre la main en enfer. Je ne vous décevrai pas." Moriarty n'a plus qu'à le prendre au mot en se suicidant et en enjoignant Sherlock à le rejoindre pour sauver ses trois amis qui seront abattus s'il reste en vie ce qui est la parfaite définition du nihilisme.

Voir les commentaires

Les Héros du troisième type (1) Introduction

Publié le par Rosalie210

"L'art - n'importe quelle oeuvre d'art - c'est plutôt comme... tendre un miroir, et regarder ce qu'il reflète. Donc un film, c'est comme un miroir, d'accord, un miroir présenté au monde?"

(Jonathan Coe, Billy Wilder et moi, p102)

Ainsi parlait Zarathoustra, (Richard Strauss, 1896), générique d'ouverture de "2001, l'Odyssée de l'espace" ("2001, Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968)

A mon grand-père, Francisco Casa (1913-1995).

 

"Rencontres du troisième type" ("Close encounter of the third kind", Steven Spielberg, 1977)

"Rencontres du troisième type" ("Close encounter of the third kind", Steven Spielberg, 1977)

I

Introduction

Qu'est ce qu'un héros du troisième type?

Il s'agit d'une expression que j'ai inventée en référence au film de Steven Spielberg, "Rencontres du troisième type (Close encounters of the third kind)" (1977) pour qualifier le type de héros qui me correspond depuis l'adolescence.

J'en ai pris conscience justement à cette époque-là. Je venais de lire ou plutôt de dévorer "Le Comte de Monte-Cristo" d'Alexandre Dumas et je me souviens parfaitement de la phrase que j'ai alors employée pour le définir:

"C'est l'histoire de quelqu'un qui se prend pour un surhomme mais qui va finir par devenir un homme".

François Truffaut dans le rôle du docteur Itard qui humanise Victor "L'Enfant sauvage"(1970) devient également chez Steven Spielberg un passeur, le scientifique Claude Lacombe qui invente le langage musical permettant de communiquer avec les aliens.
François Truffaut dans le rôle du docteur Itard qui humanise Victor "L'Enfant sauvage"(1970) devient également chez Steven Spielberg un passeur, le scientifique Claude Lacombe qui invente le langage musical permettant de communiquer avec les aliens.

François Truffaut dans le rôle du docteur Itard qui humanise Victor "L'Enfant sauvage"(1970) devient également chez Steven Spielberg un passeur, le scientifique Claude Lacombe qui invente le langage musical permettant de communiquer avec les aliens.

Un héros traditionnel du "premier type" mène au départ une vie conformiste, fondu dans la masse. Mais il aspire en secret à autre chose et répond à l'appel de l'aventure, souvent encouragé par un mentor, voire adoubé par dieu lui-même ("l'Elu"). Après avoir subi des épreuves initiatiques qui prouvent sa valeur, il revient de son voyage couvert de gloire et transformé pour le bien de l'humanité. Il est sorti des sentiers battus pour se forger un destin exceptionnel et admirable.

Le roi Arthur est l'archétype du héros traditionnel. Aujourd'hui il en est de même pour nombre de héros de la pop-culture comme Luke Skywalker et Rey dans "Star Wars"
Le roi Arthur est l'archétype du héros traditionnel. Aujourd'hui il en est de même pour nombre de héros de la pop-culture comme Luke Skywalker et Rey dans "Star Wars"

Le roi Arthur est l'archétype du héros traditionnel. Aujourd'hui il en est de même pour nombre de héros de la pop-culture comme Luke Skywalker et Rey dans "Star Wars"

A ce type édifiant de héros, il faut ajouter le héros tragique ("deuxième type") d'origine antique. Il se distingue du héros traditionnel en ce qu'il est le jouet d'une fatalité qui le dépasse (qu'elle soit externe ou interne à lui) contre laquelle il ne peut rien (ou plutôt à laquelle il choisit de se soumettre si on raisonne à l'intérieur d'un paradigme sans transcendance) et qui l'entraîne vers une mort inéluctable. Celle-ci peut être pathétique ou au contraire se transformer en apothéose, le héros se consumant dans un moment ultime de gloire. Dans les deux cas, il ne laisse que de la terre brûlée derrière lui tant sa vengeance ou son moment de gloire n'a relevé que d'un palliatif à son vide existentiel.

Si les héros tragiques de l'antiquité ou du théâtre shakespearien (exemple ci-dessus, Hamlet) ou du grand siècle sont de haute naissance ou ont de hautes fonctions (roi, reine prince princesse, général etc.), les héros tragiques modernes touchent du doigt la grandeur en sacrifiant leur vie à leur art ou à leur sport ("Ashita no Joe" meurt en boxant, les héros de Darren Aronofsky en dansant ou en catchant etc.
Si les héros tragiques de l'antiquité ou du théâtre shakespearien (exemple ci-dessus, Hamlet) ou du grand siècle sont de haute naissance ou ont de hautes fonctions (roi, reine prince princesse, général etc.), les héros tragiques modernes touchent du doigt la grandeur en sacrifiant leur vie à leur art ou à leur sport ("Ashita no Joe" meurt en boxant, les héros de Darren Aronofsky en dansant ou en catchant etc.
Si les héros tragiques de l'antiquité ou du théâtre shakespearien (exemple ci-dessus, Hamlet) ou du grand siècle sont de haute naissance ou ont de hautes fonctions (roi, reine prince princesse, général etc.), les héros tragiques modernes touchent du doigt la grandeur en sacrifiant leur vie à leur art ou à leur sport ("Ashita no Joe" meurt en boxant, les héros de Darren Aronofsky en dansant ou en catchant etc.
Si les héros tragiques de l'antiquité ou du théâtre shakespearien (exemple ci-dessus, Hamlet) ou du grand siècle sont de haute naissance ou ont de hautes fonctions (roi, reine prince princesse, général etc.), les héros tragiques modernes touchent du doigt la grandeur en sacrifiant leur vie à leur art ou à leur sport ("Ashita no Joe" meurt en boxant, les héros de Darren Aronofsky en dansant ou en catchant etc.

Si les héros tragiques de l'antiquité ou du théâtre shakespearien (exemple ci-dessus, Hamlet) ou du grand siècle sont de haute naissance ou ont de hautes fonctions (roi, reine prince princesse, général etc.), les héros tragiques modernes touchent du doigt la grandeur en sacrifiant leur vie à leur art ou à leur sport ("Ashita no Joe" meurt en boxant, les héros de Darren Aronofsky en dansant ou en catchant etc.

Le héros du troisième type ou "extra-terrien" accomplit le chemin diamétralement opposé à ceux des types 1 et 2. En effet, ce héros occupe au départ une position détachée de l'humanité, soit au sens propre (il n'appartient pas à l'espèce humaine) soit au sens figuré (il est coupé de ses émotions et sentiments). La plupart du temps il flotte quelque part au-dessus d'elle comme un astre solitaire et quelque peu désaxé. Mais un événement soudain et violent ou bien un cheminement progressif l'amène à quitter son perchoir. Sa trajectoire prend alors la forme d'une chute. On dit selon les cas qu'il "tombe du nid", "tombe du ciel" ou "tombe de son piédestal". Il doit alors apprendre ou réapprendre à partager le sort des "simples" mortels. Au bout du chemin la plupart du temps parsemé d'embûches plus ou moins âpres, il parvient soit à devenir humain soit à retrouver son humanité perdue. 

Bien entendu ce type de héros peut tout à fait se panacher avec les autres ce qui est par exemple le cas dans les films chevaleresques de Terry Gilliam, "Brazil" (1985) qui le combine avec le type 2 et "Fisher King"(1991) avec le type 1.

"2001, l'Odyssée de l'Espace" qui fait référence musicalement et philosophiquement à "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1885) tend vers un dépassement de l'humain par lui-même qui débouche sur un enfant astral, détaché de la terre dans le film de Kubrick. Mais nul besoin de la quitter pour s'accomplir en tant qu'humain, pleinement humain (et non "Humain, trop humain") (1878).
"2001, l'Odyssée de l'Espace" qui fait référence musicalement et philosophiquement à "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1885) tend vers un dépassement de l'humain par lui-même qui débouche sur un enfant astral, détaché de la terre dans le film de Kubrick. Mais nul besoin de la quitter pour s'accomplir en tant qu'humain, pleinement humain (et non "Humain, trop humain") (1878).
"2001, l'Odyssée de l'Espace" qui fait référence musicalement et philosophiquement à "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1885) tend vers un dépassement de l'humain par lui-même qui débouche sur un enfant astral, détaché de la terre dans le film de Kubrick. Mais nul besoin de la quitter pour s'accomplir en tant qu'humain, pleinement humain (et non "Humain, trop humain") (1878).

"2001, l'Odyssée de l'Espace" qui fait référence musicalement et philosophiquement à "Ainsi parlait Zarathoustra" (1883-1885) tend vers un dépassement de l'humain par lui-même qui débouche sur un enfant astral, détaché de la terre dans le film de Kubrick. Mais nul besoin de la quitter pour s'accomplir en tant qu'humain, pleinement humain (et non "Humain, trop humain") (1878).

Ainsi "Fisher King" (1991) convoque à la fois le surhomme de Nietzsche (assimilé à la grandeur du destin d'exception, en bien ou en mal) et Pinocchio, le pantin de bois qui doit gagner le simple droit d'intégrer l'humanité: 

"Nietzsche dit qu'il y a deux races de gens dans le monde. Ceux destinés à être grands comme Walt Disney et Hitler. Et puis... nous autres. Il nous a appelés les sabotés et les salopés. Bon pour le miroir aux alouettes. Parfois, on approche la grandeur mais sans toucher au but. On est jetable à merci. Poussés sous des trains, empoisonnés à l'aspirine... flingués dans des ice-cream Palaces! Tu veux savoir le nouveau titre de ma biographie, mon petit pote italien? "C'était pas de la tarte, la vie de Jack Lucas".

Jack Lucas, animateur radio mégalomane passe sans transition ou presque du "sommet des dieux" à la clochardisation au ras du bitume avec sa marionnette pour miroir qu'il a pour mission d'animer. Comment? Là est tout son problème.

Jack Lucas, animateur radio mégalomane passe sans transition ou presque du "sommet des dieux" à la clochardisation au ras du bitume avec sa marionnette pour miroir qu'il a pour mission d'animer. Comment? Là est tout son problème.

Sommaire:

1- Introduction

2- Là-Haut et en dehors

3- Sur les cimes du désespoir

4- Nobody's Perfect

5- Compañeros

6- Le Vent se lève

7- Le dernier problème

8- Le Zéro et l'Infini

Cassiel (Otto Sanders) dans "Si Loin si Proche" (Wim Wenders, 1993) qui retrouve la sensation de voler après avoir chuté et s'être incarné en humain.

Cassiel (Otto Sanders) dans "Si Loin si Proche" (Wim Wenders, 1993) qui retrouve la sensation de voler après avoir chuté et s'être incarné en humain.

Voir les commentaires