Après "Mur murs" (1981), Agnès VARDA continue à filmer des décorations de façades non plus à Los Angeles mais à Paris. Autre temps, autres mœurs. Le soleil de la Californie des seventies cède la place à l'hiver et aux vestiges du second Empire que les passants des années 1980 ne savent plus décrypter. Car si la réalisatrice rappelle que l'origine des Cariatides (et de leurs équivalents masculins, les Atlantes) se situe dans l'antiquité grecque, elle filme un morceau d'architecture de la décennie 1860-1870 durant laquelle ce style faisait florès et l'accompagne de toute une culture, celle de la musique d'Offenbach et de Rameau et des poèmes de Charles Baudelaire qui selon elle "peuvent accompagner ce rêve de femmes de pierre". Car Agnès VARDA transforme ce qui est au départ une œuvre de commande en réflexion personnelle sur les relations entre l'art et la vie ainsi que sur le statut de la femme. Alors que l'Atlante porte le monde sur ses épaules, la Cariatide est perçue comme une esclave portant un lourd fardeau et la femme réelle n'a rien à voir avec le fantasme véhiculé par l'idéal de beauté grec.
Alors que "La Cité des enfants perdus" (1994) en dépit de sa sophistication visuelle ne m'a jamais pleinement convaincue, "Alien : Résurrection" (1997) qui reprend une partie de la même équipe (le réalisateur Jean-Pierre JEUNET, le directeur de la photographie Darius KHONDJI, les acteurs Dominique PINON et Ron PERLMAN) a réussi à se greffer habilement sur l'univers créé en 1979 par Ridley SCOTT et ensuite réinterprété par James CAMERON et David FINCHER. Il y a quelque chose de la plasticité du mythe dans cette quatrième relecture qui divise davantage que les trois premières mais qui ne manque pas non plus d'intérêt. Le rire se substitue à l'angoisse, le film ayant un côté franchement grotesque (notamment dans le gore) aussi propre à l'univers de Jeunet que "l'effet bocal" de sa splendide photographie mais la réflexion se situe dans la parfaite continuité des autres volets. Jean-Pierre JEUNET joue comme Ridley SCOTT sur la frontière entre l'humain et le non-humain avec ses savants fous fascinés par leur monstrueux reflet, leurs cobayes/chair à canon et les créatures prométhéennes qui sont issues de leurs expériences. Mais Jean-Pierre JEUNET ajoute une dimension d'hybridation qui n'existait pas dans les autres films réalisés par des américains. La culture anglo-saxonne rétive au métissage et au contraire réceptive au manichéisme se fait sentir dans les trois premiers films où l'alien est pensé comme une projection de la partie sombre de l'être humain, transformée en un "autre" nuisible qu'il faut expulser de soi et détruire quitte à se détruire avec. Dans le Jeunet, le personnage de Ripley (Sigourney WEAVER) a été ressuscité par des manipulations génétiques à partir de prélèvements effectués sur le lieu de sa mort qui ont abouti au mélange de son ADN avec celui de la reine alien qu'elle portait dans son ventre. Conséquence, le sang de Ripley est devenu acide, sa force est décuplée, son corps surgit d'une chrysalide et sa psyché est en étroite connexion avec celle des aliens alors que la reine alien devenue vivipare accouche d'un être hybride humain-alien*. Certes celui-ci est détruit tout comme la reine mais les deux seuls éléments féminins survivants du film, Ripley et Call, sa "nouvelle fille adoptive" (Winona RYDER) qui incarnent l'avenir de l'humanité ne sont humains ni l'un ni l'autre.
* "Parasite" de Hitoshi Iwaaki joue exactement sur le même principe avec l'histoire d'un extra-terrestre qui ayant échoué à prendre le contrôle d'un cerveau humain, se substitue à sa main et devient ainsi une partie de lui au point que leurs deux "personnalités" finissent par se mélanger.
De James IVORY, on connaît surtout les joyaux british des années 1990 qu'il a réalisé et le récent succès de "Call Me by Your Name" (2017) a mis en lumière son talent de scénariste. Mais cette vision n'est que parcellaire. En effet James IVORY l'américain a bâti une œuvre transcontinentale sur quatre décennies avec le producteur indien Ismail MERCHANT et l'écrivaine-scénariste allemande d'origine polonaise (et indienne par alliance!) Ruth PRAWER JHABVALA. Il est donc logique que leur travail créatif touche chacun des continents où ils sont nés. "Bombay Talkie" réalisé en 1970 est parfaitement représentatif de cette multiculturalité. le titre fait référence au cinéma bollywoodien que de son propre aveu, James IVORY a voulu parodier. On retrouve donc dans le film cette image d'une Inde huppée et occidentalisée avec Vikram, le séducteur au sourire ultra-brite (Shashi KAPOOR) toujours au bras d'un prix de beauté sur une gondole à Venise ou sur fond de chorégraphie sixties anglo-saxonne. Cette parodie s'étend à un autre cliché que véhicule l'Inde auprès des occidentaux, à savoir les retraites spirituelles dans les ashrams avec un gourou-charlatan pour qui les plus grands spirites sont les riches américains qui savent mettre la main au portefeuille. Sans cette acidité et cette acuité de regard propre au trio, on se croirait chez Liz Gilbert ("Mange, Prie, Aime"). Car l'Europe n'est pas oubliée dans le film, bien au contraire puisque le personnage principal de l'histoire est l'écrivaine-scénariste britannique Lucia Lane (Jennifer KENDAL) dont le trio dresse un portrait remarquable de finesse (rehaussé par l'excellente interprétation de l'actrice). Lucia est une femme mûrissante plus immature que sa propre fille et dont l'égocentrisme n'a d'égale que la profonde détresse intérieure. Se comportant comme une petite princesse ne supportant pas qu'on lui résiste, elle sème la désolation autour d'elle en ayant une relation passionnelle avec Vikram dont elle détruit le mariage tout en manipulant Hari le scénariste (Zia MOHYEDDIN), homme de l'ombre au physique moins avantageux qui a le malheur d'être tombé amoureux d'elle. En même temps, Lucia est une étrangère incapable de s'intégrer en Inde ce qui donne tantôt des scènes comiques (celles de l'ashram), tantôt des scènes profondément mélancoliques. Le personnage aliéné qui ravage sa vie et celle des autres et finit par contempler tristement son désert affectif annonce Hugh GRANT dans "Maurice" (1987) ou Anthony HOPKINS dans "Les Vestiges du jour" (1993).
Beaumarchais avait dit à la fin du XVIII° siècle que le mur murant Paris rendait Paris murmurant. Agnès VARDA fait murmurer les murs d'une ville californienne qui ne s'offre pas d'elle-même. En effet, débarrassée des clichés véhiculés par l'industrie hollywoodienne, la cité des anges apparaît comme une ville aussi immense que morcelée. De loin, une ville de bâtiments bas étendue à l'infinie, faite pour être traversée en voiture et non pour être "habitée" mais de près, une ville au contraire de "gated communities" étrangères voire hostiles les unes aux autres avec pour symbole la rivière asséchée marquant l'entrée de "l'East L.A.", le quartier-ghetto latino non incorporé au reste de la ville. C'est là que Agnès VARDA a posé sa caméra ainsi que dans d'autres quartiers habités par des minorités noires, asiatiques ou caribéennes. Car c'est dans ces quartiers non intégrés à l'image que la ville offre d'elle-même au reste du monde qu'elle a découvert un trésor caché: les "murals", d'immenses fresques peintes à même les murs exprimant l'identité culturelle de ces groupes privés de visibilité officielle. La dimension esthétique rejoint ainsi la réflexion politique, Agnès VARDA ayant une fascination pour la marge et la contre-culture, que ce soit dans ses documentaires (des "Black Panthers" (1968) à "Les Glaneurs et la glaneuse" (2000)) ou ses fictions ("Sans toit ni loi" (1985)). Les "murals" par leur forme même constituent une antithèse de l'art officiel (le street art est par définition gratuit, public et éphémère car destiné à se dégrader et à disparaître très rapidement) et c'est aussi en cela qu'ils sont particulièrement vivants. Agnès VARDA fait interagir les oeuvres et leurs auteurs et/ou modèles ce qui permet de mettre à jour des idées, des sensibilités, des cultures qui racontent une autre histoire des Etats-Unis et mettent en évidence son caractère fondamentalement métissé et multiculturel. En même temps le film de Agnès VARDA est très ancré dans son époque (la fin des années 70) avec ses coupes afro, son ambiance disco et le succès fulgurant du "roller skate" (patins à roulettes) qui avait inspiré à Jacques DEMY une idée de comédie musicale sur le thème de "Cendrillon" hélas retoqué par les studios, échaudés par l'échec de "Model shop" (1968) qui une décennie plus tôt montrait déjà Los Angeles sous un jour réaliste, comme le fera 30 ans plus tard Mathieu DEMY dans le film-hommage à ses parents "Americano" (2011).
En 1954, Agnès VARDA prend une photographie à St-Aubin-sur-Mer sur une plage de galets avec un homme nu vu de dos, un enfant, nu lui aussi assis près de lui et à l'opposé au premier plan, une chèvre morte. 30 ans plus tard, elle interroge l'histoire de cette photographie mais aussi les traces qu'elle a pu laisser dans les souvenirs de ceux qui y ont participé (y compris elle-même). Ce faisant, elle fait revivre un moment d'histoire collective à l'aide d'images d'archives en même temps que différentes trajectoires individuelles à travers les témoignages de l'homme vieillissant et de l'enfant devenu adulte. Car la photographie a le pouvoir de fixer l'instant et de lui faire traverser le temps. En même temps, elle interroge aussi la photographie dans son rapport à l'art pictural (elle a fait dessiner à l'enfant la photographie qu'elle avait prise et interroge ainsi les différences entre le cliché et l'interprétation picturale qu'il en a donné) et plus généralement à l'imaginaire. La photo est en effet composée comme un tableau suffisamment évocateur et énigmatique pour susciter différentes interprétations, notamment mythologiques. Si le film s'appelle Ulysse, c'est autant en référence au prénom de l'enfant sur la photo qu'à l'homme nu de dos qui regarde la mer. Il y a d'ailleurs de l'Œdipe dans cet Ulysse puisque le matin, le midi et le soir (l'enfance, l'âge adulte et le cadavre) se retrouvent sur la même image, une autre façon de souligner le rôle mémoriel de la photographie. Mais c'est aussi un cliché qui renvoie à toute l'œuvre cinématographique à venir de Agnès VARDA: on pense notamment à "Daguerréotypes" (1975) par le fait que le petit garçon appartient à une famille de réfugiés espagnols habitant à côté de la réalisatrice au temps où la rue Daguerre était populaire. On pense à "Jacquot de Nantes" (1991) par le lien établi entre l'enfance et la mort et ces plans dans lesquels un Jacques DEMY moribond bien réel est allongé sur la plage tandis que d'autres caressent le tableau qu'il a peint montrant un couple nu sur une autre plage (là encore un matin, un midi et un soir). On pense aussi bien sûr à "Les Plages d Agnès" (2007) puisque outre l'amour de la réalisatrice pour les bords de mer, il a ce retour en arrière sur les débuts de sa carrière quand elle s'apprêtait à basculer de photographe à cinéaste avec le tournage de "La Pointe courte" (1954).
Grâce à la sortie du coffret Capricci de 8 films de Kenji MIZOGUCHI début novembre, "Une femme dont on parle" est désormais disponible en DVD en France. Réalisé la même année que deux de ses chefs d'œuvre, "L Intendant Sanshô" (1954) et "Les Amants crucifiés" (1954), "Une femme dont on parle" est plus modeste et moins dramatique. Il n'en est pas moins d'une grande acuité d'observation. L'histoire a pour théâtre une maison de geishas, univers typique des films de Kenji MIZOGUCHI centrés sur l'oppression de la femme japonaise par le système patriarcal doublée d'une inégalité économique et sociale. Les geishas sont pour la plupart des filles de paysans venus en ville pour faire vivre leur famille et se tuent (littéralement) au travail. Leurs clients sont montrés sous leur jour le plus pathétique, des patrons et des salarymen mariés pour la plupart qui lorsqu'ils arrivent sur les lieux ont déjà fait la tournée des bars et sont complètement ivres. Les portraits masculins de façon plus générale sont très négatifs. Quant ce ne sont pas des clients venus tirer au sort leur partenaire pour la nuit, ce sont des voyous bagarreurs, des snobs plein de préjugés sur les femmes liées de près ou de loin aux "lieux de plaisir" ou encore des lâches incapables d'avoir une ligne de conduite digne de ce nom. C'est ainsi que le personnage masculin principal, le docteur Kenji Matoba qui a une relation avec la patronne, Hatsuko et lui a fait de vagues promesses se retrouve à courtiser sa fille Yukiko, une étudiante venue se ressourcer après une tentative de suicide à Tokyo suite à une déception sentimentale. Bien que le triangle amoureux relève davantage de la comédie que du drame (la scène où la mère surprend les amoureux sans être vue est presque vaudevillesque), les conséquences elles sont implacables. En mettant à genoux l'homme qui l'a trompée avec une paire de ciseaux pointée sur lui, Yukiko renverse les rapports de force du moins symboliquement. Elle choisit alors d'épauler sa mère et ses employées alors que son éducation à l'occidentale lui avait fait prendre tout d'abord en horreur leur métier dont tout nous rappelle le caractère aliénant, des surcadrages permanents aux costumes qui engoncent et aux geta (socques) juchées sur d'énormes dents en bois qui gênent la marche comme deux boulets aux pieds. Passage à l'âge adulte? Renoncement aux idéaux et acceptation de la réalité? Une conclusion bien pessimiste en tout cas.
Agnès VARDA a vécu plus de 60 ans rue Daguerre dans le quatorzième arrondissement de Paris. Un véritable village à l'intérieur de la capitale doté d'une vie propre et d'un charme particulier, elle disait d'ailleurs qu'elle habitait Paris XIV et pas Paris (y vivant moi-même après avoir eu le coup de foudre pour ce quartier, je ne peux que souscrire à cette impression). "Le Lion Volatil" est une déclaration d'amour à son voisin de quartier, la copie du lion de Belfort de la place Denfert-Rochereau. C'est aussi une illustration de la réponse de André Breton à la question "Que faire pour embellir les monuments de Paris?", "Donner un os à ronger au Lion de Belfort et le tourner vers l'ouest". Dans le film de Agnès VARDA, l'os symbolise aussi les catacombes toutes proches, seul lieu attirant les touristes en masse dans le quartier (du moins jusqu'à l'ouverture toute récente dans le pavillon situé juste en face du musée Jean Moulin). Pour mémoire, les os de 6 millions de Parisiens y furent transférés au XIX° depuis le cimetière des Innocents (aujourd'hui devenu une place située à proximité des Halles). Mais en face des catacombes, de l'autre côté de la place Denfert-Rochereau il y a aussi une diseuse de bonne aventure dans une caravane située juste à côté de la bouche de métro décorée par Hector Guimard. Agnès VARDA dont l'intérêt pour la cartomancie est présent dès son deuxième long-métrage "Cléo de 5 à 7" (1961) s'amuse donc à créer une intrigue amoureuse entre Clarisse, une jeune apprentie voyante (Julie DEPARDIEU) et Lazare Combe (bonjour le jeu de mots!), un gardien des fameuses catacombes. Mais Lazare est aussi magicien et il peut faire disparaître le fameux Lion, à moins que ce ne soit un des trucages de la facétieuse Agnès qui le remplace d'ailleurs par son propre chat!
A noter la brève apparition de Valérie DONZELLI dans le rôle d'une cliente de la voyante.
Le 19eme et dernier film de Alain RESNAIS comme son avant-dernier, "Vous n'avez encore rien vu" (2012) est une œuvre testamentaire où le réalisateur se met en scène dans le rôle du deus ex machina déjà ou bientôt mort, invisible en tout cas et de par son statut, omniscient et omnipotent. Jouant à fond la carte de la mise en abyme, son film reprend pour la troisième fois une pièce de théâtre de Alan Ayckbourn (après "Smoking/No Smoking" (1993) et "Cœurs") (2006) et mélange allègrement les arts dans un dispositif-collage ludique assez réjouissant. On voit donc se succéder des scènes de plateau dont les décors ostentatoirement toc soulignent l'absolue théâtralité (les personnages répètent une pièce de théâtre mais ils sont eux-mêmes les jouets d'un plaisant marivaudage animé par le fameux "George Riley" qu'on ne verra jamais), les illustrations de Blutch qui représentent les différents lieux où se déroule l'histoire (ainsi que les gros plans-vignettes sur les visages des acteurs se détachant sur un fond quadrillé de ce même Blutch) et des plans cinématographiques aériens de routes de la campagne anglaise à différentes saisons qui ont pour but de les relier. On peut également ajouter la chanson-titre (paroles de Lucien Boyer, musique de Johann Strauss) La forme rejoint ainsi le fond dans les contrastes tels que les aime Alain RESNAIS: tragédie et comédie, théâtre et cinéma, joie et tristesse, fixité et mouvement, vie de couple et aventure, légèreté et gravité, jeu et réalité, vie et mort. La danse des couples en crise forme le noeud de l'intrigue avec la tentation d'aller voir ailleurs, chez ce George Riley qui par son irréalité même suscite les fantasmes des trois femmes qui ont vécu avec lui à un moment ou un autre de leur vie mais ont ensuite reconstruit ce passé à l'aune de leurs souvenirs plein de nostalgie (la mémoire est un thème fondamental chez Alain RESNAIS). C'est en cela que le film n'est pas qu'un vulgaire vaudeville en dépit des apparences. Quant aux six acteurs formant la troupe, on retrouve le mélange déjà expérimenté à plusieurs reprises entre la troupe historique du réalisateur (Sabine AZÉMA, André DUSSOLLIER, Caroline SILHOL), des recrues plus récentes (Michel VUILLERMOZ, Hippolyte GIRARDOT) et une nouvelle venue (Sandrine KIBERLAIN).
Analyse de classiques et de films récents par une passionnée du 7eme art. Mes goûts sont éclectiques, allant de la nouvelle vague française au cinéma japonais (animation incluse) en passant par l'expressionnisme allemand et ses héritiers et le cinéma américain des studios d'Hollywood aux indépendants.